Lorsque Bertrand eut quitté la salle, Anselme se retourna et considéra d’un œil inquiet son gendre qui semblait attendre qu'il parlât, à demi étendu sur un banc et apparemment indifférent à la suite de l’entretien.

-    Quelle histoire ridicule! soupira-t-il. Je n'arrive pas à comprendre comment tu as pu te fourrer dans pareil pétrin.

-    Oh! Je reconnais que c'est surtout de ma faute. Mais on m'y a aidé.

-    Tu sais qu’Ida est allée se plaindre à l’évêque Martin?

-    Elle n'a pas perdu de temps. J’espérais seulement que tu pourrais l’en empêcher, qu'elle se contenterait d’un duel entre nous. Enfin... j’osais l’espérer en souvenir de notre amitié...

-    Tu avais raison pour l’amitié. Quant au duel, pas question, justement à cause de ce qui nous lie. Mais je ne suis rentré de Lille qu’hier au matin. Le mal était fait. Tu vas avoir à répondre devant l’évêque du meurtre public d’un religieux.

-    Un misérable qui m’a espionné, dénoncé, après avoir comploté contre moi durant des années. Je suppose qu’il était à la solde de Bohain. Celui-ci n’a renoncé ni à ta fille ni à sa dot!

-   Bohain n’est pas près de devenir mon gendre. Jusqu’à présent c’est toi le tenant du titre.

-    Pas pour longtemps. Je n’ai pas d’illusions. Tout ça parce que j’ai couché avec une autre femme!

Anselme eut un étroit sourire qui ne lui tira qu’un coin de la bouche.

-    Tu sais, nous le faisons tous à un moment ou à un autre. Ne fût-ce que besogner une servante quand la dame est enceinte! Voilà pourquoi je dis que cette histoire est ridicule! D’ailleurs, si j’avais été là, Ida ne serait jamais venue faire ici cet esclandre qui a causé tout le drame.

Il parut lutter soudain contre des mots difficiles, déglutit plusieurs fois, puis finalement lâcha :

-    D’autant que la dame Le Housset ne vaut vraiment pas une tragédie domestique. Ce n’est pas, et de loin, une vertu.

-    Comment ça? Que sais-tu d’elle? fit Hughes choqué.

Conscient, en attaquant l’honneur d’une femme noble, de proférer une énormité, Ribemont se tirailla les moustaches, fourragea dans sa barbe et, finalement, choisit d’éclater d’un énorme rire, un peu forcé à vrai dire, mais qui s’en alla résonner jusque dans les hauteurs du donjon et en fit envoler les corneilles.

-    Parce que tu te croyais son seul doux ami? Mais, malheureux, sache que si Gippuin revient un jour de croisade il aura toutes les peines du monde à passer sous la voûte de sa maison forte tant ses cornes sont hautes et drues!

-    Une femme seule! s’écria Hughes scandalisé. Comment peux-tu!

-    Il est bon de faire entendre, de temps en temps, la vérité même si elle est difficile à entendre et encore plus difficile à dire. Sache que, si j’en crois ce que j'ai entendu chez le comte de Flandres, nous sommes au moins trois à nous être portés au secours d'une noble dame dans la misère.

-    Nous?

Anselme prit un air modeste et retourna se chauffer.

-    Eh oui! Moi aussi je la connais. Pas autant que toi, bien sûr, car je n'ai dû aller que deux fois à sa tour où l’on m’avait dit qu’elle manquait du nécessaire. La dernière fois, c’était environ un mois avant la Noël. Ce qui fait...

-    Que tu as peut-être autant de chances que moi d’être le père de l’enfant qu’elle attend?

-    Peut-être. C’est ça que je suis venu te dire, Hughes, et c’est pour ça aussi que je refuse de te rencontrer en champ clos pour nous entre-tuer. Seulement tu comprends bien que je ne peux pas me confier à mon épouse ni à ma fille. Je me suis borné à leur dire ma façon de penser à l’une comme à l’autre. Surtout à l’autre d’ailleurs qui, n’ayant pas encore porté de fruit, devrait songer à se montrer plus discrète et moins arrogante.

Son donjon s’écroulant subitement sur sa tête n'aurait pas ahuri Hughes plus que les confidences de son beau-père. Ainsi Osilie, en l'amour de laquelle il avait cru, trompait non seulement son mari, mais le trompait lui aussi? Il éprouvait un vague dégoût à découvrir que cette eau qu'il croyait innocente et assez limpide pouvait laisser remonter des profondeurs vaseuses. Mais il était trop soulagé pour en éprouver réellement de la colère. De tout ce qu’Anselme lui avait dit, il ne voulait retenir qu'une chose : le comte de Ribemont ne pouvait que refuser de garder chez lui la dame de Fresnoy et ne lui permettrait pas la séparation.

-    Alors, fit-il sans songer à dissimuler sa satisfaction. Hermelinde va revenir ici?

Un nuage rembrunit le visage du comte qui secoua sa grosse tête chevelue.

-    Non. Pas maintenant tout au moins. Je n’ai pas pu obtenir qu’elle m’accompagne. D’ailleurs je n’y tenais pas, étant donné ce que j’avais à dire. S’il n'y avait eu sa mère, je te l’aurais déjà renvoyée, sous escorte au besoin, car sa place est chez son époux. Mais Ida s’y oppose. Elle espère que l’évêque te punira sévèrement et elle ne veut pas que sa fille subisse les effets d’une punition qu’elle ne mérite pas.

