Un peu surpris de voir son maître revenir si vite, Bertrand quitta docilement le coin de feu où il se chauffait tout en faisant un sort à un gros oignon méthodiquement étalé sur une tranche de pain en compagnie d’une tranche de lard et d’un pot de vin de Laon. L’écuyer ne détestait pas ces haltes un peu longuettes dans la cuisine du Housset où régnait habituellement Brusseline qu’il tenait pour une femme avisée et bien-disante car elle connaissait quantité de chansons et de contes bien propres à faire passer joyeusement le temps avec l’appoint d’un pot de bière ou de vin frais. Le tout d’ailleurs sans que Bertrand cultivât le moindre doute sur la moralité de la nourrice qu'il avait toujours jugée plutôt douteuse.

Mais, ce jour-là, Brusseline était absente et, réduit à la seule compagnie d’une souillon, Bertrand se disposait à s’ennuyer stoïquement quand le retour du baron vint changer le cours légèrement somnolent de ses pensées. Un baron qui paraissait tellement en colère que Bertrand jugea plus prudent de ne poser aucune question. Il se contenta de vider son pot d'un trait et, emportant le reste de sa tartine, il suivit Hughes au-dehors.

On repartit donc mais, au lieu de prendre l’habituel chemin du retour, on s'en alla battre les taillis d’alentour avec tant de désordre et d’agitation, d’ailleurs, que l’écuyer, de plus en plus surpris, se hasarda à demander ce que l’on cherchait.

-    L’ermite Gobert! gronda Hughes. Le damné ermite, que le diable l'emporte! Je croyais savoir que sa tanière était de ce côté! ajouta-t-il avec un geste vague qui englobait, en gros, les quatre horizons.

-    C'est par là, dit Bertrand en montrant un étroit sentier à demi caché par les branches des buissons mais qui longeait un ruisseau.

-    Comment le sais-tu?

-    On apprend de ces choses quand on fréquente les cuisines.

Suivant le sentier, ils trouvèrent en effet sans peine le repaire de l’ermite, un petit oratoire à demi ruiné auprès d’une sorte de hutte assemblant bizarrement le bois, la pierre et le chaume. Mais de Gobert point; l’habitant de ces lieux ne se trouvait ni en prières dans son oratoire ni dans sa champêtre demeure dont d’ailleurs la porte, faite de grosses planches bien jointoyées, s’ornait d’un solide loquet renforcé d’un cadenas que Bertrand, amusé, agita.

-    Qu’est-ce qu’un ermite peut bien avoir à renfermer si soigneusement? fit-il en riant. Pour quelqu'un qui a dû normalement faire vœu de pauvreté il a l’air de s’entendre à protéger son absence de biens terrestres.

- En tout cas, il n’est pas là, grogna Hughes après avoir, pour la forme, secoué vigoureusement la porte qui ne bougea pas d’un pouce.

-    Vous tenez beaucoup à rencontrer ce bonhomme, sire Hughes? Il n’est pourtant guère intéressant.

-    Il l’est beaucoup plus que tu ne l’imagines. Je te jure qu’il m’intéresse en ce moment et qu’il a, lui, tout intérêt à me rencontrer le plus vite possible et à me laisser mettre bon ordre à ses sottises.

On attendit un peu. C’est-à-dire que le baron exécuta à grandes enjambées cinq ou six tours de l'ermitage, dans un sens puis dans l’autre, ce qui ne fit qu’augmenter son impatience et son irritation. En plus, il avait froid. Un nuage s'installa au-dessus des arbres et quelques gouttes d’une pluie glaciale se mirent à tomber. Hughes en eut assez et se dirigea vers son cheval.

-    Rentrons! Il se fait tard. On reviendra demain.

Les deux cavaliers coupèrent à travers la forêt pour rejoindre le grand chemin dans lequel ils s’élancèrent au galop. Tout au long du parcours, Hughes remâcha silencieusement sa colère et son inquiétude. Il ne desserra pas les dents, mécontent de lui-même, des autres en général et singulièrement de cette Osilie qu'il avait crue si sotte et si commode et qui venait de se révéler bien plus encombrante qu’il ne l'imaginait. Comment, diable, allait-il faire pour s’en débarrasser, car c’était cela qui importait! Et le plus tôt serait le mieux.

Si Gippuin Le Housset consentait à ne pas reparaître au logis avant la naissance de l'enfant, celui-ci pourrait être discrètement confié à une bonne nourrice avant d’être remis, plus tard, à quelque bon couvent afin d'y vivre dans la quiétude et le recueillement une existence qui n’aurait jamais dû voir le jour. En admettant toutefois que la mère soit d'accord, ce qui n'était pas certain, tant s’en faut, si l’on s’en tenait aux dernières et si étranges idées que l’on avait installées dans sa tête légère. Évidemment, si Gippuin revenait avant l’événement, il n’y avait aucun doute sur la suite qu'il conviendrait de donner à l'affaire : Hughes et lui se retrouveraient en champ clos jusqu'à ce que l'un d'eux mordît définitivement la poussière.

