— Je ne vois pas bien qui pourrait avoir l’idée d’entrer ici sans y avoir été convié. Et cet autre livre ?

— Celui-là est fort important. Votre Altesse devra non seulement le garder auprès d’elle ce soir, mais encore l’apprendre par cœur.

— Par cœur ? s’écria Sissi, horrifiée. Mais il est énorme !

— Pas vraiment et il est écrit très gros : il se nomme « Très humbles rappels », et règle le comportement de Votre Altesse durant toutes les cérémonies de son mariage.

— Les cérémonies ? Il y en a tellement ?

Non sans une certaine raideur due à ses cinquante-six ans, la comtesse Esterhazy plongea dans une révérence qui allait bien avec sa mine sévère.

— Il y en a beaucoup, certes, mais il est grand temps que Votre Altesse s’y intéresse. On ne saurait épouser un empereur comme un simple officier des gardes et l’archiduchesse Sophie insiste pour que Votre Altesse commence à étudier ces documents.

Elle sortit, laissant Sissi tête à tête avec les rébarbatifs bouquins, qui constituaient un résumé, assez décourageant d’ailleurs, de la fameuse étiquette autrichienne que les empereurs avaient copiée sur celle, très espagnole, de Charles Quint et de Philippe II. Tournant le dos aux jardiniers et aux fleurs qu’ils repiquaient, la fiancée s’attaqua, courageusement mais non sans soupirer, à sa lecture.

Mais le soir, en retrouvant son fiancé au moment du dîner de famille, elle lui fit part, entre haut et bas, de ses craintes touchant le nombre et la complication des cérémonies du lendemain et des jours suivants.

François-Joseph se mit à rire.

— Cela ne sera pas si terrible, tu verras ! et quand nous serons débarrassés de ces corvées, tu seras ma délicieuse petite femme et nous aurons bientôt oublié toute cette affaire dans notre beau Laxenbourg…

Élisabeth, alors, lui rendit son sourire.

— Bien ! Si ce n’est qu’un mauvais moment à passer, nous essayerons de le passer courageusement.

Ce mauvais moment aurait sans doute paru, à toute autre jeune fille, une sorte d’apothéose de conte de fées car aucun spectacle, si fabuleux soit-il, ne pouvait atteindre en éclat l’église des Augustins de Vienne quand, le lendemain, à six heures et demie du soir, le cortège nuptial y pénétra. Des milliers de cierges faisaient brasiller l’or du gigantesque retable, les pierreries dont étaient couvertes les femmes présentes et les décorations des hommes. Des fleurs blanches embaumaient l’atmosphère, disséminées un peu partout en énormes bouquets. Puis quand, au son des cloches, l’empereur mit le pied sur l’immense tapis rouge, il se fit un grand silence.

Mince, élancé, très grand et très beau dans son uniforme de feld-maréchal, le jeune souverain s’avança seul, marchant d’un pas ferme vers l’autel où l’attendait le prince-archevêque de Vienne, le cardinal Rauscher. Mais ce fut une sorte de soupir qui salua l’apparition d’Élisabeth, marchant entre sa mère et l’archiduchesse Sophie. Jamais plus belle fiancée ne s’était révélée sous les voûtes de la vieille chapelle.

Dans son immense robe , brodée d’or et d’argent et garnie de myrte, était d’une saisissante beauté. Sur sa gorge, ses bras et dans ses magnifiques cheveux châtain doré fulgurait la fabuleuse parure de diamants et d’opales qui avait appartenu à l’archiduchesse Sophie et que celle-ci lui avait offerte. Sur sa poitrine, s’épanouissait un bouquet de roses. Enfin, derrière elle, s’étirait interminablement le grand voile de précieuses dentelles blanches, et le futur époux ne put retenir un sourire de bonheur en la voyant s’avancer vers lui… Elle était bien pâle pourtant et d’une gravité qu’on ne lui avait jamais vue. Confrontée pour la première fois au faste écrasant déployé en son honneur, la petite Élisabeth de seize ans venait peut-être de comprendre ce que cela signifiait que devenir impératrice d’Autriche, et son émotion était si visible qu’elle ne put se défendre d’un mouvement de frayeur quand éclata, au-dehors, une salve de mousqueterie aussitôt suivie du grondement des canons, au moment où, d’une main ferme, François-Joseph passait l’anneau d’or à son doigt tremblant.

La chaleur de cette main virile lui rendit courage et, relevant vers le tendre visage de son époux des yeux pleins de larmes, elle s’y accrocha et parvint à sourire. Mais tout le reste de l’interminable cérémonie se déroula pour elle comme dans un rêve. Elle n’avait qu’une hâte : que tout cela s’achève bien vite, afin de se retrouver seule, bien seule et au calme, avec l’homme couronné qu’elle aimait de tout son cœur…

Hélas, les fêtes devaient se dérouler sur plusieurs jours et, dès le lendemain de son mariage religieux, Sissi allait se trouver confrontée à l’insupportable étiquette impériale. Or, cette étiquette stipulait que la famille prenait, tous les matins, son petit déjeuner en commun, comme n’importe quelle famille autrichienne, et ne prévoyait aucune dérogation pour un lendemain de nuit de noces.

