C'était vrai. Isabelle, le bébé, ne ressemblait en rien à sa mère. Elle joignait aux yeux bleus de la grand-mère le profil impérieux des Montsalvy en général et les cheveux noirs de son père en particulier.

D'après Sara, elle menaçait même d'en avoir aussi le caractère indomptable et irascible.

— Quand on lui fait attendre, si peu que ce soit, son lait, soupirait l'ancienne bohémienne promue gouvernante, elle hurle à faire tomber les murs...

Pour le moment, la jeune Isabelle dormait d'un profond sommeil dans les bras de l'excellente femme, parmi les soies et les dentelles de sa robe précieuse. Le vacarme des hautbois, des cabrettes et des fifres qui faisaient rage autour d'elle ne paraissait pas la déranger. L'un de ses poings minuscules refermé sur le pouce de Sara, elle semblait capable de soutenir, sans même ouvrir un œil, le bruit même d'un canon.

Mais elle ne résista pas à l'assaut de deux personnages qui se ruèrent sur elle dès qu'elle apparut, avec son cortège, dans la cour du château où étaient massés serviteurs, hommes d'armes et servantes : un petit garçon de trois ans, dont les cheveux dorés brillaient dans le soleil, et une grande et grosse dame, toute vêtue de pourpre et d'or : son frère Michel et dame Ermengarde de Châteauvillain, marraine honoraire.

Malgré la défense, respectueuse mais énergique de Sara, et les cris de Michel qui, lui aussi, voulait s'emparer d'Isabelle, Ermengarde l'emporta de haute lutte et se précipita, avec son trophée qui s'était mis à hurler, dans la grande salle blanche toute tendue de tapisseries où un festin était servi. Derrière elle et sur les pas du parrain et de la marraine, tout le cortège s'engouffra dans le château qui, bientôt, retentit de cris, de rires et des accords de luth des musiciens qui devaient accompagner le repas.

Tandis que sous la direction de Josse, intendant du château, et de sa femme Marie, tout le village s'installait aux longues tables disposées dans la grande cour près d'énormes feux où cuisaient des moutons entiers et une foule de volailles, tandis que les ménestrels attaquaient les premières caroles sous les arbres du verger déjà envahi de jeunes filles, tandis que les sommeliers mettaient en perce les futailles de vin et les barriques de cidre, le plus somptueux festin jamais vu de mémoire d'Auvergnat commença dans la grande salle.

Quand, après- les innombrables plats, pâtés, venaisons, poissons, paons présentés avec toutes leurs plumes, sangliers dressés sur des lits de pommes et de pistaches avec leurs défenses et leur chair farcie d'épi- ces fines, les valets apportèrent les tourtes, les confitures, les nougats, les crèmes et tous les autres desserts accompagnés de vins d'Espagne et de Malvoisie, Xaintrailles se leva et réclama le silence.

Tenant en main sa coupe pleine, il salua la Reine et le Connétable puis se tourna vers ses hôtes :

— Mes amis, dit-il d'une voix forte, avec la permission de Madame la Reine et de Monseigneur le Connétable, je veux vous dire la joie qui est la nôtre aujourd'hui d'assister avec vous à la résurrection de Montsalvy, en même temps qu'au renouveau de notre pays. Partout, en France, la guerre recule, l'Anglais, là où il s'accroche encore, n'en a plus pour longtemps. Le traité, que notre Roi vient d'accorder au duc de Bourgogne, à Arras, s'il n'est pas un modèle du genre, a du moins le mérite de terminer une guerre impitoyable entre gens d'un même pays. Il n'y a plus d'Armagnacs, plus de Bourguignons ! Il n'y a plus que les fidèles sujets du roi Charles le Victorieux que Dieu nous veuille conserver en santé et puissance !...

Xaintrailles s'arrêta pour reprendre haleine et pour laisser s'éteindre les vivats ! Il jeta autour de lui un regard vif et satisfait puis ses yeux bruns s'arrêtèrent sur Arnaud et sur Catherine qui le regardaient en souriant, la main dans la main :

Arnaud, mon frère, reprit-il, nous t'avions cru perdu, tu nous es revenu et c'est très bien ainsi. Je ne vais pas te dire ce que je pense de toi, tu le sais depuis longtemps. Donc, passons !... Mais vous, Catherine, qui, à grand amour et à grand péril, êtes allée réclamer votre époux jusqu'aux portes mêmes de la mort, vous qui avez vaillamment combattu, à la place de Montsalvy, pour que tombe enfin La Trémoille, notre mauvais génie, vous qui nous avez aidés à compléter l'œuvre de la Sainte Pucelle, je veux vous dire, à vous, combien vous nous êtes chère et combien nous sommes heureux et fiers d'être, aujourd'hui, vos hôtes et, en tous temps, vos amis ! Peu d'hommes auraient été capables de votre courage, mais peu d'hommes aussi ont au cœur l'amour fidèle qui depuis tant d'années occupe le vôtre !

