Seul, messire Aubry devait faire effort pour cacher sa tristesse. Si riche qu’il fût, le fiancé se voyait fort loin de l’idéal caressé par son beau-père, et il avait fallu l'insistance de toute la famille - dûment chapitrée et entraînée par Renier qui avait su circonvenir même l’altière Richaude, sensible à l'idée de faire de nouveau figure auprès de ses parents laonnois - pour qu'il se laissât arracher son consentement. Au repas de noces, il bâfra sans mesure et but comme une éponge à seule fin d'oublier que, dans bien peu d'heures, le gros Gontran allait poser ses mains grasses et son ventre en futaille sur le joli corps frais et pur de sa petite fille.
Il y réussit assez bien et, quand les dames emmenèrent Marjolaine jusqu'à la chambre nuptiale. Aubry des Bruyères, ivre à faire peur, choisit de rouler sous la table pour y cuver, au rythme de ronflements en faux bourdon, la plus gigantesque beuverie de sa vie.
Malheureusement pour elle. Marjolaine n'était pas ivre quand, après lui avoir dénoue les cheveux et l'avoir parfumée, les dames la glissèrent nue entre les draps de belle toile de Flandres sur lesquels on jeta des fleurs et des guirlandes. Elle était même très éveillée quand Gontran, rouge comme une citrouille de vin et de désir trop longtemps contenu, vint se camper auprès du lit et, d'un doigt un peu tremblant, rejeta les draps pour contempler sa jeune femme.
Émerveillé par tant de blondeur et par cette douce chair nacrée qui brillait dans l'ombre du lit. tendrement dorée par la lumière de la chandelle qu’il tenait haut, mais pas tellement ferme, le pelletier resta là un long moment, soufflant et hoquetant, bavant de trop de vin et de concupiscence. Les yeux agrandis d'horreur, Marjolaine le regardait, osant à peine respirer, les doigts crispés sur l’une des fleurs qui parsemaient le drap. Tout son être n'était que prière affolée, prière pour que la mort vînt la prendre, tout de suite, et lui évite l'affreux contact. D’ailleurs, eût-elle été moins pieuse et moins effrayée par les flammes de la damnation éternelle, qu’elle se la fût donnée à elle-même, cette mort tant souhaitée, quand elle avait appris que l’on allait la donner en mariage à celui que Renier voulait tuer pour avoir tenté de la prendre. Elle avait tant regretté alors de n’avoir pas laissé son frère le pendre à l’arbre voisin. A présent, elle lui était livrée avec tous les droits de disposer d’elle, simplement parce qu’une bénédiction était tombée sur leurs deux têtes et que le bourgeois avait donné de l’or!
Au bout d’un moment, Gontran posa sa chandelle au chevet, fit glisser l’espèce de dalmatique brodée et parfumée dont il s’était emballé et apparut, monstrueusement nu, à la pauvrette qui, cette fois, ferma les yeux de toutes ses forces, cherchant contre toute espérance à disparaître dans les profondeurs du matelas et souhaitant sincèrement que cette masse énorme l’étouffât sous son poids afin que la prochaine aurore, ni aucune autre, ne brillât plus jamais pour elle.
Hélas, elle ne mourut pas! Ni quand les mains grasses et indiscrètes de l’époux pressèrent ses jolis seins, ses douces cuisses, son ventre si tendre, ni quand sa bouche aspira la sienne en baisers gloutons et mouillés, ni quand le gros corps s’affala sur elle, ouvrant ses jambes nerveusement serrées d’un coup de genou brutal, ni enfin quand il la déflora avec la bestialité maladroite du mâle qui ne peut plus se contenir, sans même paraître s’apercevoir des larmes qui trempaient le petit visage convulsé. Ce fut seulement quand il l’abandonna pour se mettre à ronfler largement étalé sur le dos qu’elle eut un peu l’impression de remonter des profondeurs de l’enfer.
Non, elle n’en mourut pas. Ni cette nuit-là ni les suivantes qui furent tout aussi abominables car Gontran, doué d’un appétit fort gourmand, se gorgea sans retenue de ce printemps qu’il tenait dans son lit, obligeant, soir après soir, sa femme-poupée à une bataille nocturne aussi rebutante qu'épuisante. Le résultat en fut qu’après deux mois de mariage. Marjolaine, qui avait finalement choisi de se laisser mourir de faim, n’était plus que l'ombre d’elle-même et avait pris en horreur ce qu’elle s'imaginait être l’amour.
Ce fut Aubierge qui la sauva en tançant vertement son ancien nourrisson.
- Voulez-vous donc la tuer? Si vous ne la laissez reposer et se remettre, non seulement elle ne vous donnera jamais les beaux enfants que vous êtes en droit d’espérer, mais encore je ne la vois guère durer plus que la prochaine Toussaint.
- Quel mal y a-t-il à ce qu’un époux prouve chaque nuit son amour à sa jeune et jolie petite femme?
- Aucun, si la jeune et jolie petite femme est assez solide pour le supporter. Celle-ci est trop jeune et jolie, elle ne le sera plus bien longtemps si vous ne vous contenez. Mais regardez-la donc! Elle tient à peine debout et les cernes de ses yeux lui mangent toute la figure! Vous êtes lourd à porter pour un corps aussi menu.