-    C’est raisonner en mère. Je ne peux pas le lui reprocher. (Se levant, le baron rejoignit son beau-père près de la cheminée.) Quant à toi, je te remercie d’avoir eu assez confiance en moi pour m’apprendre la vérité sur Osilie. Je l’apprécie d’autant plus que tu pouvais te montrer doublement offensé de voir ta fille trompée par une femme dont tu étais l’amant...

-    Pas à ce point-là Je te l’ai dit. Je lui dois quelques moments agréables, mais ce n’était pas une habitude...

-    Tu as été moins bête que moi! C’est égal, ce pauvre Gippuin, qui est vaillant chevalier, ne mérite pas un sort pareil et j’ai regret, à présent, d’avoir contribué à l’encorner. Mais laissons cela. Accepteras-tu maintenant de prendre place à ma table?

Apparemment soulagé lui aussi, Anselme de Ribemont s’étira largement, ce qui fit grimacer les mailles de son haubert.

-    Pour sûr! J'ai une faim du diable! Et j’ai soif aussi. Buvons encore et fais-moi chercher mon écuyer pour qu’il vienne me débarrasser de cette ferraille. Il est temps de nous divertir.

On festoya tard la nuit. Ersende, qui avait tenu avec grâce la place vacante de la maîtresse du logis, s'était retirée depuis longtemps avec les damoiselles que l’on buvait encore autour des longues tables chargées de reliefs de toute sorte. Et ce fut seulement le lendemain après-midi que Ribemont, la langue pâteuse et la tête lourde, se décida à reprendre le chemin de ses domaines avec une escorte qui n'était pas beaucoup plus fraîche que lui.

Il mettait le pied à l’étrier pour se hisser sur son cheval quand un messager portant les couleurs de l’évêque de Laon sous une couche de poussière et des macules de boue fit son entrée dans la cour du château. Un instant plus tard, il remettait au baron de Fresnoy l’ordre de venir, le mardi suivant, jour de la Sainte-Félicité, répondre des accusations portées contre lui.

-    J’aurais bien voulu t’éviter ça! soupira Anselme. Si mon épouse n’était allée te dénoncer, l’évêque n’en aurait jamais rêvé. Veux-tu que j’aille avec toi?

-  Pour avoir droit à une éternité d’ennuis domestiques? Jamais! Ce moine est mort de ma main, même si je ne voulais pas réellement le tuer. Un homme doit savoir répondre de ses actes.

Lancée fièrement dans le vent du matin au début d’une journée qui, éclairée d’un petit soleil encore fragile, annonçait le printemps, la phrase était belle et ronde, vaguement héroïque, et ne manquait pas d’allure, mais ce qu'elle sous-entendait était déjà beaucoup plus difficile à vivre. Quand, au jour fixé, le baron de Fresnoy fut introduit dans la grande salle capitulaire du palais épiscopal de Laon, il se sentit beaucoup moins assuré qu’il ne voulait le paraître. Car, même si, en apparence, Hughes avait tendance à faire étalage de quelque désinvolture en face de l’Eglise, il n’en était pas moins l’un de ses fils à peu près soumis et, surtout, il n’ignorait pas quelles redoutables menaces elle pouvait faire peser sur un seigneur temporel, si riche et si puissant fût-il, puisque les rois eux-mêmes comptaient avec elle au point, parfois, de se courber sous la menace de ses foudres.

Hughes avait remâché ces pensées peu récréatives, tandis qu’escorté de Gerbert, de Bertrand et de quelques soldats, il grimpait la rampe menant aux portes de Laon. L’antique ville romaine de Bibrax était bâtie sur une colline d’où l’on découvrait un immense horizon de plaines et où se rejoignaient Ile-de-France, Picardie, Vermandois et Champagne. Le roi y possédait un palais où il ne venait guère, sinon jamais et, seul, le puissant évêque dont la demeure montrait sa tour carrée au-dessus des chemins de ronde, juste au bord du ravin, régnait ou s’efforçait de régner en autocrate sur un peuple turbulent de liniers, de chanvriers et de potiers d’argile qui s’entendaient à merveille à créer le désordre dès que l’on faisait mine de leur reprendre les franchises qu’ils avaient obtenues de haute lutte.

Il y pensait encore lorsque, franchi les défenses du palais épiscopal, il pénétra, seul, dans la grande salle capitulaire, lourdement voûtée de plein cintre, où l’évêque tenait sa justice. Elle s’ouvrit soudain devant lui, immense et vide comme une nef de cathédrale avec ses stalles rangées contre les murailles et, au bout, très loin, un siège de pierre où, mitre en tête et crosse en main, se tenait un homme sans âge, plutôt corpulent et qui eût peut-être été petit sans sa haute coiffure, un homme qui le regardait venir avec des yeux aussi froids que la pierre de ses murs, en la seule compagnie de deux moines bénédictins en robe noire qui se tenaient de chaque côté de son trône.

Sa voix gronda jusqu’au baron qui n’avait point encore quitté l’ombre de la porte.