JULIETTE BENZONI
TRAGEDIES IMPÉRIALES
BARTILLAT
Juliette Benzoni
Juliette Benzoni est née à Paris. Fervente lectrice d’Alexandre Dumas, elle nourrit dès l’enfance une passion pour l’histoire. Elle commence en 1964 sa carrière de romancière avec la série des Catherine, traduite en plus de 20 langues, série qui la lance sur la voie d’un succès jamais démenti jusqu’à ce jour. Elle a écrit depuis une soixantaine de romans, recueillis notamment dans les séries intitulées La Florentine (1988-1989), Les Treize Vents (1992), Le boiteux de Varsovie (1994-1996) et Secret d’État (1997-1998). Outre la série des Catherine et La Florentine, Le Gerfaut et Marianne ont fait l’objet d’une adaptation télévisuelle. Du Moyen Âge aux années trente, les reconstitutions historiques de Juliette Benzoni s’appuient sur une documentation minutieuse. Vue à travers les yeux de ses héroïnes, l’histoire, ressuscitée par leurs palpitantes aventures, bat au rythme de la passion. Figurant au palmarès des écrivains les plus lus des Français, elle a su conquérir 50 millions de lecteurs dans plus de 20 pays.
À Alexis Ovtchinnikoff
l’ami de tant d’heures difficiles…
Avec tendresse
APRÈS WATERLOO…
Les dernières roses de Malmaison
L’ombre de Waterloo venait de s’abattre sur Paris incrédule. Il faisait chaud et dans cet air lourd qui les enveloppait, les Parisiens commençaient à chercher avec angoisse celui de la liberté.
Le 21 juin, à huit heures du matin, Napoléon était arrivé à l’Élysée, flanqué de Bertrand, de Drouot, de ses aides de camp Corbineau, Gourgaud, La Bédoyère, de son écuyer Canisy et de son secrétaire adjoint Fleury de Chaboulon. L’Empereur était d’une pâleur de cire et respirait difficilement. Ses traits étaient tirés, ses yeux ternis. Il regarda cette poignée d’hommes qui s’empressait autour de lui, bien petite troupe à laquelle s’étaient joints Caulain-court et Maret, duc de Bassano. Alors, avec un soupir qui trahissait l’oppression et la souffrance, il murmura : « L’armée a fait des prodiges, mais la panique l’a prise. Tout a été perdu… Ney s’est conduit comme un fou ! Il m’a fait massacrer toute ma cavalerie… Je n’en puis plus !… Il me faut deux heures de repos pour être à mes affaires… »
Puis, il posa sa main sur sa poitrine :
— J’étouffe là !…
Il ordonna qu’on lui préparât un bain et reprit :
— Oh ! la destinée ! Trois fois, j’ai vu la victoire s’échapper. Sans un traître, je surprenais l’ennemi ; je l’écrasais à Ligny si la droite eût fait son devoir ; je l’écrasais à Mont-Saint-Jean si la gauche eût fait le sien ! Enfin, tout n’est pas perdu !…
Il le croyait encore. Il y croyait vraiment et, peut-être, en fait, tout n’eût-il pas été irrémédiablement perdu si le maître de l’heure n’eût été Fouché, si les Chambres effrayées n’eussent trop aisément tourné leurs yeux vers les Bourbons.
En effet, la nouvelle que l’Empereur était revenu se répandait dans Paris et, déjà, l’on s’attroupait autour de l’Élysée. Des cris, des appels fusaient, réclamant celui que l’on avait trop aimé pour qu’il n’en restât pas quelque chose, cependant qu’un conseil dramatique s’ouvrait à l’intérieur du Palais. Conseil au cours duquel, malgré les protestations violentes de Lucien Bonaparte, on fit entendre à Napoléon qu’il lui fallait envisager l’abdication.
Il s’y résigna difficilement, mais s’y résigna tout de même car s’il se retirait, ce serait pour laisser le trône à son fils, le petit roi de Rome. Deux jours plus tard, les Chambres votaient dans ce sens.
— Tout s’est très bien passé ! déclara triomphalement Regnaud en venant annoncer à Napoléon le vote en question.
L’Empereur eut un faible sourire.
— Que mon fils règne en paix et je serai heureux. Il ne me reste plus qu’à choisir le lieu de ma retraite.
Cette retraite, depuis deux jours, il y avait pensé et même il en avait discuté avec la reine Hortense, qui était accourue le rejoindre à l’Élysée et y jouait le double rôle d’une maîtresse de maison pleine de tact et d’une fille aimante envers un père très malheureux. Dans un mouvement né sans doute dans son goût secret pour la tragédie, Napoléon avait songé s’en remettre à l’honneur de l’Angleterre. Mais Hortense et, avec elle, le général de Flahaut et le duc de Bassano l’en avaient énergiquement dissuadé.
— Vous n’avez rien à attendre de l’Angleterre, Sire, sinon le malheur.
Il choisit alors l’Amérique, qui toujours l’avait attiré. Tout de suite, il commença ses préparatifs.
