« Soldats, je suivrai vos pas quoique absent. Je connais tous les corps, et aucun d’eux ne remportera un avantage signalé sur l’ennemi que je ne rende justice au courage qu’il aura déployé. Vous et moi, nous avons été calomniés. Des hommes indignes d’apprécier nos travaux ont vu dans les marques d’attachement que vous m’avez données, un zèle dont j’étais seul l’objet. Que vos succès futurs leur apprennent que c’était la patrie par-dessus tout que vous serviez en m’obéissant. Sauvez l’honneur, l’indépendance des Français. Napoléon vous reconnaîtra aux coups que vous allez porter. »
Cette page d’histoire prit aussitôt le chemin du bureau du président du gouvernement provisoire afin d’être communiquée aux troupes qui, dans l’esprit de Napoléon, étaient désormais celles du jeune empereur, son fils. Mais Fouché craignait trop qu’après Paris, l’armée elle aussi ne prît feu. Il lut soigneusement la prose impériale, la mit dans un tiroir… et ne l’en tira plus !
Cependant, des voitures quittaient Paris et roulaient vers Malmaison. Les visiteurs affluaient. Il y eut d’abord les frères Bonaparte, Joseph, Lucien et Jérôme, puis le fidèle Savary, duc de Rovigo, qui tenait à suivre son maître en exil, le comte de La Valette, le duc de Bassano, les généraux de La Bédoyère, Pire, Caffarelli, Chartran, enfin le banquier Laffitte auquel Napoléon, ému de l’indignation qu’il manifestait devant la contrainte que la Sainte-Alliance faisait peser sur les décisions du gouvernement provisoire, déclara :
— Ce n’est pas à moi précisément que les puissances font la guerre : c’est à la Révolution. Elles n’ont jamais vu en moi que le représentant, l’homme de la Révolution…
Le soir venu, après le souper, il prit le bras d’Hortense pour faire avec elle quelques pas dans le jardin, plein de fleurs à cette époque de l’année. Les roses, les célèbres roses de Malmaison, embaumaient et éclairaient la nuit de leur neige odorante. L’Empereur ne disait rien. Il écoutait, il respirait ces senteurs qui étaient celles d’un autrefois plein de douceur. Et puis, tout à coup, Hortense l’entendit murmurer :
— Cette pauvre Joséphine ! Je ne puis réaccoutumer à habiter ici sans elle. Il me semble toujours la voir sortir d’une allée et cueillir une des fleurs qu’elle aimait tant… C’était bien la femme la plus remplie de grâce que j’aie jamais vue !
La voix s’enroua sur les derniers mots. Alors, Napoléon se tut et, serrant un peu plus fort le bras de la jeune femme, il reprit sa promenade mélancolique.
Il avait espéré ne faire à Malmaison qu’un court séjour. Ce n’était selon lui qu’une halte ultime avant Rochefort où devaient l’attendre ses frégates mais, alors qu’il réclamait sans arrêt le droit de prendre la route, le gouvernement traînait, tergiversait. Pour Fouché, ce voyage en Amérique était aussi illusoire que la proclamation de Napoléon II empereur des Français. À aucun prix, l’ancien conventionnel – et ancien ministre de la Police – ne voulait d’un Napoléon en liberté au cœur de cette patrie de ladite liberté qu’étaient alors les États-Unis. Il était de ceux qui souhaitaient pour lui une solide détention en forteresse, ne fût-ce que pour lui apprendre à lui avoir un jour enlevé son cher portefeuille pour le donner à « l’incapable Savary ! ». Il écrivit donc à Wellington en lui demandant une sorte de laisser-passer pour les frégates de Napoléon. Une manière comme une autre de l’avertir de ce qui se préparait. Après quoi, paisiblement, il attendit la réponse…
À Malmaison, Napoléon coulait des jours à la fois ; doux et fiévreux, réconfortants et mélancoliques. Après les hommes, les femmes venaient vers lui, celles qu’il avait aimées et dont beaucoup le lui avaient rendu. L’une des plus assidues fut la charmante comtesse Caffarelli. Elle avait été son Waterloo amoureux car, profondément honnête et éprise de son mari, la jolie Julienne avait repoussé les avances d’un maître plus séduit qu’il n’aurait fallu par sa brune beauté. Mais elle avait eu assez d’intelligence et de cœur pour s’assurer, en échange, estime et l’amitié de l’empereur. C’était la limpidité de son regard franc, la chaleur de son amitié que la comtesse apportait au vaincu de Waterloo, rien de plus… mais rien de moins.
Arriva aussi la belle Madame Duchâtel. Jadis lectrice de Joséphine, elle avait inspiré à Napoléon un caprice violent qui avait fort inquiété l’Impératrice. Une scène mi-burlesque mi-violente termina cette histoire et Napoléon rompit à cause des larmes de Joséphine, mais il avait toujours conservé une certaine tendresse à cette jolie femme souriante et douce qui lui rappelait des heures si charmantes.
Bien entendu, la duchesse de Bassano vint faire ses révérences. Après le divorce et avant l’entrée en scène de Marie-Louise, elle avait connu, elle aussi, les joies de l’alcôve impériale et rapporté un fort substantiel souvenir sous forme du maroquin des Affaires extérieures pour son mari. Mais elle savait s’en montrer convenablement reconnaissante.
