- Je vous l’ai dit : un fils. C’est un trésor.
- Ouais. Assez de fariboles! Ecoute-moi attentivement, Gobert. (Et, pour mieux fixer, sans doute, l’attention de son adversaire, Hughes alla l’empoigner de nouveau par le col de sa robe et le secoua vigoureusement en dardant sur lui des yeux féroces.) Tu vas retourner d’où tu viens et tu vas employer toute ta cervelle et toute ton adresse à persuader dame Osilie et Brusseline d'abandonner leurs rêves fumeux. Jamais, tu as bien compris, jamais je ne donnerai à Osilie la place de mon épouse. On rirait encore de moi dans deux ou trois siècles.
- Mais enfin, l’enfant?
- Quoi l'enfant? Je donnerai l'argent pour que sa mère l’élève ou le fasse élever comme elle voudra. Si c’est un fils, quand il sera en âge, je le prendrai peut-être ici comme page. D’autre part, si Gippuin Le Housset revient avant l’accouchement, je me battrai avec lui comme le veut l’honneur d’un chevalier, ce qui veut dire que j’engagerai ma vie pour la réputation de la dame. Mais rien de plus! Tu as bien compris?
- Oui, j'ai compris. Mais je prierai pour que vous changiez d'avis s’il vient un beau garçon.
- On n’en est pas là. File à présent. Et ne t'avise pas de parler à qui que ce soit en sortant. Et surtout ne reviens plus si tu tiens à ta peau car je suis très capable de te l’arracher pour l’accrocher à ce beau chêne qui est près de ton ermitage où elle fumera gentiment, tandis que ta cabane flambera!
Gobert ne se le fit pas dire deux fois et disparut avec la vivacité d’une souris poursuivie par le chat. Poussant un soupir de soulagement et persuadé d’avoir convenablement réglé une situation délicate, Hughes sortit à son tour pour regagner la chambre des hommes et s’y débarrasser de ses oripeaux définitivement hors d’usage.
Dans la cour, il rencontra Bertrand qui revenait de l'écurie.
- Je ne sais pas ce que vous avez fait à Gobert, fit celui-ci, mais je n’aurais jamais cru qu’un ermite pouvait courir si vite!
Cependant, dans l'étuve, quand la porte eut claqué et que le bruit des pas du baron se fut éloigné, le frère Rinaldo déplia précautionneusement son corps replet et légèrement ankylosé, qu'il avait aplati provisoirement derrière les grandes cuves lors de l'entrée tumultueuse du seigneur des lieux et de son captif. Heureusement, la robe noire qu'il mettait pour ce genre d’expédition se fondait bien dans les ombres noires de l'étuve qu'aucun feu n'éclairait.
Le chapelain était venu là pour y rencontrer discrètement, comme cela lui arrivait de temps à autre les jours où l'on avait chauffé l’étuve, certaine fille de basse-cour, solide commère aux formes généreuses, appliquée au travail comme à l’amour, peu farouche et forte en gueule, à laquelle il se plaisait à administrer des sacrements d’un genre bien particulier.
D'abord terrifié par l'arrivée inopinée du baron Hughes, Rinaldo avait bientôt trouvé un intérêt si vif à la conversation que le hasard lui permettait de surprendre, qu’au bout d'un moment il aurait refusé de donner sa dangereuse place même pour la plus riche abbaye des environs.
Rendu à la solitude, il se retint de danser de joie car, avec ce qu'il venait d'entendre, il tenait enfin le moyen, si longtemps cherche, d'amener dame Hermelinde à en finir avec un mariage qui ne lui causait que déboires et que lui, Rinaldo, avait toujours déploré car il abhorrait Hughes de Fresnoy au moins autant que celui-ci le détestait.
Le plan du chapelain était simple : obliger Hermelinde à se plaindre à sa mère, dont il savait parfaitement comment elle réagirait, et obtenir ensuite la dissolution du mariage. A condition d'être habile et d'y mettre le prix, c'était une chose très possible et Rinaldo, pour sa part, se faisait fort, en fouillant les généalogies des deux époux, d'y découvrir un empêchement majeur par cousinage à un degré prohibé. Ensuite de quoi, Hermelinde et Rinaldo retourneraient vivre pour un temps dans cet admirable château de Ribemont où la vie était plus agréable qu'à Fresnoy - trop militaire au goût du moine - avant que la jeune femme ne convolât de nouveau en beaucoup plus justes noces avec celui que Rinaldo souhaitait lui voir prendre pour époux : le riche, puissant et vieux comte de Bohain qui n'était ni très beau ni en très bon état, mais qui convoitait la dame et sa dot depuis longtemps et qui saurait récompenser généreusement l'habile homme capable de lui apporter les deux. Et surtout, on serait débarrassé à jamais de cet odieux baron Hughes qui donnait toujours au chapelain l’impression affligeante de n'avoir chez lui d'autre importance que celle d'une vieille croûte de pain oubliée par une servante négligente.
C'étaient là de ces choses qu'un Sicilien de bon cru ne pouvait pardonner. Eût-il été plus courageux qu'il eût, par une nuit sans lune, poignardé discrètement son ennemi. Mais le courage n'était pas sa vertu dominante et il avait une peur horrible des conséquences toujours possibles de son acte : s’il était pris, il périrait dans les supplices que lui administreraient joyeusement les hommes du baron, trop heureux de venger sa mort, d’abord, et ensuite de se distraire un moment. C’était un trop gros risque et, à la réflexion, Rinaldo en était venu à penser que priver Hughes de Fresnoy de la riche dot de sa femme serait une vengeance presque aussi savoureuse que de l’entendre gargouiller un court instant avant d’expirer. Et combien plus subtile!
