Marjolaine regarda Aubierge avec stupéfaction.
- Pourtant, il vous traite comme une seconde mère, avec respect et affection?
- Trop! Je suis assez vieille pour savoir faire la différence. Or, il est l'héritier de son oncle puisque celui-ci est mort sans enfants. Et je sais qu’il craignait de vous voir donner un fils à maître Foletier.
Cette fois, Marjolaine ne répondit rien car Aubierge venait d’exprimer tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Etienne Grimaud, fils de Gerberge, la sœur de Gontran, et d’un écrivain public, avait été recueilli par son oncle à la mort de ses parents, victimes tous deux d’une mortelle épidémie de mal des ardents qui avait ravagé Sens en l’an 1126. L’enfant avait alors trois ans et Gontran, son unique parent, l’avait confié à Aubierge qui l’avait élevé. Sans grande peine d’ailleurs : peu bavard, silencieux même, riant rarement, écoutant beaucoup, observant encore plus, le garçon s’était plié, sans élever jamais la moindre protestation, à la vie qu’on lui imposait, qui n’avait d’ailleurs rien de pénible, et au métier qu’on lui préparait. Car, tout naturellement, quand Etienne avait eu dix ans, Gontran avait commencé à l’initier au travail de la pelleterie.
Adroit et intelligent, le garçon était vite devenu le bras droit de son oncle et caressait doucement l’idée d'en être un jour l'héritier, quand le pelletier, revenu de son expédition à Notre-Dame de Liance, avait annoncé son mariage bientôt suivi de l’entrée effective de Marjolaine dans l’empire domestique de la rue Saint-Barthélemy et du clos de Saint-Denis.
Si Etienne avait éprouvé quelque déception, il n’en avait rien montré, accueillant au contraire sa jeune tante avec la déférence normale d’un subalterne envers la nouvelle maîtresse du logis. Par contre, si maître de lui-même qu'il fut déjà, il n’avait pu cacher tout à fait l’admiration que lui inspirait sa beauté et la jeune épousée n'avait pas aimé le regard plein d'une avidité féroce qu'elle avait surpris parfois posé sur elle. Ils auraient pu être amis, voire complices car trois ans seulement les séparaient mais, à cause de ce regard-là. Marjolaine avait toujours préféré se tenir à l'écart d’Etienne.
A présent que Gontran n’était plus là, Etienne lui faisait peur, bien qu’il n'eût strictement rien changé à son attitude envers elle, et c’était pour cette raison qu’elle avait choisi de s’établir à Saint-Denis, lui laissant la libre disposition de la maison de la Cité que d’ailleurs le commerce des peaux occupait en grande partie. Par souci des convenances, Aubierge avait suivi la jeune veuve, laissant à sa fille Péronelle, qui était fort entendue en la matière, le soin de la maison et du nouveau maître.
Marjolaine avait découvert qu’aucune preuve possible ne pouvait étayer ses soupçons et qu'elle ne pouvait apporter le moindre secours au malheureux Ausbert Ancelin. Celui-là n’avait que sa bonne foi et ses larmes.
En pensant à toutes ces choses, la jeune femme acheva enfin la longue nuit qu'avait troublée si fort le mystérieux visiteur du grenier. Aveline, qu'elle avait gardée auprès d'elle, avait fini par s'endormir, roulée en boule à l'un des bouts du vaste lit, remplaçant le chat Grimbert qui avait dû profiter du remue-ménage de tout à l'heure pour chercher aventure sur les toits d'alentour. Marjolaine, pour sa part, était restée étendue sur le dos, bien droite, dans la chaleur douillette du lit, les couvertures remontées jusqu'à ses yeux qui n'avaient pas réussi une seule fois à se refermer, l'oreille au guet, cherchant à démêler, par-dessus les plaintes du vent, si les peaux recommençaient à s’agiter au-dessus de sa tête. Mais plus aucun bruit suspect ne se fit entendre jusqu’à ce que le chant du premier coq, bientôt relayé par tous ceux des environs, vînt donner le signal du lever pour les travailleurs des champs, des vignes et des courtils. Il y avait longtemps déjà que, dans l’abbaye voisine, les moines avaient chanté matines. Ils devaient déjà se préparer pour laudes qui se chantaient quand paraissait l’aurore. D’ailleurs, les sons argentés de la cloche annonçant l’office s’égrenaient dans la nuit. Comme par enchantement le vent se calma, cessant ses râles comme si le son divin venait d’apaiser une souffrance. Il y eut un petit moment de grande paix que troublèrent un instant les aboiements des chiens que Colin faisait rentrer pour leur donner à manger. Puis tout se tut de nouveau.
Marjolaine ferma les yeux. Elle n’avait toujours pas sommeil, mais elle essayait de chasser une image importune qui, depuis l’aventure de la nuit, s’implantait en elle et la hantait. Elle revoyait Colin tel qu'il lui était apparu cette nuit, sous la lumière de sa lanterne : vêtu seulement de ses braies et d’un mauvais sac posé sur ses larges épaules et qui ne cachait rien de sa puissante musculature. En dépit de la frayeur qui la tenait alors, l’épouse mal déflorée de feu Gontran avait été surprise par la beauté de ce torse viril dont la peau, à la lumière de la chandelle, avait des reflets d’or. Elle en éprouvait un trouble étrange qu’elle ne comprenait pas mais qu’elle souhaitait effacer.
