Quand Fresnoy apparut, Bertrand lui tendit la bride, mais déjà il s’enlevait en voltige avec une telle impétuosité qu'un sinistre bruit de soie déchirée souligna le mouvement : les élégantes mais fragiles braies de soie n'avaient pas résisté à l'ardeur cavalière de leur propriétaire. Une flamme joyeuse s’alluma alors dans l'œil bleu de Bertrand qui n’alla pas jusqu'au sourire : il avait depuis longtemps appris à apprécier la densité exacte des nuages d'orage qui chargeaient parfois le regard du baron.
Déjà en selle, celui-ci essaya de se retourner pour constater le désastre, n’y parvint pas naturellement et demanda :
- C’est grave?
- C’est ouvert jusqu’à la taille. Mais la robe cache bien.
- Cela m’apprendra à m'attifer comme un damoiseau pour apaiser les humeurs d'une pécore.
Et, piquant des deux, il fonça vers le grand pont-levis, mettant en fuite les poules et la portée de jeunes cochons qui s’ébattaient dans la basse-cour. Habitué à ces sorties fracassantes, Bertrand suivit à la même allure.
Pendant un moment, tous deux galopèrent à travers la large vallée coupée de boqueteaux noircis par l’hiver. Bertrand, toujours silencieux, se gardait bien de poser la moindre question. Il attendait simplement que l’on fût à certaine croix de chemins pour savoir quelle était leur destination. Si l’on prenait à droite, cela voudrait dire que l'on allait chasser - en équipant Roland, il n’avait eu garde d’oublier l’épieu accroché à la selle -, mais si l’on prenait à gauche - côté cœur - cela aurait une tout autre signification.
Il fut vite délivré de ses doutes : arrivé à la croix, Hughes embouqua le chemin de gauche à un train d'enfer et plongea, les cottes au vent, à travers une basse futaie. L’écuyer suivit avec un soupir. C’était bien du baron de choisir tout juste un jour où le torchon brûlait chez lui pour s’en aller conter fleurette à cette jolie dinde! Comme si sa partie de main chaude avec la Perrine ne lui suffisait pas pour la journée.
Dix minutes plus tard, les chevaux freinaient des quatre fers à l’entrée d’un long bourbier qui s’enfonçait sous un tunnel de branches si bas de plafond et si étroit qu’il ne pouvait être question de le parcourir à cheval. Il fallait mettre pied à terre, et cheminer à la queue leu leu. La forêt, à cet endroit, était dense et enveloppait comme une épaisse courtine une tour solitaire, lieu de résidence habituelle d’un chevalier, Gippuin Le Housset, dont les exploits en tournois avaient occupé des échos de la province et même de la cour durant le précédent règne.
Résidence habituelle mais non actuelle car le seigneur Gippuin, alléché par les récits, tous plus fabuleux les uns que les autres, de ceux de ses amis ayant fait « le voyage » et saisi par le « mirage doré » de l’Orient, s’en était allé faire quarantaine sous la bannière de Foulques d’Anjou, roi de Jérusalem. Cela, à seule fin de se prouver à lui-même sa valeur intacte, aux soldats infidèles de l'émir Zengi qu'il valait à lui tout seul tous les preux de la Table ronde et à ses habituels compagnons de beuverie qu'il était capable, autant qu'un autre, de meubler son donjon d’aiguières et de plats d'or, de soies brodées et d'affriolantes esclaves sarrasines qui lui tiendraient chaud au lit quand sa dame aurait ses mauvais jours. Et raflant la majeure partie des écus de la maison, il était parti tout fringant pour Marseille d’abord, et pour les grandes aventures ensuite, laissant au logis ladite dame sous la garde conjuguée et concentrique de sa teigneuse forêt, d’un large fossé vaseux, d'une muraille de huit pieds d'épaisseur, de quatre soldats à la limite d'âge, et d'une nourrice plantureuse dont l'air endormi cachait la ruse d'une portée de renards. Plus épisodiquement enfin, d'un ermite de la forêt qui abritait ses patenôtres dans une hutte de bûcherons à quelques toises du château où il occupait la double fonction de confesseur et de pique-assiette.
La dame de la tour répondait au doux nom d'Osilie. Passablement sotte comme l'attestait le vide absolu de ses larges yeux de génisse, elle n'en était pas moins de ces créatures dont les formes moelleuses attirent irrésistiblement la main de l'homme. Riche en tétons qu'elle avait hauts et fermes, et plus encore en croupe, dame Osilie représentait comme une rente que la nourrice Brusseline avait entrepris d'exploiter convenablement - avec la bénédiction tacite de l'ermite Gobert - pour le plus grand bien de la maisonnée.
