- Ce n'était pas votre serviteur, mais le nôtre qui avait suivi ici notre fille. Et les hommes d’Eglise n’appartiennent à personne. C’est à l’évêque, à qui je vais sur l'heure porter ma plainte, que vous en répondrez. Et l'on vous jettera en noire prison, et l'on vous...
- Dites à votre mère de se taire si elle ne veut pas subir le sort de cette racaille de moine! fit Hughes se tournant vers sa femme.
Mais celle-ci, à présent, le considérait avec des yeux pleins d'horreur et ne pouvait rien répondre. Ida se leva.
- Nous ne resterons pas un instant de plus dans cette demeure! Venez, ma fille! Vous seriez ici en danger.
- Vous êtes ma femme, vous devez rester ici, dit Hughes d'un ton égal.
Hermelinde alors éclata en sanglots.
- Non! Non, je ne resterai pas! Vous avez tué pour rien. Je savais ce qui s’est dit dans l’étuve. Je savais que vous aviez engrossé la dame Le Housset et qu'elle veut que vous me chassiez pour prendre ma place. Eh bien, je la lui laisse! Et je ne veux plus vous voir jamais. Jamais.
Appuyées l'une sur l'autre, les deux femmes, l'une vociférant et l'autre sanglotant, s'engouffrèrent dans l'escalier sans qu'Hughes ait fait la moindre tentative pour les retenir. Il se sentait las, tout à coup. Incroyablement fatigué comme il ne l’avait jamais été après les plus dures, les plus longues passes d’armes. Passant sur son front où perlait une sueur glacée une main qui tremblait un peu, il regarda tous ces visages tendus vers lui, sans autre expression que la stupeur ou le chagrin. Puis son regard tomba sur la dépouille de Rinaldo qui gisait toujours à ses pieds.
- Emportez-le! Qu'on lui fasse des funérailles convenables...
A son tour, il se dirigea vers la porte, titubant légèrement sur ses longues jambes comme un homme pris de boisson. Mais déjà son frère l'avait rejoint et le soutenait silencieusement.
Ils allaient atteindre la porte quand l’ermite, en dépit de sa frayeur, osa s’approcher.
- Sire, fit-il d'une voix qui s’étranglait, je vous jure que je ne savais pas... je ne voulais pas.
Hughes eut un petit rire sec.
- Ne crains point! Il ne t’arrivera rien. Ce n’est pas toi qui avais machiné ça.
Et il passa. Aidé par Gerbert, il remonta dans sa chambre et se laissa tomber comme une masse sur le vaste lit qui gémit sous son poids. Les fumées de sa grande colère se dissipaient tout à fait, le laissant anéanti. Il se sentait la tête vide, les membres sans force. Il fallut que Bertrand, qui l'avait suivi, le soulevât pour lui faire boire un peu de vin qu'apportait son frère. Mais quand le liquide toucha ses lèvres sèches, il en but à longs traits, vidant le gobelet jusqu’à la dernière goutte avec l’impression rassurante que la vie revenait dans son corps et que le vin bousculait le sang dans ses veines.
En lui rendant le récipient, il leva les yeux sur Gerbert.
- Je n’aurais pas dû faire ça, hein?
- Non. Tu n’aurais pas dû. Cela n'arrange rien de l'avoir fait taire. De toute façon Ida de Ribemont voulait emmener Hermelinde et savait tout. Elle voulait seulement t'humilier sous ton propre toit.
- Tu as raison. C’est elle que j’aurais dû tuer.
- Je ne crois pas que cela aurait arrangé les affaires. C’est déjà suffisamment grave comme ça. Dieu sait ce que l’évêque dira.
- Eh! grogna Hughes. Qu’a-t-il à faire d’un moine sicilien?
- Tu sais bien que les gens d’Eglise se tiennent entre eux. Ta malchance vient surtout de ce qu'Anselme est à Lille. Lui présent, les choses ne se seraient pas passées ainsi.
- Tandis que, maintenant, il peut me demander raison de l'offense faite à sa maison sans que je puisse en appeler au suzerain! Dans quel pétrin me suis-je fourré? Et tout ça, pour une Osilie Le Housset!
Il y eut un petit silence puis Gerbert, presque timidement, demanda :
- C'est vrai cette histoire de grossesse? Tu as...
- Fait un enfant à la femme de Gippuin? Oui, c'est vrai. Enfin, elle le dit!
Avec un soupir. Gerbert secoua la tête, alla se verser un pot de vin qu’il avala d’un coup, puis revint s’asseoir sur un coin du lit d'où il considéra son frère avec l'attention que l’on réserve en général à un phénomène curieux. Puis, brusquement, il se mit à rire.
- Est-ce que tu deviens fou? gronda l’aîné. Je ne vois vraiment rien de drôle dans cette histoire.
- Si. Toi! Ce tantôt tu envisageais superbement l’idée de renvoyer Hermelinde à sa mère et de mener le seul genre de vie que tu aimes : les filles et les batailles. Or, Ida est venue te débarrasser de ton épouse, en outre tu vas te retrouver avec au moins deux combats sur les bras : Anselme de Ribemont et Gippuin Le Housset, et tu fais une tête de carême! Tu devrais être content...
- Content? Et l'évêque? Crois-tu qu’il va, lui aussi, me demander raison en champ clos, les armes à la main? Il va lâcher sur moi les foudres de l'Eglise si d’aventure ma belle-mère a auprès de lui quelque crédit. Il va m’excommunier. Peut-être même ira-t-il jusqu’à l'interdit?
