— Donne-moi ma robe de drap vert olive garnie de velours noir, une capote de paille noire et un voile de Chantilly assorti.

Agathe émergea lentement de la malle où elle disparaissait jusqu’à mi-corps et considéra sa maîtresse avec inquiétude.

— Où prétend aller Votre Altesse dans cet attirail funèbre ? Certainement pas chez Mme Cenami comme d’habitude.

Agathe, en servante dévouée, avait son franc-parler et d’ordinaire Marianne lui tolérait ses réflexions ; mais aujourd’hui, elle tombait mal. Inquiète pour Zoé, Marianne avait oublié sa belle humeur.

— Depuis quand poses-tu des questions ? coupa-t-elle sèchement. Je vais où il me plaît. Fais ce que je te demande et tout sera bien !

— Mais, si Monsieur le vicomte rentre et demande...

— Tu lui diras ce que tu sais : que je suis sortie et tu ajouteras qu’il m’attende. Je ne sais quand je rentrerai.

Agathe n’insista pas et s’en alla chercher les vêtements demandés tandis que Marianne se hâtait de quitter ses atours de batiste rose qui lui avaient paru un peu voyants pour un rendez-vous discret dans une église, d’autant plus que Zoé lui avait recommandé de venir voilée.

Tout en lui passant sa robe sombre, Agathe, vexée d’avoir été rabrouée, demanda d’un petit ton pincé :

— Dois-je faire demander la voiture et Gracchus ?

— Non. J’irai à pied. La marche est excellente pour la santé et Florence est une ville où il faut aller à pied si l’on veut bien voir les choses.

— Madame sait qu’elle sera crottée jusqu’à la taille ?

— Tant pis ! Ceci vaut bien cela !

Quelques instants plus tard, habillée de pied en cap elle sortait du palais. La grande voilette de Chantilly mettait entre elle et la lumière joyeuse du dehors un écran fragile et noir de feuillage et de fleurs, mais d’un pas vif, relevant un pan de sa robe pour lui éviter un contact trop pénible avec la poussière malodorante des rues où quelques trous conservaient, à l’ombre, l’eau boueuse de la dernière pluie, Marianne se dirigea vers le Ponte-Vecchio qu’elle franchit sans un regard aux séduisantes boutiques d’orfèvres qui s’y agglutinaient en grappes pittoresques.

Dans sa main gantée, elle tenait un gros missel de maroquin à coins dorés qu’elle avait pris sous l’œil interrogatif d’une Agathe dévorée de curiosité mais rendue muette par la prudence. Et, ainsi équipée, elle ressemblait tout à fait à une dame de bonne maison s’en allant au salut du soir. Cela eut l’avantage de lui éviter les propos toujours un peu trop galants que tout Italien normalement constitué se croit tenu d’adresser à toute femme pourvue d’une tournure acceptable. Et Dieu seul savait combien les Italiens aimaient errer dans leurs rues vers la fin du jour !

Quelques minutes de marche rapide amenèrent Marianne en vue de la vieille église d’Or San Michele, jadis propriété des riches corporations florentines et ornée par elles de statues inestimables érigées dans des niches gothiques. Sous son drap foncé et sa dentelle noire, Marianne avait très chaud. La sueur coulait de son front et le long de son dos. En vérité c’était péché que de s’affubler de la sorte quand le temps était si doux et que le ciel changeant offrait des teintes si ravissantes ! Florence avait l’air de flotter dans une énorme bulle d’air irisé avec laquelle le soleil au déclin jouait encore un peu.

La ville, si secrète et si close à l’heure chaude, ouvrait ses portes pour déverser dans ses rues et sur ses places une humanité bavarde et communicative, tandis que les cloches grêles des couvents appelaient à la prière ceux et celles qui ont choisi de ne plus parler qu’à Dieu.

La fraîcheur de l’église surprit la visiteuse mais lui fit du bien. L’intérieur, où la clarté pénétrait à peine par les vitraux, était si sombre que Marianne dut s’arrêter un instant près du bénitier afin d’accoutumer ses yeux à l’obscurité.

Bientôt, cependant, elle distingua mieux la double nef et, dans celle de droite, la douce splendeur d’un tabernacle médiéval, chef-d’œuvre d’Orcagna, dont les flammes tremblantes de trois cierges faisaient à peine briller les ors assourdis. Mais aucune silhouette, féminine ou masculine, ne priait auprès. L’église semblait vide et son grand vaisseau répercutait seulement l’écho traînant des savates du bedeau qui regagnait la sacristie.

Ce vide et ce silence mirent Marianne mal à l’aise. Elle était venue avec une bizarre répugnance, partagée entre le désir profond d’aider une amie charmante en difficulté et un vague pressentiment. De plus, elle était certaine d’être à l’heure et Zoé était la ponctualité même. C’était étrange et c’était inquiétant. Tellement même que Marianne songea à tourner les talons et à rentrer chez elle. Tout était si anormal dans ce rendez-vous à l’ombre d’une église...

