C’était donc vers ce havre, à la fois douillet et silencieux, qu’Hughes se précipitait après la scène du château. Il venait, comme cela lui arrivait plusieurs fois le mois, chercher auprès de la moelleuse Osilie le calme et le voluptueux confort qu’elle s'entendait si bien à lui dispenser. Aussi fut-il presque scandalisé de la trouver en larmes.

Étendue à plat ventre sur son lit, dame Le Housset pleurait à creuser les cailloux et avec tant de constance qu'elle ne releva même pas la tête quand le pas, pourtant bien connu, froissa la jonchée de paille qui couvrait le sol de sa chambre.

Fort ennuyé car il avait son compte de drames et de criailleries pour la journée, Hughes faillit rebrousser chemin sur la pointe des pieds pour s’en aller chercher réconfort auprès de certaine belle meunière des environs, mais Osilie avait négligé de s’habiller ce matin-là et son corps dodu formait, avec la fourrure noire dont était couvert le lit, un si joli paysage blond que l’appétit du baron s’en trouva réveillé.

Négligeant alors les formules de politesse, il tendit les mains vers les monts roses qui le tentaient mais, quand il voulut s’en emparer, Osilie poussa un long cri d’horreur, glissa sur le lit comme une anguille et, saisissant sa chemise, la plaqua contre son corps.

-    Ah ça, ma mie, quelle mouche vous pique? protesta Hughes déçu. N’êtes-vous plus ma douce amie?

-    Non, je ne le suis plus et n’aurais jamais dû l’être! Dieu me punit, Dieu me punit!

Et de pleurer de plus belle, tout en essayant de venir à bout de la vaste chemise dont elle ne trouvait pas l’entrée, ce qui donnait lieu à toutes sortes de contorsions bien agréables à regarder.

-    Vous tenez vraiment à la remettre? fit Hughes hypocritement. Je vous aime mieux sans.

-    Plus jamais vous ne me verrez sans! Plus jamais! Il faut faire pénitence en attendant la mort qui ne saurait manquer de m’advenir lorsque sire Gippuin reviendra de guerre.

Agacé, Hughes saisit Osilie d’une main, la chemise de l’autre, et entreprit d’introduire l’une dans l’autre, serra le cordon qui coulissait le haut du vêtement et obligea Osilie à s’asseoir sur le lit.

-    Vous dites des folies, grommela-t-il. A présent, causons!

Il s'assit auprès d’elle et l'attira contre lui pour la rassurer en lui tapotant les cheveux. Le nez contre son aisselle, Osilie se remit à larmoyer, trempant sans vergogne le beau bliaut de soie et entrecoupant ses sanglots de mots apparemment incompréhensibles mais qui, à la longue, finirent par composer une phrase somme toute assez claire : la dame était enceinte.

Il ne fallut pas longtemps à Hughes pour comprendre le problème dans son ensemble. Et il était de taille!

En effet, il y avait au moins huit mois que le seigneur Gippuin était parti pour les grandes aventures et, bien que son intelligence ne dépassât pas une honnête moyenne, il serait peut-être difficile de lui faire avaler un enfant à naître, même s’il se présentait au pont-levis le soir même.

Pour se donner le temps de réfléchir, Hughes demanda :

-  Savez-vous, ma mie, de quand date cet événement?

- Bien sûr je le sais, répondit Osilie avec empressement. Cela remonte au jour de ma fête quand vous m’avez fait présent de cette belle ceinture parfilée d’or et si merveilleusement ornée de grenats. J’étais si heureuse et nous nous sommes aimés avec tant d’ardeur.

Hughes sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et, pour la première fois, regretta ses générosités.

-    Mais, cela fait trois grands mois, il me semble?

-    Vous croyez? Ah, c’est bien possible.

-    Comment, si je crois? Et vous ne vous en êtes pas aperçue plus tôt? C’est incroyable! Toutes les femmes savent, et tout de suite, quand elles sont enceintes.

-    Ah?

Il la regarda avec une surprise vaguement inquiète. Etait-elle vraiment aussi sotte ou faisait-elle semblant?

-    Mais enfin vous avez bien dû constater que vos... que les petits ennuis de chaque mois ne se présentaient plus? Et, sinon vous qui êtes innocente, Brusseline a dû s’en apercevoir?

-    Elle ne m’en a rien dit. Et puis ces choses ne sont pas toujours très régulières.

-    Dans ce cas, comment vous en êtes-vous aperçue?

Ce simple mot eut le don de lâcher de nouveau les vannes des larmes.

-    J’ai mal au cœur! J’ai affreusement mal au cœur et les confitures que j’aime tant me font horreur. Oh, messire Hughes, qu'allons-nous faire? Que vais-je devenir?

Elle s’accrochait à lui et, sentant venir une crise de panique, il s’efforça de lui prodiguer toutes sortes d’apaisements et de lui jurer qu’il ne l’abandonnerait pas. Cela prit du temps mais quand, une heure plus tard, il se disposa à la quitter, Osilie, apaisée, reposait sur son lit, ses petites mains dodues jointes sur un ventre qui semblait déjà un peu moins plat. Au moment où il lui posait sur le front un dernier et chaste baiser, la dame releva sur lui un regard où pétillait une certaine satisfaction.