« Les mauvais jours, trop nombreux, que vous avez connus, sont terminés. Vous avez devant vous une longue vie de bonheur et d'amour... et la joyeuse perspective de toute une génération de Montsalvy de bonne race à mettre sur pied ! Messieurs, et vous belles dames, je vous demande maintenant de vous lever et de boire, avec moi, au bonheur de Catherine et d'Arnaud de Montsalvy. Longue vie, messeigneurs, et grandes heures au plus vaillant des chevaliers chrétiens et à la plus belle dame d'Occident ! »

L'ovation formidable qui salua les dernières paroles de Xaintrailles se répercuta jusqu'aux voûtes neuves du grand château, alla rejoindre les cris de joie des villageois et, pendant un instant, la petite cité fortifiée ne fut plus qu'un cri de joie et d'amour. Catherine, pâle d'émotion, voulut se lever pour répondre à cette acclamation, mais c'en était trop pour elle. Ses forces la trahirent et elle dut s'appuyer à l'épaule de son époux pour ne pas tomber.

— C'est trop, mon Dieu, murmura-t-elle. Comment peut-on, sans mourir, supporter tant de joie ?

— Je crois, fit-il en riant, que tu t'y habitueras très bien.

Il était tard dans la nuit quand, après le bal, Catherine et Arnaud regagnèrent la chambre qu'ils s'étaient réservée dans la tour sud.

Un peu partout, dans le château, les serviteurs, harassés, dormaient là où le sommeil les avait vaincus. La Reine et le Connétable s'étaient retirés depuis longtemps dans leurs appartements, mais, dans les coins obscurs, on pouvait rencontrer encore quelques buveurs impénitents qui achevaient de célébrer à leur manière une si mémorable fête. Dans la cour, on dansait encore autour des feux mourants aux échos de chansons émises par les gosiers les plus solides.

Comme les autres, Catherine était lasse, mais elle n'avait pas sommeil. Elle était trop profondément heureuse pour vouloir que cette joie s'envolât déjà dans le repos. Assise au pied du grand lit à courtines de damas bleu, elle regardait Arnaud mettre ses femmes à la porte sans plus de cérémonie.

— Pourquoi les renvoies-tu ? demanda-t-elle. Je ne pourrai jamais sortir de cette toilette sans leur aide.

— Je suis là, moi, fit-il avec un sourire moqueur. Tu vas voir quelle merveilleuse chambrière je fais.

Ôtant rapidement son pourpoint qu'il jeta dans un coin, il se mit en devoir d'enlever une à une les épingles » qui retenaient le grand hennin sur la tête de Catherine. Il le faisait avec une légèreté, une adresse qui firent sourire la jeune femme.

— C'est vrai ! Tu es aussi adroit que Sara.

— Attends, tu n'as rien vu. Lève-toi...

Elle obéit, prête à lui indiquer les agrafes et les rubans qu'il fallait défaire en premier pour enlever sa robe, mais, brusquement, Arnaud avait empoigné le décolleté de ladite robe, tiré d'un coup sec. Le satin d'azur se déchira de haut en bas, la fine chemise de batiste avec lui, et Catherine, avec un cri de mécontentement, se retrouva aussi nue que la main, à seule exception de ses bas de soie bleue.

— Arnaud ! Est-ce que tu es fou ?... Une robe pareille !

— Justement. Tu ne dois pas remettre deux fois une robe dans laquelle tu as connu pareil triomphe. C'est un souvenir... et puis, ajouta-t-il en la prenant dans ses bras et en collant ses lèvres à celles de la jeune femme, c'est vraiment trop long à défaire !

Le « souvenir » alla s'étaler sur le sol tandis que Catherine, avec un soupir de bonheur, s'abandonnait déjà.

La bouche d'Arnaud était chaude et sentait un peu le vin, mais elle n'avait rien perdu de son habileté à éveiller en Catherine des sensations désordonnées. Il l'embrassait pourtant posément, consciemment, cherchant à éveiller en la jeune femme ce désir qui en faisait une bacchante sans pudeur ni retenue. D'une main, il la maintenait contre lui, mais, de l'autre, il caressait lentement son dos, son flanc, remontait vers un sein pour glisser ensuite vers la douce courbe du ventre. Et Catherine, déjà, vibrait, comme une harpe dans le vent.

— Arnaud... balbutia-t-elle contre sa bouche, je t'en prie...

À pleines mains, il lui prit la tête, noyant ses doigts dans les flots soyeux de sa chevelure, tira en arrière pour voir son visage en pleine lumière.

— Tu me pries de quoi, ma douce ? De t'aimer ? Mais c'est bien ce que j'ai l'intention de faire. Je vais t'aimer, Catherine, ma mie, jusqu'à ce que tu en perdes le souffle, jusqu'à ce que tu cries grâce... J'ai faim de toi comme si tu ne m'avais pas déjà donné deux enfants...

En même temps, il la courbait en arrière jusqu'à ce que plient ses genoux, jusqu'à ce qu'elle chût avec lui sur la grande peau d'ours étalée devant la cheminée, puis se laissa tomber sur elle et l'enferma entre ses bras.

— Voilà ! tu es ma prisonnière et tu ne m'échapperas plus !

Mais elle nouait déjà ses bras au cou de son époux et cherchait à son tour sa bouche.

— Je n'ai pas envie de t'échapper, mon amour. Aime-moi, aime-moi jusqu'à ce que j'oublie que je ne suis pas toi, jusqu'à ce que nous ne fassions plus qu'un.

Contre le sien, elle vit se crisper le visage brun. Elle connaissait bien cette expression presque douloureuse qu'il avait dans le désir et se colla contre lui pour qu'il n'y eût pas un pouce de son corps qu'il ne sentît. Alors, ce fut au tour d'Arnaud de perdre la tête et, durant de longues minutes, il n'y eut plus, dans la grande chambre chaude, que le gémissement doux d'une femme amoureuse.