On ne sait ce que fut celle d’Élisabeth et de François-Joseph, mais on peut sans peine comprendre à quel point il devait être pénible, surtout pour une enfant de seize ans aussi farouche que l’était la jeune Impératrice, de se retrouver, au sortir de ce lit où elle était devenue femme, en présence de sa belle-mère et du reste de la famille autour d’une prosaïque table chargée de café au lait. Les « indécentes » coutumes françaises prévoyant le petit déjeuner au lit lui eussent beaucoup mieux convenu et plus encore, un départ immédiat, sitôt la cérémonie religieuse, pour un endroit paisible et solitaire, surtout solitaire !

Ce malencontreux petit déjeuner avalé, il y avait encore toute une série de réceptions, de cérémonies, qu’il fallait subir sous la direction incessante de l’archiduchesse Sophie, qui avait décidé de prendre en main l’éducation impériale de sa belle-fille.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’archiduchesse Sophie et elle apparaît, dans l’Histoire, comme l’incarnation même de l’étiquette, des sévères lois séculaires régissant le comportement des impératrices. Elle est la « belle-mère » par excellence, et bien peu se sont donné la peine de chercher la vérité de cette princesse bavaroise, mal mariée d’ailleurs à un homme totalement incapable de devenir un souverain, et qui avait vu mourir à peine éclos le seul amour de sa vie : le prince charmant et malheureux que l’on appelait duc de Reichstadt, le fils de l’empereur Napoléon Ier et de Marie-Louise.

« Frantz » disparu de sa vie, Sophie, qui ne cachait pas le mépris que lui inspiraient les débordements conjugaux de Marie-Louise l’ex-impératrice des Français, n’avait plus vécu que pour ses fils et assurer à l’aîné, François-Joseph, la couronne impériale qu’elle aurait pu coiffer elle-même.

Son fils, qu’elle adorait, avait été élevé, dressé même, pour cette tâche écrasante, dont Sophie ne se dissimulait pas le poids et les impératifs astreignants. Voilà pourquoi, une fois venu le temps de lui choisir une épouse, elle s’était tournée vers l’aînée de ses nièces, cette Hélène dont mieux que personne elle savait avec quel soin elle avait été élevée, elle aussi, en vue du trône.

Le cœur de François-Joseph, en choisissant l’exquise mais sauvage Élisabeth, aucunement préparée à une tâche aussi rude, avait jeté par terre tous les plans maternels. Sophie, bien sûr, s’était inclinée : comment une mère accepterait-elle de voir souffrir son fils ? Mais si elle acceptait l’inévitable, elle n’en avait pas renoncé pour autant à donner, à l’Autriche, une véritable souveraine, à son fils, une épouse vouée uniquement à le rendre heureux. En un mot, un peu brutal peut-être, elle avait décidé de faire avec ce qu’on lui donnait. Le malheur fut qu’elle n’y mit sans doute pas assez de diplomatie et de doigté.

Consciente d’avoir affaire à une enfant, elle traita sa belle-fille en gamine plutôt irresponsable, qui avait grand besoin d’être élevée convenablement. Et cette femme qui, sur le trône, eût peut-être été une seconde Marie-Thérèse, se trouva ravalée par l’Histoire au rang de belle-mère tortionnaire, reproche qu’on ne lui aurait peut-être pas adressé, si le malheur n’avait voulu que sa belle-fille fût la plus ravissante et la plus romantique des femmes de son temps. François-Joseph eût-il épousé un quelconque laideron couronné, personne n’aurait songé à rompre la moindre lance pour elle contre Sophie. Mais allez donc vous attaquer à une héroïne de roman !…

Dans les jours qui suivirent son mariage, Sissi eut l’impression d’être installée dans une espèce de couvent à la règle sévère, un couvent dont la supérieure eût été Sophie et la maîtresse des novices sa dame d’honneur personnelle, la peu aimable comtesse Esterhazy. Les réceptions officielles surtout lui semblaient insupportables.

— Tiens-toi droite !… Il faut saluer plus aimablement !… Tu n’as pas fait attention à cette dame, en revanche tu as été trop aimable avec ce monsieur !… etc. etc.

C’était tellement crispant que, le quatrième jour, Son Impériale Majesté décida de se mettre en grève.

Non, elle ne donnerait pas audience ! Non, elle ne se rendrait à aucune réception ! Elle voulait avoir la paix et rester tranquille. Qui avait jamais entendu parler d’une lune de miel bâtie sur ce modèle ?

L’archiduchesse tenta bien de la faire revenir sur sa décision, mais s’aperçut, pour la première fois, que cette gracieuse enfant pouvait avoir une volonté de fer. D’ailleurs, pour une fois, son époux lui donna raison. Lui aussi souhaitait un peu de calme et de tête à tête… Et les jeunes époux, montant en voiture, s’en allèrent tranquillement se promener au Prater…

Malheureusement, ce ne fut qu’un intermède dans une lune de miel décidément bien étrange. Installée à Laxenbourg, Sissi s’aperçut bientôt que ladite lune se passerait bien plus souvent en compagnie de sa belle-mère que de son époux car, consciente de ses obligations, l’archiduchesse avait suivi le jeune couple dans ce château de la banlieue viennoise… et François-Joseph, comme un bon fonctionnaire, rejoignait Vienne tous les matins pour effectuer son travail d’empereur.