- Qui donc nous vient là? fit-il avec bonne humeur car, d'un naturel hospitalier, il ne détestait pas les arrivées inattendues qui mettaient un peu d’animation dans une existence fatalement monotone quand il n'y avait ni tournois en vue ni autre occasion d’en découdre avec les voisins.

Il s’essuya les mains puis, rejetant la serviette sur le bord du bassin que lui tenait Bertrand, il se hâta vers l'escalier afin d’accueillir lui-même, comme le voulait l’usage, l’hôte que le hasard, sa réputation d’hospitalité ou l’amitié lui envoyait.

Hélas, sa belle humeur ne résista pas à la vue d’une vaste litière aux rideaux d’épaisse toile brodée, solidement fermée, qui faisait son entrée dans la cour escortée d’une troupe armée dont les hommes portaient la marque de Ribemont. Une litière qui ne pouvait raisonnablement contenir que sa belle-mère car c’était là moyen de transport pour une femme ou pour un ecclésiastique.

Quand les rideaux s'ouvrirent, force fut de constater que c’était bien Ida de Ribemont, redoutable et redoutée entre toutes les belles-mères, qui lui arrivait là et Hughes, étouffant un soupir accablé, s'en alla, en traînant les pieds, jusqu'à l'équipage pour y offrir, toujours comme le voulait la politesse du temps, la main à l’arrivante.

Geste que, d’ailleurs, elle refusa avec la grimace de dégoût que l’on réserve généralement aux choses malpropres.

-    Ma fille est là? demanda sèchement la dame.

-   Où voulez-vous qu'elle soit? repartit aimablement Hughes qui sentait la moutarde lui monter déjà au nez.

-    Évidemment! Bien que j'eusse préféré qu'elle fût ailleurs.

Sans plus s'occuper de son gendre, Ida de Ribemont entreprit de gravir dignement l'escalier du donjon et force fut à Hughes de la suivre. Cela lui évita de voir le frère Rinaldo sortir discrètement de la litière dans laquelle il avait dormi tout le temps du voyage et se perdre dans la petite foule que les nouveaux arrivants avaient réunie. Le frère souhaitait avant tout regagner son logis où il avait à faire.

-    Quel bon vent vous amène, ma mère? dit le baron en s’efforçant de se montrer courtois.

-    Un vent de justice. Et cela m'étonnerait beaucoup que vous le trouviez bon, baron. Ah, ma fille, vous voilà!

Hermelinde accourait au-devant de sa mère, guérie comme par enchantement. Les deux femmes s’étreignirent au seuil de la grande salle avec un enthousiasme qui trahissait, au moins chez Ida de Ribemont, une intense jubilation.

Ainsi rapprochées, la ressemblance entre mère et fille apparaissait : toutes deux possédaient les mêmes mâchoires légèrement carnassières, les mêmes yeux couleur de nuage, mais le goût forcené de la puissance marquait chaque trait de la dame de Ribemont, tandis que le visage de sa fille reflétait seulement l'obstination et un autoritarisme puéril. Mais, peu observateur. Hughes se contentait de déplorer les seules ressemblances qui, lorsqu'il regardait sa belle-mère, lui offraient une idée assez nette de ce que serait un jour son épouse.

Donnant toutes les marques de la joie la plus vive, Hermelinde voulut conduire sa mère vers les bassins avant de la mener à la table toute dressée, mais celle-ci refusa.

-    Je suis venue vous chercher, ma fille, non m’asseoir à la table d’un homme sans foi dont les débauches sont la fable de la province et qui vous trahit ouvertement. Vous ne sauriez rester ici plus longtemps sans manquer à la dignité de votre sang!

Les mots avaient sonné comme un défi en champ clos et la figure du baron s’empourpra sous la poussée d’une brusque colère.

-    Puisque vous semblez n’être venue que pour m'insulter, dame, soyez certaine que je ne vous prierai aucunement de vous asseoir à ma table. Vous pouvez repartir comme vous êtes venue. Quant à votre fille, elle restera ici.

-    J’ai droit autant que vous, s’écria Hermelinde, d’inviter ma mère à une table qui est mienne autant que vôtre. Sa place y sera toujours marquée au plus haut!

-    Si je veux! A présent, taisez-vous, Hermelinde. Quant à vous, dame Ida, j’attends que vous m’expliquiez votre arrivée tempétueuse car vous semblez en user ici comme si vous étiez chez vous, ce que je ne tolérerai pas.

-    Je suis la mère de votre femme. J’ai le droit de veiller à son bonheur.

-    Si vous avez quelque chose à me reprocher, d’où vient que ce soit vous qui veniez ici? Les affaires d’hommes se règlent entre hommes. Où est le comte Anselme?

-    A Lille, auprès du comte de Flandres qui l’a prié à une grande chasse aux loups. Voilà pourquoi je suis ici car cette affaire ne souffrait aucun retard!

-    Quelle affaire?

Hughes avait conscience de l’espèce de stupeur que la dispute provoquait chez ceux, familiers ou serviteurs, qui assistaient à la scène, mais puisait un certain réconfort dans le fait que son frère Gerbert, Ersende, Bertrand et ses principaux officiers se regroupaient tout naturellement derrière lui, exactement comme s’il s'agissait de livrer bataille. En fait, d’ailleurs, c’en était bien une.

