Les jours qui suivirent furent des jours d’angoisse et d’agonie morale pour cette femme, qui ne savait plus, rien de son époux et craignait à chaque instant d’apprendre qu’il avait été assassiné. En outre, elle était seule, ou peu s’en faut : le palais s’était vidé comme par magie et seuls demeuraient de rares fidèles : le vieux comte Benkendorff, le docteur Botkine, qui allait suivre jusqu’au bout et jusqu’à sa propre mort le calvaire de la famille impériale, deux dames d’honneur et un seul aide de camp de l’empereur, le comte Zamoyski… un Polonais que,  jusqu’à présent, Alexandra avait assez mal traité.

Le filet, peu à peu, se resserrait. Quelques jours encore et l’impératrice était prisonnière dans son propre palais et privée du droit de communiquer avec ses rares amis. Ce fut alors que Nicolas II, à son tour prisonnier, vint la rejoindre pour partager son sort.

Quand ils se revirent, Nicolas s’écroula en sanglotant dans ses bras et Alexandra ne pensa plus qu’à le réconforter, à l’aider, lui qui à présent était si désarmé. Sa conduite à elle ne fut plus que soumission à la volonté divine : jamais on ne l’entendit murmurer ni d’ailleurs permettre le moindre murmure à ceux de son entourage, un entourage bien restreint, puisque le grand-duc Michel lui-même ne put obtenir la permission de voir son frère.

Et puis, vinrent les avanies, les insultes, les grossièretés calculées des gardiens, hier encore aplatis dans la poussière en leur présence… le tout supporté le front haut et avec un rare courage.

Par l’entremise de Sir George Buchanan, le gouvernement britannique offrit asile au tsar déchu – un peu trop tard peut-être ! –, mais le gouvernement du prince Lvov refusa, affirmant qu’il ne se trouvait pas assez puissant pour assurer que les prisonniers pour arriver sains et saufs en Angleterre, les ouvriers menaçant d’arracher les rails sur le passage du train qui les emmènerait.

La sécurité de la famille impériale fut le prétexte allégué pour lui faire quitter Tsarskoïé Selo et l’assigner à une autre résidence. Ce fut… Tobolsk, en Sibérie. Tobolsk, la petite ville sinistre et glaciale d’où était venu le désastreux Raspoutine, que l’on choisit, comme si, dans cet immense empire, il n’y avait pas d’autre endroit que la terrible Sibérie.

En pleine nuit, au mois d’août, le tsar et sa famille quittèrent leur palais pour n’y plus revenir : c’était la fin du livre dont le premier chapitre remontait si loin dans le temps.

L’hiver à Tobolsk fut pénible. Les lettres de la tsarine à Anna Vyroubova en donnent un reflet :

« Je tricote des bas pour le petit. Il en a demandé une paire car tous les siens sont troués. Les miens sont chauds et épais comme ceux que je donnais aux blessés, vous souvenez-vous ? À présent, je fais tout moi-même. Les pantalons du Père sont déchirés et reprisés, le linge des petites en loques. N’est-ce pas affreux ? »

Mais Tobolsk n’était que l'avant-dernière étape. En Russie, tout changeait à une allure terrifiante. Au gouvernement du prince Lvov avait succédé le gouvernement Kerenski, qui avait duré jusqu’en octobre 1917. Mais en octobre, Lénine, réfugié depuis mars en Allemagne, où il avait reçu asile et d’où il avait pu former les premiers soviets, en Allemagne dont il s’était fait


l’agent par haine du régime tsariste{6}, Lénine était revenu. Il avait balayé Kerenski et désormais, le maître c’était lui ! Un maître d’autant plus impitoyable qu’armée blanche s’était formée, regroupant les partisans du tsar : les généraux Krasnov et Mamontov avaient soulevé les cosaques, Denikine, Alexeiev et Kornilov le Caucase du Nord, Wrangel s’était à en faire autant aux frontières de Pologne et, en Sibérie même, de l’amiral Koltchak avait organisé une armée.

Ce furent les mouvements de cette armée et la haine de Lénine qui poussèrent le gouvernement bolchevik à tirer la famille impériale de Tobolsk pour la transférer à Ekaterinenbourg, où elle arriva moitié le 30 avril, moitié le 23 mai.

Quelques fidèles qui s’étaient regroupés à Tobolsk l’avaient suivie mais, pour la plupart, ils furent brutalement rejetés.

La maison Ipatiev, qui appartenait à un riche marchand de la ville, était une habitation spacieuse, blanche, de deux étages et de style prétentieux. Assez confortable, mais meublée avec une absence de goût absolue. Elle était entourée d’un étroit jardin, qui bientôt disparut aux regards de l’extérieur car l’on construisit autour de la demeure, une double palissade de bois flanquée de guérites pour les factionnaires, qui en firent un véritable camp retranché (cinquante-trois gardes étaient commis à la surveillance de ce petit groupe de personnes).

Ce que furent les trois mois que cette malheureuse famille avait encore à vivre, les témoignages réunis par la suite et portés à la connaissance du public par l'écrivain Michel de Saint-Pierre, en donnent l’image a plus claire et la plus navrante. La pire grossièreté se déchaîna librement sur cet homme doux et silencieux, cette femme fière et muette, et sur ces cinq enfants pleins de charme et infiniment touchants.