Or, voilà qu’elle venait d’apparaître, cette possibilité de vengeance, il convenait donc de ne pas la laisser filer.
En sortant des étuves, frère Rinaldo s’assura que personne ne le voyait puis, retroussant sa robe à deux mains, il prit sa course vers la barbacane d’entrée, bien décidé à rattraper coûte que coûte le curieux visiteur de tout à l’heure et à le ramener chez la dame de Fresnoy. Tout en courant, il combinait déjà, dans sa cervelle rusée, ce qu’il allait dire à cet homme, visiblement terrifié, pour le ramener au château. Le mieux serait sans doute de dire que le baron, ayant oublié un détail important, le réclamait. Cet ermite, qui semblait simple comme une chèvre, ne mettrait certainement pas en doute la parole d’un religieux paré du titre prestigieux de chapelain du château.
Au moment où il franchissait le pont au triple galop sous l’œil intéressé des soldats de garde, il aperçut la petite silhouette brune qui, appuyée sur sa canne, commençait à se fondre dans les ombres du soir. Craignant de la perdre, il accéléra encore l'allure et appela :
- Hé! Là-bas! Holà! Saint ermite! Attendez-moi!
Un point de côté lui coupa momentanément le souffle et il dut s'arrêter pour reprendre haleine, peu habitué à mener pareil train. Mais, au bout du chemin, Gobert s’était arrêté auprès de la corne d’un bois et attendait. Dédaignant alors la douleur et pleurant presque de joie à l’idée de la scène qu’il allait déclencher, Rinaldo reprit sa route et le rejoignit.
En dépit de l’espèce de tranquillité d’esprit qu'il avait tirée de son entrevue avec Gobert, Hughes passa une soirée morose. En rentrant, il avait eu l’idée de faire sa paix avec Hermelinde, mais elle ne parut pas au souper et fit savoir qu’elle était souffrante et ne souhaitait pas être dérangée. Même la douce Ersende toujours prête à aider les cœurs ou les corps en détresse ne fut pas admise auprès de la dame.
- Je crois qu’elle boude, confia-t-elle à son beau-frère. Cela ira mieux demain. Vous n’avez qu’à vous arranger pour lui faire un menu présent.
Hughes fit la grimace. Hermelinde, justement, n’aimait pas cela et ne daignait sourire que lorsque le cadeau était d’importance, donc coûteux. Et Hughes en était justement parvenu à un moment où il trouvait les femmes par trop ruineuses.
Seule consolation : ce soir-là il ne vit pas davantage don Rinaldo. Le chapelain, à ce qu’on lui dit, était enfermé chez lui où il s’abîmait en prières pour le rétablissement de sa paix conjugale. Hughes ignorait totalement qu’après avoir mis Gobert en lieu sûr, le Sicilien, altéré de vengeance, avait quitté discrètement le château muni d'une lettre d'Hermelinde et galopait, sous une pluie battante, en direction de Ribemont. Tandis qu’Hughes passait la soirée à jouer aux échecs avec son frère Robert, Rinaldo, insoucieux pour une fois des incommodités d’une chevauchée, courait après sa vengeance comme un âne après une carotte.
L’orage que le Sicilien avait si soigneusement préparé allait éclater le lendemain.
Le crime
Marjolaine des Bruyères épousa maître Gontran Foletier un jour du mai fleuri de l'an 1140.
La fête fut belle car le pelletier, tout fier d’avoir conquis - aisément somme toute - si ravissante et si noble créature, fit les choses en grand et ne lésina pas. Ainsi Marjolaine put voir s’aligner, ce jour-là, autour de la table du plantureux repas, toute sa parentèle vêtue de neuf et arborant la mine béate des âmes fraîchement sorties du purgatoire qui voient s’ouvrir devant elles les portes du paradis.
Il n’y avait pas que la famille : la maison elle aussi avait sa part. Des ouvriers travaillaient sans relâche - sauf pour le jour du mariage - à redonner un brin de jeunesse à la vieille Pêcherie. Quant à l’artisan de cette heureuse fortune, Renier des Bruyères, il venait de prendre du service comme écuyer chez le seigneur de Marie. Il n’assistait pas au mariage car il ne tenait pas à ce que l’on sache trop, parmi ses nouveaux camarades, que sa sœur épousait un bourgeois.
Celle-ci, pourtant, avait vraiment l’air d’une reine. Vêtue d’une superbe robe de soie d’un beau pourpre profond, un voile de mousseline de même couleur retenu par un cercle d’or et de rubis posé sur ses cheveux blonds dénoués, Marjolaine ressemblait tout à fait à une image de sainte quand elle apparut à la tête de son cortège de fillettes et de jeunes filles où figuraient en bonne place ses deux sœurs aînées, Marie et Madeleine, partagées entre le contentement et l’envie, et les quatre plus jeunes : Marthe, Micheline, Mathilde et Monique, la petite dernière de la famille dont les yeux noirs brillaient comme des étoiles aux approches de la belle fête. Quant aux jumeaux de dix ans, Nicolas et Augustin, ils n'étaient pas loin de se prendre pour des hommes et posaient sur toutes choses des regards impérieux de propriétaire.
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