Machinalement, elle fit quelques pas en direction de la sortie mais les termes de la lettre de Mme Cenami lui revinrent en mémoire :

« Il y va de mon repos et peut-être de la vie d’un être cher... »

Non, elle ne pouvait pas laisser sans réponse un tel appel au secours. Zoé qui lui donnait ainsi une extraordinaire preuve de confiance ne comprendrait pas et Marianne se le reprocherait toute sa vie si un drame se produisait sans qu’elle eût tout fait pour l’empêcher.

Fortunée Hamelin, toujours prête à se jeter dans le feu pour un ami ou à l’eau pour sauver un chat, n’aurait pas eu, elle, ce mouvement de défiance, cette tentation de fuir. Et, si l’église était vide, c’est que, pour une raison ou pour une autre, Zoé s’était mise en retard, voilà tout.

Pensant qu’elle pouvait, au moins, attendre quelques minutes, Marianne s’avança lentement vers le lieu du rendez-vous. Elle contempla un instant le tabernacle puis, pliant les genoux, s’abîma dans une prière fervente. Elle avait trop de gratitude à offrir au Ciel pour négliger si belle occasion... C’était encore la meilleure manière de passer le temps.

Profondément absorbée dans son action de grâces, elle ne remarqua pas l’approche d’un homme drapé, de la nuque aux mollets, dans une cape noire à triple collet. Elle tressaillit seulement quand une main pesa soudain sur son épaule, tandis qu’une voix chuchotait, pressante et angoissée :

— Venez, Madame, venez vite ! Votre amie m’envoie vous chercher ! Elle vous supplie de venir jusqu’à elle...

Vivement, Marianne s’était relevée et considérait l’homme qui lui faisait face. Elle ne connaissait pas son visage. C’était d’ailleurs l’un de ceux dont on ne dit rien, que l’on ne remarque pas, un visage large, paisible mais, pour l’heure présente, empreint d’une grande inquiétude.

— Pourquoi ne vient-elle pas ? Qu’est-il arrivé ?

— Un grand malheur ! Mais je vous en supplie. Madame, venez ! Chaque minute compte et je...

Marianne n’avait pas encore bougé. Elle comprenait mal. Ce rendez-vous étrange et maintenant cet inconnu... tout cela ressemblait si peu à la calme Zoé.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

L’homme s’inclina avec toutes les marques du respect.

— Rien qu’un serviteur, Excellenza !... mais les miens ont toujours servi la famille du baron et Madame m’honore de sa confiance. Dois-je aller lui dire que Madame la Princesse refuse ?

Vivement, Marianne tendit la main et retint le messager qui faisait mine de se retirer.

— Non, je vous en prie, n’en faites rien ! Je vous suis.

A nouveau il s’inclina mais en silence et l’escorta jusqu’au portail à travers les ombres de l’église.

— J’ai là une voiture, dit-il quand on atteignit l’air et la lumière. Nous serons plus tôt rendus !

— Allons-nous donc si loin ? Le palais est tout proche.

— A la villa de Settignano ! Maintenant, que Madame veuille bien me pardonner mais je ne peux lui en dire davantage. Madame comprendra : je ne suis qu’un serviteur...

— Dévoué, je sais ! Eh bien, allons !

La voiture, un élégant coupé de ville sans armoiries, attendait un peu plus loin, sous l’arche reliant l’église à l’antique palais des Lainiers, alors à demi ruiné. Le marchepied en était baissé et un homme en noir se tenait à la portière. Le cocher, tassé sur son siège, avait l’air de somnoler. Mais dès que Marianne fut installée, il fit claquer son fouet et les chevaux partirent au grand trot.

Le serviteur dévoué avait pris place à côté de la jeune femme à qui cette familiarité avait arraché un froncement de sourcils, mais elle n’avait rien dit, mettant cet impair sur le compte du grand trouble dans lequel semblait se trouver le bonhomme.

On sortit de Florence par la porte San Francesco. Depuis que l’on avait quitté Or San Michele, Marianne n’avait pas dit un mot. Inquiète, elle se torturait l’esprit à essayer d’imaginer le genre de catastrophe qui avait pu s’abattre si soudainement sur Zoé Cenami et n’en voyait qu’une seule possible. Zoé était charmante et de nombreux hommes, séduisants parfois, lui faisaient une cour empressée. Se pouvait-il que l’un d’eux eût obtenu ses faveurs et qu’une indiscrétion, volontaire peut-être, eût averti Cenami de son infortune ? En ce cas, Marianne voyait mal quel secours elle pourrait offrir à son amie, hormis peut-être tenter de calmer l’époux outragé. Cenami faisait grand cas, en effet, de la princesse Sant’Anna... Bien sûr, cette hypothèse était peu flatteuse pour la vertu de Zoé... mais quelle autre pouvait justifier un appel au secours si pressant et des précautions si extraordinaires ?

Il faisait, dans cette voiture fermée, une chaleur de four et Marianne, incommodée, releva sa voilette et se pencha pour baisser une glace. Mais son compagnon la retint :

— Mieux vaut ne pas ouvrir. Madame. D’ailleurs, nous arrivons !

La voiture, en effet, quittait le grand chemin et s’engageait dans un sentier en pente cahotant entre les ruines habillées de lierre de ce qui semblait être un ancien couvent. Au bout de ce chemin l’Arno brillait d’un éclat cuivré sous le soleil couchant.