- N'exagère pas! Tu n'as pas tué un évêque! Rien qu’un moine. Et étranger encore.
- Tu sais bien que cela ne compte pas. C’est la tonsure qui compte.
- De toute façon, l'évêque n'a pas intérêt à te frapper trop durement et à se faire un ennemi de plus. Il a déjà bien assez à faire depuis que les habitants de sa ville ont fait rétablir par le roi leur charte communale. Et aussi avec les brigandages du sire de Coucy qui ne manque pas une occasion de faire main basse sur ses biens extérieurs à la ville. Il ne souhaite guère se faire assassiner au fond d’un tonneau comme son prédécesseur.
- Le bruit d’une troupe qui se rassemblait tira Hughes de son lit pour l’amener jusqu’à l’étroite ouverture qui tenait lieu de fenêtre. En bas, l’escorte d’Ida se reformait autour de la litière dans laquelle il vit monter Hermelinde drapée dans une grande mante fourrée, cependant que ses coffres étaient empilés dans un chariot. Ainsi sa femme quittait sa demeure sans un mot d’adieu, sans lui accorder même la moindre chance de se défendre. Ses poings se crispèrent d’impuissante colère. Cela ressemblait trop à un prétexte saisi au vol.
- Comment peut-elle partir ainsi? fit-il avec un haussement d’épaules. Nous ne formions pas un très bon ménage, mais je la croyais tout de même attachée à moi.
- Mais elle l’est! affirma Bertrand qui regardait aussi et depuis plus longtemps dans la cour.
- A quoi vois-tu cela?
- Quand elle est sortie, elle pleurait. Elle a levé la tête pour regarder par ici.
- Elle pleure peut-être, mais elle part. A présent, il va me falloir affronter son père et je ne te cache pas que cela me sera dur. Un ami de dix ans! L’homme que je respecte le plus au monde! Je crois, Dieu me pardonne, que s’il me tue, il me rendra service.
Anselme IV, comte de Ribemont, apparut à Fresnoy une semaine plus tard, environné de l'appareil guerrier qui lui était habituel, ce qui ne signifiait pas qu'il eût, pour autant, des intentions belliqueuses. Mais mieux valait tout de même se méfier.
Descendant de cheval dans un grand bruit de ferraille, il s'avança pesamment vers Hughes qui, grave et sur la défensive, venait à sa rencontre suivi de son frère et de son écuyer.
A quarante-cinq ans, le comte était un homme grand et lourd dont la silhouette massive évoquait aisément celle d’un ours. Il en avait la force et la carrure. Mais, quand, dans la broussaille roussâtre qui lui mangeait les trois quarts du visage, on rencontrait l’éclat de son regard couleur de noisette, on en venait à penser que cette redoutable enveloppe pouvait servir de façade à quelque chose de beaucoup plus gai. Et c’était l’exacte vérité car, preux chevalier et redoutable guerrier, Anselme de Ribemont n’en était pas moins joyeux compagnon. Il s’était acquis en outre la réputation d’un homme foncièrement humain, ménager du sang de ses soldats comme de la sueur de ses serfs. Ce qui était loin d’être fréquent.
Hughes était aussi grand que lui et, quand ils furent face à face, leurs regards se trouvèrent à même hauteur. Pour une fois, celui de Ribemont était sévère, mais Hughes le soutint sans broncher, sans même articuler une parole, attendant que l’autre annonçât ses intentions. Allait-il lui jeter au visage l’épais gant de cuir qu’il avait glissé à sa ceinture? Mais Anselme n’était pas l’homme des gestes inconsidérés.
- Où est ta courtoisie, Hughes de Fresnoy? grogna-t-il au bout d’un instant. Tu ne me souhaites pas la bienvenue?
- Je te la souhaiterai de grand cœur si tu le désires. A toi de voir.
- Essaie toujours!
Hughes eut un demi-sourire.
- Soit! Si tu viens en paix, tu es ici chez toi. Dois-je ordonner de dresser les tables ou veux-tu seulement que nous allions au verger débattre de nos affaires?
- J’entrerai volontiers chez toi si tu veux faire prendre soin de mes hommes et de mes chevaux. Et je crois que j’accepterai un gobelet de vin.
Tandis que Robert donnait les ordres nécessaires, Hughes précéda son visiteur jusqu’à la salle où les servantes s’activaient déjà à dresser les tréteaux sur lesquels on placerait les grandes planches et on étendrait les nappes, cependant que des valets plaçaient dans l’énorme cheminée un tronc d’arbre coupé en plusieurs morceaux. Puis il se tourna vers lui.
- Permets-tu à mon écuyer de prendre ton heaume?
- Et aussi mon manteau, et même mon épée! Nous n’allons pas nous battre. Mais éloigne tes gens. Nous devons parler sans témoins.
Un geste du baron fit disparaître la valetaille puis, tandis que Bertrand s’en allait chercher un pot de vin et des gobelets. Anselme de Ribemont alla offrir à la flamme ses mains rougies et ses braies de cuir qui se mirent à fumer, répandant une désagréable odeur de cuir mouillé et de graisse chaude.
"Un aussi long chemin" отзывы
Отзывы читателей о книге "Un aussi long chemin". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Un aussi long chemin" друзьям в соцсетях.