Olga, l’aînée des grandes-duchesses, avait déjà vingt-deux ans, Tatiana en avait vingt, Maria, dix-huit, et Anastasia, la plus jeune, seize. Quant au petit tsarévitch Alexis, quatorze ans, il était malade et souffrait tant de ses jambes qu’il fallait le porter la plupart du temps, ce dont se chargeaient son père et le fidèle matelot Nagorny, qui lui avait été attaché et ne le quittait jamais.

L’un des gardiens, Proskouriakov, devait tracer le tableau que voici :

« Les prisonniers se levaient le matin à huit ou neuf heures et priaient ensemble. Ils se réunissaient dans la même chambre et chantaient en commun. Le déjeuner était à trois heures. Ils mangeaient tous dans la même pièce, les domestiques à leur table. À neuf heures du soir, avaient lieu le souper, le thé, puis ils allaient se coucher. La journée se passait de la façon suivante : le tsar lisait, l’impératrice lisait aussi ou cousait avec ses filles. Aucun travail physique ne leur était permis en plein air… Benjamin Saphonov commença à se livrer à de lourdes grossièretés. Il n’y avait qu’un cabinet de toilette pour toute la famille impériale. Autour de ce cabinet, Saphonov écrivait des saletés. Une fois, il grimpa sur la palissade, juste sous les fenêtres, et se mit à chanter des chansons obscènes. André Strékotine dessina dans les chambres du bas des caricatures grossières… »

Une autre déposition dit :

« Avdeiev (l’homme chargé de gouverner cette affreuse maison) se conduisait d’une façon dégoûtante. Les domestiques et les commissaires mangeaient à la même table que Leurs Majestés. Un jour, Avdeiev, assistant à l’un de ces repas, avait gardé sa casquette sur la tête et fumait une cigarette. Comme on mangeait des côtelettes, il prit son assiette et, passant le bras entre Leurs Majestés, il se servit. En déposant une côtelette sur son assiette, il plia le bras et frappa l’Empereur du coude au visage.

Lorsque les grandes-duchesses allaient au cabinet de toilette, elles se heurtaient à une sentinelle qui leur adressait de grossières plaisanteries, leur demandant où elles allaient et pourquoi. Puis, lorsqu’elles étaient entrées, le garde s’adossait à la porte… »

Et le matelot Nagorny de protester :

« Leurs Majestés étaient grossièrement traitées. Elles subissaient un régime effrayant et chaque jour, il devint pire. On leur donnait d’abord vingt minutes pour se promener puis ce temps fut diminué jusqu’à cinq minutes. Il n’était pas permis de faire de l’exercice physique. Le tsarévitch était malade… L’attitude des gardiens était plus particulièrement ignoble à l’égard des grandes-duchesses : ces jeunes filles ne pouvaient aller aux water-closets sans garde rouge. Le soir, elles étaient forcées de jouer du piano… »

Cette claustration navrante dans une pénible promiscuité se fût peut-être prolongée davantage, si les nouvelles n’étaient devenues tout à coup inquiétantes pour les bourreaux du dernier tsar et de sa famille : les Blancs atteignaient l’Oural et approchaient de cette petite ville d’Ekaterinenbourg. Alors…

Alors, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, entre minuit et une heure du matin, tandis que tout dormait dans la maison Ipatiev, une troupe d’hommes armés envahit la demeure avec à sa tête le commissaire Yourovski, chef des policiers de l’endroit.

Immédiatement, on réveilla les prisonniers, auxquels on donna l’ordre de descendre dans une petite pièce du sous-sol, une cave étroite et nue… S’y entassèrent le tsar, qui portait son fils dans ses bras, la tsarine, les quatre grandes-duchesses, le docteur Botkine, la fidèle femme de chambre Demidova et deux serviteurs.

Les bourreaux étaient pressés sans doute, car à peine Nicolas II était-il entré que Yourouvsky braquait son revolver sur lui.

— Les vôtres ont voulu vous sauver mais ils n’y ont pas réussi et nous sommes obligés de vous fusiller.

Tout en parlant, il appuyait sur la détente. Le tsar s’abattit comme une masse tandis qu’autour de lui les coups de feu crépitaient, abattant impitoyablement dix personnes et un enfant malade.

Quand la fusillade cessa, une seule des grandes-duchesses respirait encore : la petite Anastasia. On l’acheva d’un coup de baïonnette…

Puis, sans perdre un instant, on emporta les onze cadavres jusqu’à un camion qui les conduisit dans une clairière de la forêt de Koptiaki, à vingt-cinq verstes environ de la ville{7} Là, les corps furent déshabillés, dépecés, arrosés d’acide sulfurique et de benzine avant qu’on y mît le feu. Ce qui restait fut jeté dans un puits de mine rempli d’eau avec les cendres des vêtements et les débris qui avaient résisté au feu…

Quelques jours après, les Blancs reprenaient Ekaterinenbourg. Quelques jours de trop !