-    On va vous expliquer! fit aigrement Ida de Ribemont. (Puis se haussant sur la pointe des pieds, elle parut chercher quelqu’un dans l'assemblée et appela :) Frère Rinaldo! Frère Rinaldo, êtes-vous là?

-    Je... je suis là, noble dame, fit le chapelain en s’avançant, les yeux baissés et les mains au fond de ses manches.

-    Allez donc nous chercher cet homme de Dieu que le Seigneur, dans sa justice, a daigné mettre sur votre chemin.

Rinaldo s'esquiva un instant et revint, traînant après lui Gobert visiblement terrifié et qui roulait des yeux effarés, des yeux qui s’affolèrent en reconnaissant le baron Hughes. Du coup il voulut échapper à la poigne de Rinaldo pour s'enfuir, mais celui-ci le tenait bien.

-    Non, saint ermite, dit le moine. Un homme de Dieu se doit de proclamer la vérité en tout lieu et à toute heure, même si cela est difficile.

-    Mais quelle vérité? gémit le malheureux qui n'osait même pas tourner les yeux vers le baron dont le visage n'avait rien de rassurant.

L'entrée inattendue de l’ermite venait de faire naître chez Hughes l'une de ces terribles colères, rares heureusement mais qui, parfois, s'emparaient de lui et le menaient aux limites de la folie. Que ce misérable qu'il avait menacé des pires sévices osât paraître sous son toit, en sa présence et en position d'accusateur, voilà ce qu'il ne tolérerait pas. Il eut un mouvement pour s’élancer vers lui. mais Gerbert le retint.

-    Que veux-tu faire? souffla-t-il. Il faut que tu le laisses parler si tu veux avoir une chance de sauver ton mariage.

Hermelinde d’ailleurs prenait la parole.

-    Je veux, dit-elle, que vous répétiez ici, devant tous, ce que le frère Rinaldo a entendu dans l’étuve de ce château et que vous m'avez déjà rapporté.

-    Dame, plaida Gobert, j'ignorais qui vous étiez. Le moine est venu me chercher quand je repartais chez moi pour m'avertir que le seigneur baron voulait me dire quelque chose. Vous m'avez joué et fait manquer à la parole que j'avais donnée.

-    La parole d’un bonhomme comme vous? fit dédaigneusement Ida de Ribemont. Parlez à présent si vous ne voulez pas qu’on vous y force.

-    De toute façon, s'écria Rinaldo, je peux tout répéter car j'ai tout entendu! Il n'aura qu’à dire si c'est vrai.

Échappant à son frère d'un coup d'épaule, Hughes venait de s'élancer mais pas sur Gobert. Sa fureur à présent se tournait vers le Sicilien, ce misérable prêtre capable d'aussi noires machinations et dont il découvrait à la fois la haine et la malveillance. Avant que quiconque ait pu s'interposer, l'homme râlait sous sa poigne, la gorge serrée entre l'étau de ses doigts nerveux.

-    Ah, tu as tout entendu? Ah, tu peux tout répéter!

-    Grâce! râla l'autre, pitié! Laissez... moi! A... à l'aide no... noble dame... Aaaah!

Ida de Ribemont n'avait pas attendu cet appel. Les griffes en avant, elle s’était jetée sur son gendre, essayant de desserrer l’étreinte qui étouffait Rinaldo.

-    Lâchez cet homme! hurla-t-elle. Lâchez-le! C’est un moine. Un homme de Dieu. Lâchez-le ou vous en rendrez raison.

-    A qui? A vous? Seul votre époux peut me demander raison.

Elle le griffait et, d'une bourrade, il l'envoya rouler sur le sol juste aux pieds de sa fille qui, avec un hurlement, se précipita sur elle pour lui porter secours. Pendant ce temps, Gerbert et Bertrand s'étaient à leur tour jetés sur Hughes pour essayer de lui faire lâcher prise, mais le baron n'entendait rien. La mâchoire serrée, l'œil plein d'éclairs, il continuait à secouer le moine dont les plaintes devenaient de plus en plus faibles.

-    Pour l'amour du ciel, lâchez-le, mon frère, supplia Gerbert. Vous savez bien que vous ne pouvez pas faire ça!

Brusquement, comme si la foudre venait de tomber sur lui, le baron se figea. Ses mains s'ouvrirent et Rinaldo en glissa pour s’étendre, comme un pantin désarticulé, sur les dalles de la salle. Il ne bougeait plus et, sans perdre un instant, Bertrand fut sur lui, essayant de le ranimer au milieu d’un silence qui se faisait de plus en plus pesant. Au bout d'un temps que nul ne put déterminer, il releva la tête vers Hughes qui n’avait pas bougé.

-    Sire, souffla-t-il, le moine est mort...

Si peu qu’eût résonné sa voix, elle alla réveiller toute la combativité de la dame de Ribemont qui, étendue sur une bancelle, reprenait ses esprits en buvant du vin épicé.

-    Misérable! hurla-t-elle. Vous avez tué un moine! Vous avez tué un homme de Dieu. Vous en répondrez!

Le baron tourna vers elle un visage de pierre.

-    Je n’ai pas à en répondre. J’ai, ici, droit de haute et basse justice. Cet homme, l’un de mes serviteurs, m’a trahi. Il n'est pas un de mes pairs qui ne me donnerait raison.