— Mais... ce n’est pas Settignano ! s’écria Marianne. Qu’est-ce que cela ? Où sommes-nous ?

Elle tournait vers son compagnon un regard où la colère le disputait à une brusque angoisse. Mais l’homme garda tout son calme et se contenta de répondre, doucement :

— Là où j’avais ordre de conduire Madame la Princesse. Une confortable berline de voyage nous y attend. Madame y sera parfaitement. Il le fallait ainsi car nous roulerons toute la nuit.

— Une berline ?... Un voyage ? Mais, pour aller où ?

— En un lieu où Madame la Princesse est attendue avec impatience. Madame verra.

La voiture s’arrêtait dans les ruines. Instinctivement, Marianne se cramponna des deux mains au rebord de la portière comme pour s’accrocher à un ultime asile. Elle avait peur maintenant, une peur horrible, de cet homme trop poli, trop aimable, dans les yeux duquel il lui semblait déceler maintenant la fausseté et la cruauté.

— Attendue par qui ? Et, d’abord, à quels ordres obéissez-vous ? Vous n’êtes pas au service des Cenami.

— En effet ! Mes ordres sont ceux que je reçois de mon maître... Son Altesse Sérénissime le Prince Corrado Sant’Anna !

2

LE RAVISSEUR

Avec un cri, Marianne s’était rejetée dans le fond de la voiture, regardant avec horreur la portière qui s’ouvrait sur un décor à la fois romantique et paisible et tout baigné d’un somptueux coucher de soleil, mais qui, à ses yeux, préfigurait assez bien une prison.

Son compagnon descendit, rejoignit auprès du marchepied celui qui venait de le baisser et offrit sa main en s’inclinant avec respect.

— Si Madame la Princesse veut se donner la peine...

Hypnotisée par ces deux hommes noirs qui lui paraissaient tout à coup les envoyés du destin, Marianne descendit avec la passivité d’un automate. Elle comprenait que toute lutte serait inutile. Elle était seule, dans un lieu désert, avec trois hommes dont le pouvoir était d’autant plus grand qu’ils représentaient une autorité qu’elle n’avait pas le droit de rejeter : celle de son mari, d’un homme qui avait sur elle toute puissance et dont, désormais, elle avait tout à craindre. S’il en était autrement, Sant’Anna n’aurait jamais osé la faire enlever ainsi, dans Florence même et presque sous le nez de la grande-duchesse, par ses valets !...

Sous l’arche ruinée d’un fantôme de cloître qu’en d’autres circonstances elle eût trouvé charmant, Marianne vit qu’en effet une grande berline de voyage attendait, tout attelée. Un homme, debout à la tête des chevaux, immobile, les tenait par la bride. Cette berline, sans être neuve, était bien construite et visiblement conçue pour pallier, le mieux possible, les inconvénients et fatigues d’un voyage.

Pourtant, comme Dante sur la porte redoutable de l’Enfer, la jeune femme crut y lire l’ordre d’abandonner toute espérance. Elle avait espéré pouvoir berner l’homme qui, cependant, lui avait fait confiance. Et elle avait été bernée à son tour. Elle comprenait trop tard que jamais Zoé Cenami n’avait écrit ce billet, qu’elle n’avait aucun besoin de son aide et devait, à cette heure, se disposer paisiblement à recevoir ses amis habituels. Quant à Marianne, sûre de la protection et de la puissance de Napoléon, elle s’y était réfugiée comme dans une île escarpée où se brisaient, où ne pouvaient que se briser, les vagues les plus effrayantes. Elle avait cru, enfin, que son amour pour Jason la faisait invulnérable et qu’une éclatante victoire était sa suite logique. Elle avait joué ; elle avait perdu !

L’invisible mari avait réclamé ses droits. Déçu, il en imposait rudement le respect. Et quand, enfin, la fugitive se retrouverait en face de lui, même si c’était encore devant un miroir vide, elle serait seule, les mains nues et l’âme sans défense. La carrure puissante du duc de Padoue, sa voix autoritaire ne se dresseraient pas en rempart pour réclamer les droits imprescriptibles de l’Empereur...

Une faible lueur s’infiltra tout à coup dans le désespoir de Marianne, y traçant une mince faille brillante. Tout à l’heure on s’apercevrait qu’elle avait disparu. Arcadius, Arrighi, même Benielli la chercheraient... l’un d’eux, peut-être devinerait la vérité. Dès lors, ils iraient tout droit à Lucques à seule fin de s’assurer, tout au moins, que le prince n’était pour rien dans cet enlèvement. Et Marianne les connaissait suffisamment pour savoir qu’ils ne se laisseraient pas aisément éconduire ni décourager. Jolival, pour sa part, était capable de démolir pierre par pierre la villa dei Cavalli pour la retrouver !

Insensible, en apparence, car, pour rien au monde elle n’eût consenti à montrer ses craintes à des valets dans lesquels elle ne voyait que des sbires, mais fiévreuse jusqu’au fond de l’âme, Marianne avait assisté à ce nouveau départ comme s’il ne la concernait pas. Elle avait vu l’homme qui tenait les chevaux les remettre au cocher puis s’en aller tranquillement avec le coupé dans la direction de Florence. La berline, alors, s’était lentement ébranlée. Elle avait remonté le chemin des ruines, repris la route. C’était cette route qui avait tiré Marianne de son impassibilité.