Une autre ancienne maîtresse apparut à son tour : Mme de Pellapra. Le valet de chambre de l’empereur, Marchand, l’avait rencontrée un après-midi, errant autour de Malmaison où elle n’osait se présenter à cause de la présence d’Hortense.
— Pourtant, je voudrais tellement voir l’empereur ! Il faut absolument que je lui parle d’une affaire importante pour lui.
L’affaire importante, c’était la trahison de Fouché dont la jeune femme, dès avant Waterloo, avait eu connaissance et dont elle avait averti l’empereur. Cette fois, elle souhaitait lui faire connaître les bruits alarmants qui couraient sur le comportement du chef du gouvernement provisoire.
Naturellement, Napoléon la reçut d’autant plus volontiers que cette femme, gaie et charmante, l’avait toujours amusé. Quand elle lui eut fait part de ce qu’elle savait, il chassa un instant les pensées noires qui lui étaient venues pour s’accorder un moment de récréation. Malicieusement, il demanda à sa visiteuse :
— Racontez-moi ce que vous avez fait après mon départ de Lyon ? On m’a rapporté que vous aviez servi ma cause de bien divertissante façon !
Mme de Pellapra se mit à rire et ne fit aucune difficulté pour lui raconter comment, habillée en paysanne, elle avait arpenté toutes les routes d’alentour et distribué des cocardes tricolores à l’armée de Ney venue initialement arrêter la marche de Napoléon vers Paris lors du retour de l’île d’Elbe.
— Montée sur un âne, avec des paniers, je faisais semblant d’aller vendre des œufs et personne n’avait l’idée de m’arrêter. Je riais, je passais. Je n’avais pas de mot de passe, mais j’avais le mot pour rire et, quand j’arrivais devant les soldats et que je leur donnais mes cocardes, ils jetaient la planche en criant : « Vive la poule qui a pondu ces œufs-là ! »
Pour la première fois depuis longtemps, Napoléon se mit à rire et d’aucuns prétendent que, ce jour-là, Mme de Pellapra ne quitta pas Malmaison avant le lever du soleil.
La jolie et frivole Éléonore Denuelle de la Plaigne, qui lui avait donné un enfant, ne vint pas à Malmaison. Mais l’empereur demanda qu’on lui conduisît le petit Léon, un enfant blond dont la ressemblance avec le roi de Rome frappa la reine Hortense. Le petit garçon était élevé, alors, près de Paris, dans une pension choisie par Napoléon lui-même, sa mère ne s’en occupant pas outre mesure.
— Qu’allez-vous en faire ? demanda Hortense. Je m’en chargerais volontiers, mais ne pensez-vous pas que ce serait peut-être donner sujet à la méchanceté de s’exercer contre moi ?
— Oui, vous avez raison. Il m’eût été agréable de le savoir près de vous, mais on ne manquerait pas de dire qu’il est votre fils. Lorsque je serai en Amérique, je le ferai venir.
Et ce fut sur cet espoir souriant qu’il regarda la voiture emmenant le petit Léon franchir les grilles de Malmaison. Mais jamais il ne devait revoir l’enfant qui ressemblait au roi de Rome !
Cependant, les armées des Alliés approchaient de Paris. On se battait entre Nanteuil et Gonesse et Paris bouillait. Comme cela devait se reproduire en 1871, après la défaite de Sedan et sur la généreuse impulsion de la Commune, Paris voulait se battre, Paris voulait se défendre et ne comprenait pas que l’on gardât l’empereur prisonnier à Malmaison (il n’y avait pas d’autre mot car le général Becker, même si cela ne lui plaisait pas beaucoup, avait reçu l’ordre de « veiller à la sécurité de Napoléon ») et que l’on perdît du temps en parlotes alors que l’ennemi était tout proche. Des bandes d’ouvriers et de soldats parcouraient la ville avec des cris menaçants. Des appels aux armes, des tracts provocateurs étaient jetés, la nuit, sur le seuil des portes. Le gouvernement provisoire qui, sur l’inspiration de Fouché, s’apprêtait à proposer le retour de Louis XVIII, prit peur. Si Napoléon restait aux portes de Paris, on pouvait s’attendre au pire. Il fallait qu’il parte. On lui fit savoir qu’il eût à quitter Malmaison pour gagner Rochefort, où il aurait tout le loisir d’attendre le fameux sauf-conduit fantôme que nul n’avait jamais eu l’intention de lui donner.
Méfiant, Napoléon refusa de partir. Il connaissait trop ceux auxquels il avait affaire pour ne pas deviner leurs projets. Il ne quitterait Malmaison qu’avec ses sauf-conduits.
La panique montait autour de lui. L’entourage de l’empereur savait que Fouché et les autres étaient tout prêts à livrer leur ancien souverain aux Alliés. Certains envisageaient pour lui la détention à vie, d’autres tout simplement le peloton d’exécution. Napoléon refusa cependant de céder, mais pressa Hortense de le quitter.
— Moi je ne crains rien. Mais vous, ma fille, partez, quittez-moi !
Hortense, naturellement, refusa.
Dans la matinée du 28 juin, le général de Flahaut s’en alla aux Tuileries demander que les frégates missent à la voile dès l’arrivée de l’empereur à Rochefort et sans attendre les sauf-conduits. Il se heurta à Davout, incompréhensiblement converti à la politique de Fouché, « dont il était le bras ». Une violente altercation opposa les deux hommes.
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