Comme chaque fois qu’elle se rendait à l’église, Marjolaine s’était habillée avec un soin tout particulier dans son inconscient besoin d’être belle et admirée. Sur une chemise de fine toile des Flandres, si fine que la teinte de sa peau apparaissait en transparence, Aveline lui avait passé une robe d’épaisse soie noire brodée ton sur ton, puis elle avait déposé sur ses épaules une grande cape de drap fin doublée de vair, attachée sur la poitrine par un large fermail rond en or ciselé. Quant au grand voile de tête qui enveloppait sa chevelure sévèrement tressée et ses épaules, il était de cet arachnéen tissu de Mossoul dont les Croisés avaient rapporté l’usage et le secret en Europe. Qu’il fut noir ne faisait qu’exalter la lumineuse blondeur de la jeune femme, et plus d’un regard admiratif ou envieux la suivit au long du chemin encombré de bestiaux, de villageois et d’ouvriers charriant des pierres ou du sable quand elle pénétra dans l’enceinte de l’abbaye pour gagner la chapelle provisoire où se disaient les offices en attendant que les travaux de la basilique fussent achevés.
Six ans plus tôt, en effet, en 1137, l’abbé de Saint-Denis qui était déjà le grand Suger, conseiller très écouté du feu roi Louis VI et fort peu écouté du jeune roi Louis VII, avait entrepris la reconstruction de l’église dont la dernière inauguration datait de Charlemagne. Elle était devenue beaucoup trop petite et nettement insuffisante pour les grandes foules qui s’y entassaient à chaque pèlerinage. En outre, elle menaçait ruine. Il y avait eu des accidents : des femmes, des enfants, des hommes même avaient péri piétinés, étouffés ou assommés au pied des châsses où reposaient les reliques des saints.
Jusqu’à l’an 1140, Suger, qui avait décidé de conserver la nef centrale édifiée jadis par ordre de Pépin le Bref et de se contenter d’allonger l’église par les deux bouts, avait fait élever la superbe façade, les deux tours qui la surmontaient et l'étonnant narthex où, pour la seconde fois en France, la croisée d’ogives faisait son apparition, ce qui donnait à l'ensemble une extraordinaire légèreté. Ensuite, Suger s’était attaqué au transept, au chœur et à la crypte, ce qui constituait un énorme ouvrage. Mais grâce au grand rassemblement d’artisans, d’ouvriers et d’artistes que le bouillant abbé avait su réunir, son œuvre avançait vite et il espérait bien, avec l’aide de Dieu, pouvoir l’inaugurer dans un an, c’est-à-dire en 1144.
Cette construction fascinait Marjolaine et elle s’y intéressait comme tous les gens d’alentour d’ailleurs, prenant plaisir à voir s’élever les grandes merveilles qui allaient chanter, si haut, la gloire de Dieu et l’habileté de ses maîtres d’œuvre. Et, quand elle se rendait aux offices, elle ne manquait jamais de faire quelques pas en direction des chantiers pour voir naître, sous les mains calleuses des tailleurs de pierre et des sculpteurs, les fleurs, les rinceaux, les animaux fantastiques et les figures de saints. Cela, jusqu’au jour où elle se reconnut dans un petit visage de pierre qu’un jeune homme achevait de polir avec des gestes presque tendres. Or, ce visage paré de longs cheveux s’érigeait sur un corps de femme, mince et délié mais sans autres vêtements que ladite chevelure.
Sous le coup de l’émotion, Marjolaine était devenue toute rouge et elle ouvrait la bouche pour faire entendre son indignation quand le jeune homme qui la regardait en souriant avait dit, sans s’émouvoir :
- Notre mère Eve! Elle est belle, n’est-ce pas?
- C’est là notre mère Eve? balbutia la jeune femme.
- Elle-même! Dans sa redoutable et divine beauté. Elle prendra place dans l'un des tympans, trop haut pour qu’on la reconnaisse, avait-il ajouté avec un petit clin d’œil.
Il semblait si content de son œuvre que Marjolaine n’avait pas eu le courage de se fâcher. D’ailleurs, peut-être se trompait-elle, peut-être n'était-ce pas vraiment son visage. Mais, à présent, quand elle apercevait le jeune sculpteur, elle détournait son chemin pour ne pas passer auprès de lui. Depuis ce jour, d'ailleurs, elle évitait le grand chantier.
Contrairement à ce qu’elle espérait, la messe ne lui apporta pas l’apaisement et le réconfort qu’elle en attendait. Elle avait souhaité se confesser en arrivant afin de recevoir la sainte communion mais, curieusement, au moment d’aborder l’un des moines pour lui demander de l’entendre, elle se sentit retenue par une gêne inexplicable. Elle avait l’impression qu’elle n’arriverait jamais à trouver les mots qui lui permettraient, sans mourir de honte, d’avouer ses rêves diaboliques. Et puis il y avait l’histoire de cette nuit, les bruits inexplicables, le fait que, sans doute, l’âme coupable de son époux revenait hanter la maison, réclamant des prières, des messes mais peut-être aussi le châtiment du criminel. Or, celui que l’on s’apprêtait à faire expier le crime n’était pas le bon, Marjolaine en aurait mis sa main au feu. Ce n’était donc pas auprès d’un simple moine qu’il lui fallait vider son cœur et laver son esprit car si certains, en bon chemin pour la sainteté, possédaient la douceur naïve de jeunes agneaux, d’autres, elle le savait d’expérience, étaient de redoutables imbéciles et totalement obtus.
