On passa donc dans la salle à manger, une grande pièce basse du rez-de-chaussée qui se trouvait dans l’état que l’on sait. Raspoutine examina les meubles, la décoration, les pièces d’argenterie, mais refusa d’abord de boire du vin.

— Tu m’as proposé du thé, j’aimerais mieux du thé, dit-il à son hôte désappointé, qui se traita mentalement d’imbécile. Mais il reprit courage en voyant que, le thé une fois servi, Raspoutine acceptait volontiers un gâteau rose, puis un autre… puis un troisième.

Youssoupoff retenait sa respiration, s’attendant à chaque seconde à voir le staretz s’abattre à ses pieds, foudroyé par le poison. Mais il n’en fut rien. Sans paraître autrement incommodé, l’étrange bonhomme continua de parler d’abondance, vantant inlassablement ses propres mérites et l’exceptionnelle protection dont l’honorait le Seigneur-Dieu.

Néanmoins, comme le thé n’arrivait pas à étancher sa soif qui était grande, il demanda du vin. Le prince versa du vin de Crimée dans l’un des verres contenant déjà du cyanure et le lui tendit. Et Raspoutine but jusqu’à la dernière goutte… et resta debout.

— Tu n’es pas bien, petit père ? interrogea le prince en le voyant porter la main vers sa gorge.

— Ce n’est rien. Simplement, un chatouillement dans la gorge. Mais donne-moi plutôt du madère. J’aime le madère.

Un nouveau cocktail cyanure-madère lui fut offert, qu’il avala avec le même plaisir que celui au vin de Crimée et sans en montrer plus de malaise. La sueur commençait à perler au front de Youssoupoff. Raspoutine buvait, mangeait des mets qui auraient tué plusieurs chevaux et n’en paraissait même pas gêné… Qu’est-ce que c’était que cet homme ? Félix luttait contre la folle impulsion de faire le signe de croix… Et le temps passait.

— Que fait donc ta femme ? dit le staretz impatienté. On dirait qu’elle se fait bien attendre.

— Je vais voir ce qu’il en est, dit le prince, trop heureux de ce prétexte qui lui était offert de fuir un instant cette scène hallucinante, car, malgré son courage, il se sentait étouffer en face de cet homme qui refusait si fabuleusement de mourir.

Il courut à l’étage où les quatre autres l’attendaient et, d’une voix qui s’étranglait, il leur raconta ce qui se passait.

— La dose était pourtant énorme, dit le docteur. A-il-il tout avalé ?

— Tout ! Que dois-je faire ?

— Redescendre. Le poison devrait finir par agir, mais si dans cinq minutes il ne se produisait rien de  nouveau, revenez ici. Nous déciderons ensemble de ce qu’il faut faire.

Mais Youssoupoff était incapable de supporter plus longtemps l’affreux tête-à-tête. Il décida d’en finir seul et lui-même. La nuit, en effet, s’avançait et l’on ne pouvait courir la mauvaise chance que le jour trouvât dans son palais le cadavre de Raspoutine. Il prit un pistolet, l’arma, le cacha sous sa blouse de soie et regagna la salle à manger.

Raspoutine alors se plaignit à lui d’une sensation de brûlure à l’estomac, réclama encore du madère qu’il jugea meilleur que le premier et, finalement, se leva pour aller examiner un petit meuble qui lui plaisait. Alors, comme il lui tournait le dos, Youssoupoff sortit son pistolet et tira. Avec un « rugissement sauvage », le staretz s’abattit enfin sur le tapis.

Attirés par le coup de feu, les autres conjurés accoururent et virent Raspoutine étendu à terre, sans mouvement. Aucune trace de sang ne se voyait, l’hémorragie ayant été sans doute interne.

Le docteur Lazovert s’agenouilla auprès du corps pour l’examiner. La balle avait traversé la région du cœur.

— Cette fois il est mort, dit-il. Reste à faire disparaître cet encombrant cadavre…

On avait décidé que le grand-Duc et le docteur feindraient pour les passants de ramener chez lui un Raspoutine dont le rôle serait joué par Soukhotine, et cela avec le plus de bruit possible, après quoi tous deux reviendraient séparément pour aider à emporter le corps jusqu’à la Neva.

Quand ils furent partis, Youssoupoff et Pourichkévitch demeurèrent seuls avec le cadavre. Le deuxième se pencha, prit le poignet de Raspoutine, chercha le pouls. Il n’y en avait plus.

— Il est bien mort, dit-il. Et il sortit pour aller chercher des cigares dans le cabinet de travail.

C’est alors que le prince crut qu’il allait devenir fou car, à peine était-il seul avec le cadavre, que celui-ci ouvrit un œil, puis l’autre, se remit debout et, le regard flamboyant de haine, se jeta sur le jeune homme pour l’étrangler. Avec un hurlement de terreur, Youssoupoff évita les mains meurtrières, sortit de la pièce en courant et se jeta dans l’escalier, appelant Pourichkévitch qui accourut aussitôt, armé d’un revolver.

Le député, les cheveux dressés par l’horreur, vit le cadavre sortir du palais, s’élancer dans la cour blanche de neige. Alors il tira, manqua la grande silhouette, qui ne ralentit pas. Une seconde balle n’eut pas plus de chance, la troisième atteignit Raspoutine à la colonne vertébrale. Il cessa de courir mais ne tomba pas, demeurant comme pétrifié sur ses pieds. Une quatrième fois, avec une rage désespérée, Pourichkévitch fit feu. La balle frappa la tête… et cette fois, Raspoutine s’abattit pour ne plus se relever.