En effet, au lieu de diriger sa course vers le disque rouge du soleil près de disparaître derrière les campaniles de la ville, afin de la contourner pour rejoindre le chemin de Lucques, la pesante voiture poursuivait, vers l’Orient, la route suivie jusqu’à présent par le coupé. On allait vers l’Adriatique en tournant franchement le dos au pays lucquois. Evidemment, cela pouvait être une feinte afin de tromper les éventuelles poursuites, mais Marianne ne put retenir une question déguisée :

— Si vraiment vous êtes des gens de mon époux, remarqua-t-elle sèchement, vous devez me conduire à lui. Or, vous n’en prenez guère le chemin.

Sans se départir d’une politesse et d’une humilité que Marianne devait rapidement trouver excessives encore que nécessaires, l’homme noir répondit, la voix toujours aussi onctueuse :

— Beaucoup de chemins mènent au Maître, Excellenza. Il suffit de savoir lequel choisir. Son Altesse n’habite pas toujours la villa dei Cavalli ! Nous allons vers un autre de ses domaines, s’il plaît à Madame !

L’ironie des derniers mots glaça Marianne. Non, il ne lui plaisait pas ! Mais avait-elle le choix ? Une sueur froide mouilla désagréablement son front et elle se sentit pâlir. Son mince espoir d’être rapidement retrouvée par Jolival et par Arrighi s’évanouissait. Naturellement elle n’ignorait pas, pour l’avoir entendu dire par dona Lavinia, que son époux ne résidait pas continuellement à Lucques, mais aussi, parfois, dans l’une de ses autres propriétés. Vers laquelle l’emmenait-on ? Et comment ses amis parviendraient-ils à l’y retrouver alors qu’elle-même ignorait tout de ces propriétés ?

Elle avait perdu, en n’écoutant pas la lecture du contrat, la nuit de son mariage, une bien belle occasion de se renseigner... mais combien d’occasions n’avait-elle pas laissé fuir déjà au cours de sa courte vie ? La plus belle, la plus grande lui avait été offerte à Selton Hall, lorsque Jason lui avait proposé de fuir avec lui ; la seconde quand, à Paris, elle avait refusé une seconde fois de le suivre...

La pensée de Jason la submergea de chagrin tandis qu’un amer découragement s’emparait d’elle. Cette fois, le destin s’était mis en marche contre elle et rien ni personne ne viendrait déposer, dans ses rouages, le grain de sable sauveur.

Le mari aurait le dernier mot. Le peu d’espoir que Marianne pouvait conserver résidait dans son propre charme, son intelligence, la bonté de dona Lavinia qui ne quittait pas le prince et qui au moins plaiderait pour elle et, peut-être... dans une éventuelle occasion de fuite. Cette chance-là, si elle se présentait, Marianne était bien décidée à la saisir et, bien entendu, à la faire naître dans la mesure de ses moyens. Ce ne serait pas la première fois qu’elle s’évaderait !

Avec un certain plaisir et un brin d’orgueil elle se rappela son évasion de chez Morvan le naufrageur, puis, plus récemment, sa fuite des granges de Mortefontaine. La chance l’avait servie à chaque fois, mais, après tout, elle-même n’était pas si sotte !

Le besoin qu’elle avait de retrouver Jason, un besoin viscéral qui partait de sa chair profonde pour envahir son cœur et son esprit, lui servirait de stimulant, en admettant qu’elle en eût besoin dans sa passion de la liberté !

Enfin... elle avait peut-être tort de tellement se tourmenter sur l’avenir que lui réservait Sant’Anna. Ses angoisses prenaient naissance dans les sanglantes confidences d’Eleonora Sullivan et dans les circonstances dramatiques de cet enlèvement. Mais, il fallait bien avouer qu’elle n’avait guère laissé le choix à son invisible époux. Et, après tout, peut-être se montrerait-il clément, compréhensif...

Pour ranimer son courage, Marianne repassa dans sa mémoire l’instant où Corrado Sant’Anna l’avait sauvée de Matteo Damiani durant la terrible nuit du petit temple. Elle avait cru mourir de frayeur quand elle l’avait vu surgir des ténèbres, fantôme noir masqué de cuir clair et dressé sur l’éclatante blancheur d’Ilderim cabré. Pourtant, cette terrifiante apparition lui avait apporté le salut et la vie.

Il avait, ensuite, pris soin d’elle avec une sollicitude qu’il eût été facile de prendre pour de l’amour. Et s’il l’aimait... Non, mieux valait s’efforcer de ne plus penser, de faire le vide dans son esprit afin qu’il pût retrouver un peu de calme, un peu de paix...

Mais malgré elle, son esprit tournait toujours autour de l’énigmatique silhouette de son époux inconnu et sa pensée se retrouvait prisonnière, à la fois, de la crainte et d’une irrépressible et trouble curiosité. Peut-être, cette fois, arriverait-elle à percer le secret du masque blanc ?...