Celui qu’elle avait failli aborder était l’un de ceux-là et la jeune veuve préféra se passer de communion plutôt que d’avoir affaire à lui. Après la messe, elle verrait le révérend abbé. Lui seul avait assez de sagesse pour démêler ses idées embrouillées.
Forte de cette résolution, elle écouta l’office avec une distraction tout à fait inhabituelle, mélangeant les répons, en oubliant certains et se trémoussant sur ses genoux qui lui semblaient envahis par les fourmis, sous l’œil de plus en plus inquiet d’Aveline qui ne comprenait rien à l’attitude étrange d’une jeune femme qui, ordinairement, se conduisait à l’église avec la sagesse émerveillée d’un ange.
Mieux encore : à peine le célébrant eut-il, se retournant vers les fidèles, prononcé l’ite missa est... et tracé sur leurs têtes inclinées une large bénédiction que Marjolaine, se relevant, se précipitait vers la sortie sans même prévenir sa servante qui, tout à fait effarée cette fois, la suivit en courant.
A peine hors de la chapelle, la jeune femme se dirigea avec décision vers le chantier et interpella le premier ouvrier qu’elle rencontra :
- Je désire voir le seigneur abbé. Pouvez-vous me dire où il se trouve?
- Le seigneur abbé est vieux et sage, moi je suis jeune et fou. Ne préférez-vous pas parler avec moi?
- Oh! c'est vous? fit Marjolaine qui, très contrariée, venait de reconnaître, trop tard, son admirateur au ciseau.
- Qui, moi? Vous ne savez même pas mon nom... dame Foletier!
- Puisque vous savez le mien, vous savez aussi que je pleure mon époux mort et je trouve bien hardi à vous d'oser me parler!
- C’est vous qui m'avez parlé la première! Pour votre gouverne, on m'appelle Gilbert. Vous pourriez faire comme tout le monde et m'appeler ainsi.
Agacée, Marjolaine ne put s’empêcher tout de même de constater que l'insolent sculpteur était de visage avenant, de corps bien découplé et qu’il avait les yeux bruns, assortis à ses cheveux, les plus vifs et les plus gais qu'elle eût jamais vus.
- Je n'ai aucune raison de vous appeler. A présent, répondez à la question que je vous ai posée ou laissez-moi passer! L’un de vos compagnons mettra peut-être meilleure grâce à me renseigner.
Avec un soupir, Gilbert laissa retomber le bras qu’il avait étendu devant lui jusqu’à toucher un pieu d’échafaudage pour barrer le chemin devant la jeune femme.
- Quand on est aussi belle, on devrait être plus généreuse, fit-il, et votre défunt ne mérite pas tant de larmes, en admettant que vous les versiez vraiment. Allez, à présent! Le seigneur abbé est à la maison d’œuvre. Je viens de l’y voir entrer.
Et se détournant sans attendre qu’elle se fut éloignée, il reprit son maillet et son ciseau, et se remit à son ouvrage : un chapiteau dont il faisait fleurir la pierre blanche.
Étonnée de se voir plantée là sans plus de façons, Marjolaine le regarda travailler un instant, ouvrit la bouche pour une parole admirative touchant le talent du jeune homme puis, se ravisant, la referma, haussa les épaules et reprit son chemin de l’allure digne qui convenait à une grande bourgeoise. Aveline, muette, trottait toujours sur ses talons.
La jeune femme trouva en effet l'abbé de Saint-Denis dans la grande maison qui servait à la fois d'entrepôt, d'atelier et de bureau pour les maîtres d'œuvre de la basilique. Debout devant un grand coffre dont il avait, d'un geste vif, rejeté les rouleaux de plans qui l'encombraient, il alignait avec un ravissement visible toute une collection de pierres précieuses, topazes et grenats particulièrement beaux qu'il tirait d’un sac en peau de daim.
C’était un petit homme roux, faible de constitution et même malingre, et qui semblait toujours sur le point de passer de vie à trépas, mais son énergie n’en était pas moins active. Il la tirait de son origine terrienne et entendait bien continuer à vivre son étonnante existence le plus longtemps possible, cette existence qui l’avait mené de la maisonnette de torchis d’un paysan d’Argenteuil jusqu’au Conseil des rois et jusqu’à cette puissante abbaye de Saint-Denis à laquelle, étant mal vu du jeune roi et surtout de la reine Aliénor, il consacrait à présent tout son temps.
Entendant derrière lui les pas du moine qui introduisait Marjolaine, il s’écria sans se retourner :
- Voyez comme Dieu est bon, frère Augustin! Nous manquions de pierres fines pour satisfaire à la demande des orfèvres lorrains que nous avons chargés de ciseler cette grande croix d’or qui doit rayonner dans le chœur de notre église et voilà que le comte Thibaud de Champagne vient de nous faire porter toute une collection de pierres superbes! Elles sont toutes plus belles les unes que les autres, et quel éclat magnifique elles prendront dans la lumière des cierges! En vérité, le comte est d’une grande générosité.
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