En effet, trois ou quatre mois après le départ de son maître, Brusseline s’était avisée d'une grande disette d'argent au fond du vaste coffre, bien bardé de serrures, où l'on avait l'habitude de le conserver. Elle en avait éprouvé un coup terrible. Le chevalier n'étant plus là avec ses grands coups de lance ou d'épée qui faisaient bouillir si richement la marmite, de quoi allait-on vivre? Les bois couvraient la majeure partie des terres des Le Housset et le reste ne rapportait pas grand-chose. Il y avait le gibier, bien sûr, mais les rhumatismes faisaient des ravages dans la « garnison » et l'on avait toutes les peines du monde, en hiver, à tirer les hommes de leur coin de cheminée. Et si l’on ne trouvait pas bien vite une solution, sire Gippuin, en rentrant de guerre - s’il rentrait jamais -, ne retrouverait plus au logis que de petits tas d'os desséchés au lieu de la belle créature qu’il y avait laissée.
Questionnée, la belle créature en question avait écarté les bras d’un geste navré, traduisant une impuissance totale à résoudre le problème et s’était mise à pleurer. Elle avait toujours été accoutumée à une savoureuse paresse qui la tenait au lit de longues heures avec, pour distraction, de petits repas qu’on lui montait à n’importe quel moment du jour, avec une prédilection marquée pour les pâtisseries légères.
C’était ce régime qui entretenait l’éclat de son teint et la douceur de sa peau et, quand il apparut qu’il allait falloir en changer, Osilie ouvrit les vannes d’un profond chagrin qui acheva d'affoler sa nourrice. Et le matin où Brusseline s’aperçut, en bouclant la ceinture d’Osilie, que cette ceinture commençait à flotter, elle décida de passer à l’action après en avoir conféré avec le saint homme qui, dans sa hutte, commençait à s’inquiéter de sa nourriture à venir.
Ce fut l’ermite qui, s’arrachant à sa solitude, s’en alla trouver le haut et puissant seigneur de Fresnoy pour attirer son attention sur la grande misère qui menaçait une noble dame et faire appel à sa charité. Brusseline, en effet, n’ignorait pas plus que les autres commères de la région le penchant marqué du baron pour les jolies femmes.
- Si jeune, si belle, abandonnée dans cette tour forestière cernée par les loups! pleura l’ermite. Cela fend le cœur et, certes, Notre Seigneur bénirait celui qui viendrait en aide à cette détresse et lui permettrait d’attendre dignement le retour de son valeureux époux.
De tout ce discours, Hughes n'avait retenu que quatre mots : « si jeune » et « si belle ».
- J’irai demain, promit-il.
Il n’y manqua pas.
Quand il arriva, peu avant l'heure de sexte, il se trouva en face d'un spectacle - soigneusement mis en scène par Brusseline - qui lui parut plein d’intérêt.
Assise au coin d’une énorme cheminée où brûlait un maigre feu, ses longs cheveux blonds croulant sur ses épaules et sa gorge curieusement découverte, si l’on tenait compte de la température, Osilie regardait tristement, de ses grands yeux mornes, une platée de raves fumantes posée sur ses genoux et qui était censée représenter son unique repas. Une robe de velours violet, fort usée, un voile troué l’habillaient et, quand Hughes s’approcha d’elle pour la saluer, il put voir que de grosses larmes roulaient sur ses joues.
C’étaient de vraies larmes et la dame Le Housset n’avait aucunement besoin de se forcer à pleurer car, peu confiante dans ses talents de comédienne, Brusseline venait de lui dire que c’était tout ce qui restait à manger dans la maison.
Ce tableau navrant émut d’autant plus le baron que, voyant surgir devant elle cet inconnu, Osilie se mit à sangloter et qu’à chaque sanglot ses seins, mal protégés par une robe négligemment lacée, menaçaient d’apparaître dans toute leur gloire.
Pour mieux consoler la dame, Hughes s’agenouilla devant elle ce qui, compte tenu de sa haute taille, lui permit de dominer de près le phénomène. Quant à Osilie, l’apparition dans une si lugubre circonstance de ce jeune et beau seigneur si richement vêtu le lui fit prendre pour un envoyé du ciel et, quand il la tint dans ses bras pour baiser ses lèvres, elle n’eut pas le plus petit réflexe de défense, s’abandonnant au contraire avec un soupir bienheureux. Refuse-t-on quelque chose à un messager céleste?
Un instant plus tard, tous deux faisaient l’amour avec enthousiasme sur la jonchée de paille fraîche que Brusseline, toujours prévoyante, avait doublée d’épaisseur ce matin-là. Ils n’avaient pas encore échangé une seule parole mais, de cet instant, dame Osilie et sa maisonnée n’eurent plus de soucis à se faire pour le contenu de leur garde-manger et le renouvellement de la garde-robe.
Cette première expérience avait ouvert, en effet, au baron des horizons inattendus. Osilie était peut-être sotte, elle n’en était pas moins femme et pourvue d’avantages non négligeables. Sans doute sa conversation était-elle limitée mais, pour tout ce qui touchait aux jeux de l’amour, elle faisait preuve d’une érudition exceptionnelle. Enfin, ayant retrouvé une vie exempte de soucis matériels, elle montrait un caractère d’une grande égalité et c’était toujours avec le même sourire lent qu’elle accueillait un amant dont les visites n’étaient pourtant pas d’une extrême régularité tant il se montrait éclectique dans ses goûts amoureux. Mais Osilie n’aurait jamais eu l’idée de lui en faire reproche, ce qui le reposait des aigreurs conjugales.
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