Elle n’effaça rien, bien au contraire, car elle s’endormit et bascula sans transition dans un rêve absurde : Colin, encore plus nu que tout à l’heure, se glissait dans son lit et s’enroulait autour d’elle comme un serpent ou comme le lierre autour du vieux pommier du verger. Sur toute la longueur de son corps Marjolaine sentait le poids de celui de Colin, sa chaleur, mais elle n’éprouvait ni dégoût ni répulsion. C’était au contraire une sensation agréable car le corps du garçon était dur et lisse et il bougeait doucement contre elle en une lente caresse presque immobile qui lui parut délicieuse et qui alluma dans les profondeurs de son corps un feu étrange qui était un besoin et un appel. Un début de spasme la réveilla brusquement, haletante, trempée de sueur et le cœur fou.
Elle se dressa sur son lit et prit dans ses mains ses seins qui lui faisaient mal. Elle vit alors qu’Aveline, bien réveillée cette fois, était en train d’allumer le feu dans la cheminée et ne la regardait pas.
- Pourquoi allumes-tu le feu? dit-elle d’une voix dont le peu d’assurance lui fit honte. Il me semble qu’il fait terriblement chaud ici.
- Chaud? Vous êtes certaine de n’avoir pas la fièvre, maîtresse? La pluie et le vent qui ont fait rage toute cette nuit étaient si froids que tout est glacé et humide dans la maison. Dame Aubierge a ordonné de grandes flambées partout.
Marjolaine ne l’écoutait pas. Rejetant draps et couvertures, elle courait vers la fenêtre dont elle arracha presque le panneau dans sa hâte de trouver Pair frais et, fermant les yeux avec un soupir de soulagement, l'aspira à longues goulées avides.
- Dame! fit Aveline scandalisée, songez que l’on peut vous voir.
La jeune femme ouvrit les yeux et constata, non sans horreur, que quelqu’un en effet la regardait. Colin était là. Planté devant l’étable, ses yeux pleins d’étoiles étaient levés vers la fenêtre et contemplaient, émerveillés, le joli spectacle de ce corps dont il ne voyait que la moitié. Avec un gémissement de détresse, Marjolaine se rejeta en arrière, claqua le panneau et ordonna :
- Fais-moi monter un bain! Je veux aller à la première messe!
- Il faut le temps de chauffer l’eau, maîtresse. Le bain ne sera pas prêt avant un moment.
- Qui te parle d’un bain chaud? Je veux un bain froid. Et tout de suite!
L’effarement ouvrit d’un même mouvement les yeux et la bouche d'Aveline.
- Maîtresse, vous êtes sûre de n’être point souffrante? Un bain froid, par ce temps, et quand vous avez sûrement un peu de fièvre? Ce n’est pas...
- C’est toi qui vas être souffrante si, dans cinq minutes, tu ne m’as pas obéi! Et prépare-toi à me suivre à l’église! A moins que tu ne préfères le fouet?
Le fouet, jamais Marjolaine n’en avait fait usage. L’idée même ne lui en serait jamais venue, mais elle avait un air si résolu tout à coup qu’Aveline jugea prudent de ne pas discuter. Elle disparut, ses nattes rousses volant derrière elle, bien persuadée que l’aventure de cette nuit avait complètement dérangé l’esprit de sa jeune maîtresse.
Elle fit si bien qu’une demi-heure après Marjolaine était dehors. Aveline sur ses talons, trottant vers la grande basilique encore en construction. Elle marchait vite, le nez dans le vent qui s’était réveillé, moins rude que cette nuit heureusement, essayant d’éviter les énormes flaques d’eau et cherchant à maîtriser, en vue de la confession qu’elle voulait faire avant l’office, la déroute de son esprit. Son corps, lui, s’était calmé. Le bain froid - moins qu’elle ne l’aurait cru toutefois car Aveline avait tout de même jeté dedans, sournoisement, un seau d’eau chaude pour quatre d’eau froide -avait calmé sa brûlure mais n’avait pas apaisé le sentiment de honte et de dégradation qu’elle éprouvait.
C’était de cette honte qu’elle voulait se laver en allant s’agenouiller au tribunal de la pénitence. De cela et, peut-être aussi, de la peur que lui laissait cette nuit inquiétante, une peur qui reviendrait, elle en avait la certitude, lorsque tomberait le jour. Jamais elle n’avait eu autant besoin de Dieu. C’était du moins ce qu’elle pensait, traduisant en appel vers la divinité le profond besoin de protection qu’elle éprouvait.
Tout en marchant, elle se livrait à un sévère examen de conscience pour être sûre de ne rien oublier quand elle serait devant le prêtre. Elle pensait que, peut-être, la solution au problème que lui posait Gontran pourrait être celle que sa mère avait, jadis, choisie pour elle. A l’abri des murailles d’un couvent, plus rien ne pourrait l’atteindre, homme ou fantôme, car personne n’a jamais entendu parler d’un couvent hanté et rien non plus n’évoquerait jamais les dégoûtantes manifestations de l’amour charnel, si dégradant, même en rêve.
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