Le 15 août, les trois princesses arrivaient à l’hôtel d’Ischl{3} avec une heure et demie de retard, pour y apprendre que l’archiduchesse les attendait à la villa impériale pour le thé. C’était la catastrophe, car elles n’avaient qu’un peu plus d’une demi-heure devant elles… et les malles n’étaient pas encore arrivées. En revanche, l’empereur, lui, était déjà là.
— Tant pis ! dit la duchesse au bord des larmes. L’heure c’est l’heure et nous n’aurions même pas le temps de nous changer si les malles étaient là ! Il faut y aller comme nous sommes.
— Altesse ! s’écria la baronne Wulffen ! C’est impossible ! Toute cette poussière !…
— La poussière est une chose, le protocole en est une autre. Nous devons y aller !
À la villa, l’archiduchesse Sophie les attendait dans son appartement. Elle rassura sa sœur : telles qu’elles étaient, les petites étaient charmantes. Simplement, on allait faire venir sa femme de chambre pour recoiffer Hélène. Sissi s’arrangerait d’une simple brosse. On donna donc tous les soins possibles à l’opulente chevelure noire de Néné, mais la camériste chargée de cet ouvrage ne put s’empêcher de marquer son admiration pour celle de la jeune Sissi, brillante cascade de cheveux châtain clair traversée île reflets d’or et de touches fauves.
Au bout de quelques minutes, les dames de Bavière étaient assez présentables pour affronter le thé et le regard de l’empereur, et l’on se dirigea vers le salon où allait avoir lieu la rencontre.
Le premier abord fut quelque peu solennel. Hélène, rougissante, osait à peine lever les yeux sur l’empereur de vingt-trois ans qu’on lui destinait pour époux, et celui-ci se montrait certes aimable mais plutôt guindé, car il en était déjà aux comparaisons avec la belle Hongroise et venait de réaliser qu’on était en train de le marier contre son gré. Et, tandis qu’il examinait Hélène, la trouvant certes jolie, grande, mince, pleine de distinction et d’élégance, il ne pouvait s’empêcher de lui découvrir certains traits énergiques et même durs, qui ne correspondaient pas à ce qu’il attendait.
Et puis, tout à coup, il ne la vit plus. Derrière elle, il découvrait une adorable créature, un visage de rêve, des yeux pleins d’étoiles, une silhouette exquise, une enfant, certes, mais si belle, si attirante, que sa seule présence suffisait à tout effacer de ce qui l’entourait, à tout effacer du passé… Dès lors, il ne vit plus qu’elle, plus que cette délicieuse Sissi qui ne faisait même pas attention à lui, tout heureuse qu’elle était de retrouver son ami Charles-Louis. Pour un peu, ces deux-là auraient demandé la permission d’aller jouer au jardin.
Mais, soudain, Sissi s’aperçut de l’attention que lui accordait François-Joseph et, aussitôt, elle se troubla, rougit ; c’en fut fini de son naturel joyeux qui faisait quelque peu froncer les sourcils de sa tante Sophie. Elle s’accrocha à son ami Charles-Louis comme à une bouée de sauvetage, car elle n’osait regarder ni l’Empereur, dont le regard souriant la troublait sans qu’elle sût pourquoi, ni Hélène, dont elle craignait de lire la déception sur le visage, une déception bien facile à comprendre.
Quelqu’un d’autre était déçu, et ce quelqu’un, c’était Charles-Louis. Profondément épris de sa jolie cousine, le jeune archiduc ne s’était pas trompé sur la signification du regard de son frère et, le soir même, après le dîner de famille, il jeta à sa mère avec une douleur qu’il parvenait mal à contrôler :
— Sissi a beaucoup plu à Franz, Maman, infiniment plus que Néné. Tu verras, il la choisira de préférence à sa sœur.
— Tu rêves ? fit l’archiduchesse avec un haussement d’épaules. Une gamine pareille ? Ce serait un désastre.
Peut-être, car elle avait de bons yeux, cherchait-elle simplement à se rassurer elle-même. Mais ses illusions allaient être de courte durée car, le surlendemain, alors qu’elle venait tout juste de se lever et n’avait pas encore eu le temps de déjeuner, elle vit surgir François-Joseph. Un François-Joseph positivement rayonnant.
— Tu sais, lui dit-il, Sissi est délicieuse !…
— C’est pour me dire cela que tu m’envahis à cette heure ?
— Mille pardons, Maman, mais il fallait que je te le dise. Elle est adorable, délicieuse.
— Mais enfin, ce n’est encore qu’une enfant !
— Bien sûr, elle est très jeune, mais regarde ses cheveux, ses yeux, son charme, toute sa personne ! Elle est exquise.
— Mais enfin, il y a Hélène, Hélène qui…
— Hélène rien ! Elle est charmante, mais on ne la voit plus lorsque Sissi est là.
— Allons, du calme ! Tu ne la connais pas encore. Il faut réfléchir. Tu as le temps. Inutile de se presser ! Personne ne te demande de te fiancer tout de suite.
Mais allez donc arrêter un torrent dans sa marche irrésistible ! Avec un grand sourire, le jeune empereur vint embrasser tendrement sa mère et déclara :
— Je pense, moi, qu’il vaut beaucoup mieux ne pas faire traîner les choses en longueur. Tout à l’heure, j’essayerai de voir Sissi avant que nous ne nous retrouvions pour le dîner.