Nombreux furent ceux qui proposèrent de l’y accompagner et le banquier Laffitte fut convoqué. Il était la fidélité même et l’Empereur savait qu’il pouvait lui faire entière confiance. Il s’entendit donc avec lui pour le dépôt de sommes importantes qui lui restaient et l’ouverture d’un crédit de même valeur aux États-Unis. Quant à la traversée de l’océan, elle n’offrait guère de difficultés : en rade de Rochefort, deux frégates, la « Saale » et la « Méduse », étaient prêtes à appareiller. Et dès le soir du 23 juin, Napoléon faisait demander au gouvernement provisoire de les mettre à sa disposition et de préparer ses passeports ainsi que ceux de sa suite…
Toutefois, dans Paris, le peuple commençait à s’émouvoir sérieusement. Il n’était pas dupe de cette prétendue reconnaissance de Napoléon II par les Chambres et savait qu’elle n’était qu’illusoire. De Gand, les Bourbons guettaient l’instant de revenir et ce n’était pas un empereur de quatre ans, sans autre défense qu’une mère déjà tournée vers un nouvel amour et sans plus de consistance d’ailleurs qu’une motte de beurre, et deux ou trois poignées de dignitaires fidèles qui les en empêcheraient.
La noblesse et la bourgeoisie, elles, se cachaient à peine d’attendre Louis XVIII dont elles espéraient beaucoup. Que l’ennemi approchât de la capitale était de peu d’importance pour ceux qui ne voyaient en lui que le retour aux anciens jours et l’effacement total de la Révolution. Alors les travaux partout s’arrêtèrent, les ateliers se fermèrent et les ouvriers parcoururent Paris en bandes imposantes, portant des drapeaux tricolores et des branches vertes, criant :
— Vive Napoléon II ! Vive l’empereur ! Mort aux royalistes ! Des armes, des armes !
Ces foules tumultueuses se succédaient sans relâche aux abords de l’Élysée. Des soldats, des fédérés, des femmes, de vieux militaires s’y joignaient et tout cela hurlait à pleins poumons pour engager l’empereur à lutter encore, à ne pas s’avouer vaincu et, surtout, à ne pas se laisser manœuvrer par le gouvernement provisoire en qui tous voyaient un ramassis de traîtres et d’agents de l’étranger. Pour l’empereur vaincu, Paris retrouvait les vieilles craintes et les vieux cris de la Révolution qui, cependant, avait abattu un trône.
« Jamais, écrivit plus tard un témoin de ces heures brûlantes, jamais le peuple qui paye et qui se bat ne lui avait montré plus d’attachement ! »
Mais, bien entendu, cet attachement trop bruyant ne faisait guère l’affaire de Fouché ni de son gouvernement. On craignit que Paris ne fût à feu et à sang quand entreraient les armées du tsar et du roi de Prusse. Et l’on fit prier Napoléon de vouloir bien quitter l’Élysée pour un séjour plus calme et plus écarté où il pourrait « attendre tranquillement que tout fût prêt pour son départ ». Ce fut le maréchal Davout qui fut chargé de cette mauvaise commission.
L’entrevue fut rude. Le maréchal se montra glacial et l’empereur ne lui pardonnait pas d’avoir si vite rejoint le parti le plus fort.
— Vous entendez ces cris ? dit-il. Si je voulais me mettre à la tête de ce peuple qui a l’instinct des vraies nécessités de la patrie, j’en aurais bientôt fini avec tous ces gens qui n’ont eu du courage contre moi que lorsqu’ils m’ont vu sans défense ! On veut que je parte ? Soit ! Cela ne me coûtera pas plus que le reste !
Et ces deux hommes qui, si longtemps, avaient combattu côte à côte, se quittèrent sans même une poignée de main…
Le soir, au dîner, Napoléon se tourna vers sa belle-fille et lui dit :
— Je désire me retirer à Malmaison. C’est à vous{1}. Voulez-vous m’y donner l’hospitalité ?
Des larmes mouillèrent les beaux yeux bleus de l'ex-reine de Hollande.
— Sire, dit-elle, Malmaison appartiendra toujours à l’ombre de ma mère et vous y serez toujours chez vous !
Et, prenant à peine le temps d’achever son dîner, Hortense commanda la voiture et partit aussitôt vers le petit palais de Rueil afin de tout y préparer pour le séjour de l’empereur.
Le lendemain dans l’après-midi, Napoléon gagnait la demeure qui avait été celle de son bonheur. Rien n’y était changé et quand Hortense, dans sa longue robe blanche, l’accueillit au seuil de la grande verrière, il eut un instant l’impression que Joséphine elle-même, la Joséphine de sa jeunesse, ravissante et fine, s’était levée de son tombeau pour l’accueillir. Et ce fut avec des larmes plein les yeux qu’il la releva de sa révérence et la tint, un instant, serrée contre lui.
— Merci, dit-il seulement, merci, ma fille !
À peine arrivé et tandis que sa petite suite s’installait (il y avait là le grand-maréchal Bertrand, les généraux Gourgaud et Montholon, le chambellan Las Cases, les officiers d’ordonnance Planât, Résigny, Saint-Yon, plus quelques serviteurs), il gagna la bibliothèque, s’assit au bureau d’acajou et écrivit pour son armée une ultime proclamation, une sorte de testament qui était aussi un adieu.
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