-    C’est une catastrophe pour moi, mais vous, cher seigneur, vous devez être content!

-    Content de vous voir pleurer?

-    Non. Content de savoir que vous pouvez avoir un enfant et que si vous n’en avez pas encore, c’est uniquement parce que la dame de Fresnoy est bréhaigne.

-    Mais je n’en ai jamais douté.

Il avait, pour cela, les meilleures raisons. A travers la province, on pouvait en effet trouver ici et là, en cherchant bien, trois ou quatre enfants de blonds pourvus de cheveux noirs et d’yeux verts.

-    En outre, ajouta-t-il, il va falloir cacher cet enfant lorsqu’il naîtra, ne fût-ce que pour le soustraire à la légitime colère de sire Gippuin. Et j’espère de tout cœur qu’il ou elle n’aura pas le mauvais goût de me ressembler. Donc, je n’ai aucune raison d’être content.

Les yeux pâles d’Osilie le considérèrent avec une espèce d’avidité rusée qu’il ne leur connaissait pas encore.

-    Ce ne serait pas un si mauvais goût! Je veux dire, de vous ressembler.

-    Comment l’entendez-vous?

Osilie laissa retomber ses paupières comme un rideau et considéra attentivement ses doigts croisés.

-    Oh! c’est simple. Puisque votre épouse ne peut porter de fruits, la venue d’un enfant de noble lignage pourrait être pour vous une excellente occasion de la répudier. En outre, ne serait-ce pas la meilleure solution pour moi? Sire Gippuin, mon époux jusqu’à ce jour, ne pourrait s’en prendre à l’enfant d’un si haut seigneur et il ne lui resterait qu’à me répudier pour me punir. Ensuite, rien ne s’opposerait plus à notre bonheur.

Hughes la considéra avec une stupeur qu’il ne songeait même pas à dissimuler.

-    Cette brillante idée est-elle de vous?

Elle lui jeta un coup d’œil offensé.

-    Mais naturellement. C’est une idée toute naturelle, il me semble. La dame ne peut vous donner d’enfant, moi je vous en donne un, il est donc tout naturel que je prenne sa place.

« Miséricorde! » pensa Hughes. Ainsi c’était cela qui couvait dans cette cervelle qu’il avait toujours jugée légèrement obtuse. Lui faire répudier la fille du puissant comte de Ribemont - et la dot qu’elle lui avait apportée - au bénéfice d’une Osilie Le Housset qui ne lui apporterait même pas de quoi acheter un haubert neuf. Cela expliquait en tout cas que l’on eût attendu tout ce temps pour s’apercevoir d’une grossesse que l’on espérait bien fructueuse.

Hughes sentait monter en lui une colère folle mais, au lieu de s’y abandonner, il s’obligea à une douceur pleine de bénignité mais quelque peu narquoise.

-    Il y a pourtant une chose qui semble vous échapper, ma chère. C’est que mon mariage avec dame Hermelinde ayant été béni et consacré - comme le vôtre d’ailleurs - il ne se peut rompre aussi aisément.

-    Bien sûr que si! Et justement au cas où l'épouse est incapable de procréer. L’époux est alors tout à fait en droit de demander sa répudiation et notre Sainte Mère l'Eglise y souscrit d'autant plus volontiers...

-    Qu’on la paie plus cher! grogna Hughes de plus en plus méfiant.

Cette sotte d’Osilie donnait tout à fait l'impression de réciter une leçon. Restait à savoir qui avait bien pu la lui souffler et il voulut en avoir le cœur net.

-    Vous me tenez là langage de clerc ou même de procureur. Cela ne vous ressemble guère. Et surtout ne vous convient pas. Vous vous trompez.

-    Et moi je vous dis que non, s'écria la dame qui commençait à s’énerver. Je vous dis que cela se peut! Brusseline et surtout le bon père Gobert me l’ont bien expliqué.

Hughes faillit pousser un soupir de soulagement. C’était donc cela. L’ermite qui savait si bien attendrir les âmes sensibles sur le sort cruel des jolies femmes esseulées par la croisade, et ces deux drôlesses avaient soigneusement mitonné leur petite affaire dont le but, éclatant d’évidence, tendait à les installer tous derrière les murs solides et bien pourvus de toutes choses du château de Fresnoy.

-    Ainsi, c’est le bon père Gobert? fit Hughes au bout d’un moment. Eh bien, ma chère, tenez-vous en repos. Je vais me mettre à sa recherche afin de parler de tout cela avec lui. Est-il chez vous à cette heure?

-    Oh non! Il doit être à son ermitage à prier pour les pécheurs et pour le bien de tous ceux que sa sainteté protège. Voyez-le vite, mon doux ami, et mettons-nous d’accord au plus tôt afin que notre fils puisse venir au monde dans des conditions dignes d’un futur baron de Fresnoy.

Elle parlait comme un livre à présent. Ricanant intérieurement, Hughes quitta Osilie avec la ferme intention d’avoir avec le malencontreux ermite un entretien qui ne manquerait pas de laisser au saint homme un cuisant souvenir. Il n'aurait pas trop de toute sa sainteté pour se protéger de l’orage qui était en train de s’accumuler sur ses imprudentes épaules.