Et le voilà parti vers son harassant travail d’autocrate, emportant avec lui l’idée lumineuse d’un instant d’entretien seul à seul avec celle qui était déjà sa bien-aimée… Malheureusement, il ne la trouva pas, et ce fut avec un front assombri et une certaine nervosité qu’il prit place à table auprès d’Hélène… qu’il ne regardait toujours pas. La malheureuse n’entendit même pas le son de sa voix. Il ne regardait que Sissi, assise de l’autre côté de la table, entre l’archiduchesse Sophie et le prince de Hesse.
De son côté, singulièrement émue par ce regard souriant qui ne la quittait pas, la jeune fille ne toucha pratiquement à aucun des plats qui lui furent servis, ce qui provoqua l’étonnement de son voisin.
— Sissi a dû décider que ce serait aujourd’hui jour de jeûne, dit-il en riant à l’archiduchesse. Elle n’a mangé que du potage et de la salade russe.
Le lendemain, un grand bal était donné à la villa impériale, un bal dont tout un chacun, à la cour, savait bien que le cotillon serait décisif… tout le monde, sauf Sissi, qui s’obstinait à considérer sa sœur comme la future impératrice d’Autriche en dépit de la mine glaciale que lui opposait Hélène.
Quand les deux sœurs parurent dans la grande salle, un murmure d’admiration courut dans l’assemblée, mais il s’adressait, hélas, beaucoup plus à Sissi qu’à Hélène, encore que la jeune fille dans une splendide robe de soie blanche, une guirlande de lierre dans ses cheveux bruns, fût vraiment très belle… Mais sa petite sœur, ennuagée de mousseline rose, une menue flèche de diamants dans les cheveux était irrésistible. Et quand vint le moment du cotillon, ce fut à elle que François-Joseph alla offrir le bouquet traditionnel en l’invitant à danser.
Chacun sut que les jeux étaient faits et que l'on venait d’assister à la naissance d’une impératrice. Et il fallut à l’archiduchesse Sophie tout son empire sur elle-même pour ne pas montrer son mécontentement. Quant à Hélène, elle était allée cacher sa peine dans un salon voisin, un salon désert.
Il n’y a, en effet, plus rien à ajouter : dès le lendemain, François-Joseph alla prier sa mère de demander pour lui la main de sa cousine Élisabeth, si toutefois elle voulait bien consentir à l’épouser.
— Je vous supplie néanmoins, Madame, d’insister auprès de ma tante Ludovica afin qu’elle n’exerce aucune pression d’aucune sorte sur Sissi, car ma charge est si lourde que, Dieu m’en est témoin, ce n’est pas un plaisir de la partager avec moi. Je veux qu’on le lui dise !
— Mais mon cher enfant, quelle idée de croire qu’une femme ne serait pas heureuse de te faciliter la tâche par son charme et sa gaieté ? Néanmoins, il sera fait selon ton désir.
Et le soir même, la duchesse Ludovica, un peu inquiète tout de même et fort émue, faisait part à Sissi de la demande impériale, avec tous les ménagements possibles et en exécutant scrupuleusement le souhait de François-Joseph.
— Ce mariage, tu le comprends bien, n’est possible, mon enfant, que si tu aimes Franz, si tu l’aimes assez pour accepter de partager avec lui une lourde couronne. L’aimes-tu ?
— Comment pourrais-je ne pas l’aimer ? Mais quelle idée de penser à moi ? Je suis si jeune, si insignifiante ? Je ferai tout pour le rendre heureux… mais le pourrai-je ?… Bien sûr, je l’aime ! Mais si seulement il n’était pas empereur, je serais bien plus heureuse encore !
Le dimanche suivant, à l’issue de la messe dans l’église d’Ischl, François-Joseph prit Sissi par la main, la conduisit vers l’évêque qui venait d’officier et, à très haute voix, il demanda :
— Monseigneur, veuillez nous bénir ! Voici ma fiancée !
On était le 23 avril 1854, veille du mariage et, à travers les vitres d’une fenêtre du palais de Schönbrunn, regardait les jardiniers occupés aux plantations de printemps quand elle vit entrer, titubant presque sous leur poids, la comtesse Esterhazy, qui allait être sa première dame d’honneur, chargée de deux volumineux bouquins qu’elle vint déposer sur une .
— Pour l’amour de Dieu, comtesse, que m’apportez-vous là ?
— Des choses de la dernière importance, Altesse. Ce premier ouvrage – et elle souleva un grand livre où il y avait plus de reliure que de texte – Votre Altesse aura seulement à le parcourir : c’est le cérémonial de mariage usité dans la Maison d’Autriche.
Obéissante, la future impératrice y jeta un coup d’oeil, puis se mit à rire :
— Grand Dieu ! Quelle complication ! Je vois là des « femmes sérénissimes et très sérénissimes », des « pages et des porteurs de traînes », des « dames du palais et des dames d’appartement… » Qu’est-ce donc que ces dames d’appartement ?
— Ce sont celles qui, à la différence des dames ayant leurs grandes et leurs petites entrées, n’ont le droit de paraître dans les appartements qu’à certaines heures, et après y avoir été préalablement conviées.
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