Il était temps. Les deux acteurs de cette scène hallucinante étaient eux aussi sur le point de s’effondrer.

Une heure plus tard, les trois autres conjurés revenus emportaient le cadavre du staretz jusqu’à l’île Petrovski. Les eaux glacées de la Neva se refermèrent à jamais sur lui. Mais il était tout de même trop tard pour arrêter la marche de l’Histoire. Plus rien ne pouvait sauver le régime tsariste…

La maison Ipatiev

La nouvelle de la mort de Raspoutine fut diversement accueillie à Saint-Pétersbourg. Dans le public, il y eut d’intenses manifestations de joie, et dans les théâtres surtout, l’effervescence de la foule atteignit de vastes proportions. Les portraits de Félix Youssoupoff et du grand-duc Dimitri s’étalèrent au grand jour. Les membres de la famille impériale exultèrent, mais l’impératrice, accablée de douleur, manifesta une soif de vengeance qui souleva contre elle un regain d’hostilité.

Le tsar était revenu à Tsarskoïé Selo, depuis le quartier général des armées de Mohilov, pour le service funèbre qu’Alexandra avait décrété en l’honneur de son favori et, sous l’influence de celle-ci, des mesures sévères furent prises contre les principaux meurtriers : Youssoupoff fut exilé sur la plus lointaine de ses terres. Quant au jeune grand-duc Dimitri, on l’envoya dans l’un des coins les plus insalubres de la Perse, en dépit des protestations et des pleurs de la famille impériale…

L’atmosphère autour des souverains devint telle et si houleuse que l’ambassadeur d’Angleterre, sir George Buchanan, demanda une audience à Nicolas II pour le supplier de modérer ses vues autocratiques en faveur d’un gouvernement semi-constitutionnel qui pourrait partager avec lui la responsabilité de terminer cette guerre désastreuse. En effet, les troupes russes, mal nourries, mal vêtues, mal entraînées, tombaient comme des mouches en dépit de leur courage, et tandis qu’ils faisaient de leur mieux pour résister à la poussée allemande, les bolcheviks faisaient sauter les usines de munitions de Kazan.

La Révolution, emmenée par Lénine et Trotsky, grondait à travers tout le pays, l’armée n’était plus sûre, ainsi que le fit remarquer l’ambassadeur en essayant de faire comprendre au tsar qu’en cas de troubles, il ne pourrait compter que sur un petit nombre de défenseurs.

Il perdit son temps. Rien ne pouvait aller contre l’influence d’Alexandra, résolue à exiger de son époux qu’il combattît jusqu’à la fin pour le maintien d’une autocratie passée de siècle mais à laquelle elle tenait. D’ailleurs, trop absorbée par son chagrin, elle semblait n’avoir aucun pressentiment, aucune idée de ce qui se préparait.

Le 19 février, le grand-duc Michel vint au palais supplier son frère de retourner au quartier général : il estimait que seule la présence du souverain pourrait apaiser les graves menaces de révolte qui s’annonçaient.

Nicolas II s’y résigna difficilement, d’autant qu’à Saint-Pétersbourg même, la révolte éclatait et qu’il avait été nécessaire de faire appel aux cosaques : ils avaient chargé la foule. Le manque de vivres, en effet, exaspérait la population, mais à Tsarskoïé Selo, la résidence impériale, nul, et l’impératrice moins que quiconque, ne paraissait mesurer la gravité de la situation.

Pour elle, une seule chose comptait : une épidémie de rougeole s’était déclarée chez ses enfants et, dépouillant la souveraine, Alexandra ne fut plus qu’une mère inquiète doublée d’une infirmière.

Hélas, Nicolas II ne retournait aux armées que pour bien peu de temps : le 2 mars, il était contraint d’abdiquer en son nom et en celui de son fils. Il le fit en faveur de son frère, le grand-duc Michel, qui hélas renonçait dès le lendemain à régner en apprenant que le nouveau régime, celui des progressistes radicaux et des octobristes, présidé par le prince progressiste Lvov, considérait sa nomination comme illégale. Cette fois, le régime tsariste venait de tomber définitivement.

Ce fut par le grand-duc Paul que l’impératrice apprit la terrible nouvelle. Or, de cette minute, une extraordinaire transformation s’opéra chez cette femme étrange, qui n’avait pas su être grande au sommet de la puissance et qui le devint au sommet du malheur.

Bien que de grosses larmes tombassent de ses yeux, elle supporta le coup avec une grande dignité et n’eut pas un mot de regret pour le rang qu’elle venait de perdre.

— Je ne suis plus une impératrice, dit-elle, mais je suis encore une sœur de charité et c’est seulement en cette qualité que je désire être traitée.

Et elle retourna au chevet de ses enfants malades, à celui aussi de son intime amie, cette Anna Viroubova qu’elle chérissait entre toutes et qui avait été cependant son plus mauvais génie, atteinte elle aussi de la rougeole. On ne peut s’empêcher de comparer alors Alexandra à Marie-Antoinette. Ni l’une ni l’autre ne surent être une souveraine, mais l’une comme l’autre surent être une martyre.