Dans un sens, Hughes aurait assez aimé cette solution car, autant il se sentait assuré sur le terrain des armes, autant il redoutait le marais piégeur des ruses féminines. Mais, s'il n’en mourait pas, il aurait encore à faire face au juste courroux d'Hermelinde aux oreilles de laquelle il fallait à tout prix éviter que cette affaire ne vînt. Car les oreilles d'Hermelinde n'étaient que le prolongement de celles de sa mère, la dame de Ribemont, qui était tout à fait capable d'ameuter la province pour la lancer aux basques d’un gendre qu'elle n'aimait pas.

Ces pensées amères n'arrangeaient pas l'humeur du baron et nourrissaient la rancune que lui inspiraient les bons conseils de l'ermite quand, juste au moment où il débouchait dans la basse-cour de son château, il aperçut Gobert droit devant lui. Appuyé sur un long bâton, le capuchon de sa robe de bure rejeté sur le dos et la tête en arrière, Termite contemplait le donjon de Fresnoy de Pair indécis de quelqu'un qui ne se résigne pas à prendre un parti.

Le bruit que firent les chevaux en franchissant le pont-levis le fit retourner et, reconnaissant le baron, il se précipita vers lui en agitant son bâton et en donnant tous les signes d’une joie extravagante que l’autre ne partagea guère. Et pas davantage Bertrand.

-    Qu’est-ce qu’il fait là? marmotta l’écuyer.

C’était exactement ce que se demandait Hughes, non sans inquiétude, mais déjà Gobert arrivait.

-    Ah! Sire baron! Que vous voilà donc à propos! J’étais venu jusqu’ici pour vous parler d’une affaire grave et on m'a dit que vous étiez sorti. En dépit de ma déception, j’hésitais à vous attendre encore, vu l’heure tardive.

-    Vous avez à me parler, saint homme? Ça tombe bien parce que moi aussi j’ai à vous parler. Par ici, s'il vous plaît.

Et péchant Gobert par son capuchon, il le décolla de terre et, mi-voltigeant, mi-sautillant, il lui fit parcourir au trot de son cheval toute la vaste cour jusqu’aux étuves dans lesquelles il le propulsa un peu rudement après avoir jeté sa bride à Bertrand.

-    A nous deux, maintenant! s’écria-t-il, tandis que l’ermite allait s’étaler plutôt que s’asseoir sur la large planche où, ce matin, Hughes avait reçu les soins attentifs de la Perrine...

-    Que vous ai-je fait, sire baron? bredouilla Gobert, affolé par une entrée en matière si peu conforme à son éthique personnelle et par l’allure franchement menaçante de ce beau seigneur dont il n’avait eu pourtant qu'à se louer jusqu'à présent. Pourquoi me traiter si mal, moi qui vous suis si dévoué?

A vrai dire, Hughes, planté au seuil de l'étuve, qu'il barrait de ses larges épaules, les poings sur les hanches et les jambes écartées, avait l’air aussi peu rassurant que possible.

-    Je vais te dire ce que tu m’as fait, saint homme. Ou plutôt ce que tu n’as pas fait. Pourquoi ne m’as-tu pas dit que dame Le Housset était enceinte? Tu as bien su venir me trouver quand vous creviez tous de faim?

-    Mais je venais justement vous l’apprendre, monseigneur!

-    Aujourd'hui! Au bout de quatre mois! Et pourquoi pas plus tôt?

-    Eh bien, justement parce que je n'en savais rien. C’est seulement ce matin que Brusseline m’a appris ce malheur, tandis que notre pauvre dame pleurait à faire pitié. Alors j'ai songé qu’il fallait faire quelque chose et ma première pensée...

-    A été pour moi? Il fallait venir m'apprendre tout de suite la grande nouvelle, n'est-ce pas? flûta Hughes, contrefaisant le fausset de l’ermite. (Puis, changeant de ton :) Eh bien, mon bonhomme, tu mens effrontément pour un homme soi-disant voué à Dieu! Ta première pensée - en admettant que ce soit vraiment la première -, tu l’as employée à donner d’étranges conseils. Des conseils dont le plus beau est celui-ci : me faire répudier mon épouse pour donner sa place à celle de Gippuin.

-    Euh, l’idée était de Brusseline, mais je l’ai approuvée entièrement comme étant peut-être la volonté de Dieu.

-    Ah non! Ne va pas mêler Dieu à cette histoire.

-  Pourquoi pas? fit l'autre avec une douceur si mielleuse qu'elle acheva d’exaspérer le baron. Si dame Osilie vous donne le fils que votre malheureuse épouse n’a jamais pu vous donner, n’est-il pas normal qu'elle devienne dame de Fresnoy après une double répudiation?

-    Et Gippuin, dans tout ça, qu'est-ce que vous en laites? Il pourrait avoir envie de trucider son épouse adultère. Ce n’est pas un personnage spécialement commode et ça m’étonnerait que les Infidèles aient arrangé son caractère.

-    Il ne reviendra peut-être pas!

-  Que voilà encore une pensée chrétienne, saint homme! Mais je veux bien raisonner avec toi. D’abord rien ne dit qu’Osilie accouchera d’un fils et rien ne dit non plus que la dame de Fresnoy, mon épouse, ne me donnera jamais d’héritier. Nous sommes jeunes l’un et l’autre. Quant à la répudier, elle et la riche dot de bonne terre et de bons écus qu’elle m’a apportée, il n’en est pas question. Oublies-tu de qui elle est la fille? On ne remplace pas une Ribemont par une Osilie. Qu'est-ce que celle-ci m'apporterait en échange?