La grosse figure poupine de Gontran s'allongea (il ne maigrissait pas, lui, et rattrapait à table ses exploits nocturnes, pillant deux fois plus vite que d'habitude le garde-manger de la maison). Un instant. Aubierge crut qu'il allait se mettre à pleurer.
- Que vais-je devenir si je ne peux faire l'amour chez moi? Sûrement, je tomberai malade.
- Hé! Que ne reprenez-vous le chemin des bourdeaux, pour un temps tout au moins? Allez user votre trop grand appétit avec quelques filles solides, bien membrées, aux tétons bien épanouis et à la cuisse charnue. Pendant ce temps, je referai une santé à votre petite dame qui en a grand besoin. Cela ne doit pas être tellement agréable de coucher avec un petit chat écorché.
- C’est vrai! admit Gontran. Elle est si menue qu'à certains moments je la perds dans le lit. Et puis il faut avouer qu’elle n'est guère experte au déduit, ni bien experte ni bien vaillante. Tu as raison, nourrice, je vais aller, à la nuitée, faire visite à la Loisel. Il y a longtemps qu’elle ne m’a vu. Et puis je vais bientôt partir pour les foires aux sauvagines. Ça te laissera largement le temps de requinquer ma dame. Prends-en bien soin!
- N’ayez crainte. Et, quand vous reviendrez, usez-en avec plus de modération : une fois la semaine par exemple jusqu’à ce qu’elle ait dix-sept ou dix-huit ans et soit devenue une belle plante bien solide à laquelle vous ferez une ribambelle de marmots!
De ce jour, l’enfer de Marjolaine se mua en une sorte de paradis douillet dont Aubierge se révéla l’efficace ange gardien. Bien soignée, bien nourrie, dormant presque toutes ses nuits seule dans le grand lit, la jeune femme retrouva rapidement sa belle mine et le goût de la vie. Elle prit plaisir aux jolies robes, à la maison confortablement feutrée de grandes tapisseries représentant des scènes religieuses et même - luxe inouï rapporté en Europe par les Croisés - de quelques tapis d’Alep ou de Damas qui faisaient la gloire des murs de la grande salle. Car il ne serait venu à l’idée de personne de jeter ces rares merveilles sur le sol pour y être souillées journellement. Les dalles de pierre, toujours rigoureusement frottées et aussi blanches que le lait, devaient se contenter de paille en hiver et de jonchées d’herbes odorantes quotidiennement renouvelées l’été.
Autant pour tenir compagnie à la jeune femme que pour s’occuper plus spécialement de son service, dame Aubierge engagea une chambrière pour Marjolaine et c’est ainsi qu’Aveline fit son entrée dans la maison du pelletier. Fille d’un des paysans de l’abbaye de Saint-Denis avec laquelle Foletier entretenait d’excellentes relations, elle était rousse comme une carotte, ronde comme une noisette, avec des yeux de même nuance perpétuellement étonnés quand ils n’étaient pas terrifiés. Car Aveline, froussarde de nature, avait peur de tout : des souris, de la justice divine, des hommes à cheveux noirs, des chiens, des chevaux et par-dessus tout de dame Aubierge dont le regard sévère et la voix forte lui causaient d’horribles transes quand, par hasard, ils s’adressaient à elle. Mais elle était gentille, affectueuse, dévouée et, justement à cause de cette grande peur qu’elle avait de la gouvernante, elle s’initia à son travail à une vitesse prodigieuse. En outre, elle s’attacha tout de suite à sa jeune maîtresse dont elle était à peine l’aînée et dont elle admirait passionnément la beauté et la blondeur irréelle.
Amusé par le joli contraste que faisaient, dans sa maison, ces deux adolescentes, Gontran Foletier les avait surnommées la lune et le soleil. Il eût d’ailleurs volontiers goûté aux taches de rousseur et aux fossettes d'Aveline mais, sachant que cela risquerait de lui attirer les foudres d’Aubierge qui ne badinait pas sur la tenue respectable de la maison, il avait jugé plus prudent de s'abstenir. La vieille femme pouvait être extrêmement désagréable quand l'envie lui en prenait.
Et le temps avait passé. Marjolaine avait grandi et s’épanouissait comme une fleur de serre. Mais, à la grande déception de Gontran, elle n’avait pas encore donné de fruits. Il la traitait à présent avec grande révérence, s’obligeait à ne lui rendre visite que deux fois la semaine et avait mis une sourdine à sa passion amoureuse si fatigante pour elle. Cela avait créé d’ailleurs en lui une sorte d’ennui dû à une trop grande monotonie. C’était un peu comme s’il allait à la messe. Encore les offices où abondaient jolies filles et femmes accortes lui paraissaient-ils plus réjouissants que cette Vénus aux yeux de Sainte Vierge, aussi totalement inerte qu’une poupée de bois sur laquelle il s’évertuait à jour et heure fixes et qui ressemblait si fort à une martyre livrée au lion.
Lassé de cet exercice mais attaché tout de même par le peu qu’il avait de cœur à cette ravissante créature, il finit par la considérer comme le plus bel ornement de sa maison et s’en alla voir ailleurs si l’air était plus pur. Des filles de bourdeaux, il passa aux femmes mariées, prit une maîtresse, puis une autre. La dernière en titre était tout juste l'opposé de Marjolaine.
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