— Que croyez-vous que je vienne faire ? Je viens vous chercher.

N'avez-vous point remarqué les armes royales sur mon navire ? Je suis ambassadeur de la duchesse-reine et je viens réclamer au Calife de Grenade le seigneur de Montsalvy et son épouse... Tout en lui rendant l'un de ses meilleurs capitaines qui avait eu le malheur de se faire prendre sur les côtes de Provence. Un échange en quelque sorte...

— Vous risquiez votre vie, s'écria Catherine.

— À peine, sourit Jacques Cœur. Mon navire est puissant et les gens de ce pays respectent les ambassadeurs en même temps qu'ils s'intéressent aux échanges commerciaux.-Je m'entends assez bien avec les enfants d'Allah depuis que je bourlingue autour de la Méditerranée !

La joie des trois amis à se retrouver semblait ne pouvoir se tarir. Ils riaient, parlaient tous à la fois, ayant oublié jusqu'à ceux qui les entouraient. Les questions s'entrecroisaient si vite que personne ne pouvait y répondre, mais chacun d'eux voulait tout savoir, tout de suite. Ce fut Catherine qui se reprit la première parce que son regard, passant par-dessus Jacques et Arnaud qui s'embrassaient encore en se bourrant le dos de coups de poing, accrocha la litière entre les rideaux de laquelle apparaissait la tête inquiète d'Abou-al-Khayr. Aussitôt, elle se reprocha comme un crime d'avoir oublié, même un instant, son ami mourant. Elle se pendit au bras de Jacques Cœur, l'arrachant presque à son époux.

— Jacques, supplia-t-elle. Il faut nous emmener d'ici... tout de suite ! tout de suite !

— Mais... pourquoi ?

Elle le lui dit, en quelques mots, et la joie qui illuminait le visage tanné du marchand s'assombrit.

— Pauvre Gauthier ! murmura-t-il. Il était donc mortel ?... J'avoue que je ne l'aurais pas cru... Nous allons tout de suite le transporter à bord, afin qu'il rende le dernier soupir sur le sol de son pays... même un sol en bois sera mieux que cette terre !

Se tournant vers ceux qui l'accompagnaient, un petit homme à la mine éveillée qui était une sorte de secrétaire si l'on en jugeait l'écritoire pendue à sa ceinture avec un petit rouleau de parchemin, et le seigneur en turban, muet et immobile, comme indifférent qui se tenait derrière lui, il s'adressa à celui-ci :

— Seigneur Ibrahim, vous voici chez vous ! Je n'ai plus à discuter votre libération puisque, du premier coup, j'ai retrouvé mes amis.

Vous êtes donc libre.

Merci de ta courtoisie, ami.... Je savais que je n'avais rien à craindre de toi, mais tu as été un geôlier comme bien peu de prisonniers en ont. Voilà pourquoi je te suivais sans appréhension.

— J'avais votre parole de ne pas fuir et j'y croyais ! répondit le marchand noblement. Adieu, seigneur Ibrahim !

Le prisonnier salua profondément, et rapidement se perdit dans la foule que Mansour et ses hommes faisaient maintenant refluer afin de livrer passage à la litière. Les marins de Jacques Cœur eurent tôt fait d'enlever, avec beaucoup de précautions cependant, le mourant, maintenant inconscient sans plus de rémissions. Le soleil éclatant éclaira le visage émacié, creusé d'ombres tragiques, que les hommes regardèrent avec une sorte de crainte superstitieuse. On le porta dans la barque où Abou s'installa auprès de lui.

— Je resterai tant qu'il respirera, expliqua-t-il. Au î surplus, vous ne mettez pas à la voile immédiatement ?

— Non, répondit Jacques Cœur. Après-demain seulement.

Puisque je suis ici, je voudrais en profiter pour charger des soieries et des meubles incrustés, des épices et des cuirs travaillés, des poteries dorées et de ces beaux parchemins en peau de gazelle du Sahara dont ce pays a la spécialité...

Catherine retint un sourire. Jacques était venu les chercher, certes, et portait flamme d'ambassadeur, mais en lui les sentiments ne tuaient jamais le marchand. Ce voyage entrepris par amitié ne devait pas être perdu pour autant...

Tandis que la barque, emportant le blessé, s'éloignait vers le navire d'où elle reviendrait les chercher ensuite, et qu'Arnaud faisait à Mansour de graves adieux, elle demanda :

— Au fait, mon ami, comment avez-vous appris que nous étions, ici ?

C'est une longue histoire. Mais, en deux mots, vous devez notre arrivée à votre vieille amie, la dame de Châteauvillain. Vous l'avez abandonnée, paraît-il, en pleine montagne, mais vous aviez laissé entre ses mains un écuyer de messire Arnaud qu'elle a fort bien su confesser. Aussitôt, elle a fait demi-tour, couru jusqu'à Angers, chez la duchesse-reine, et lui a raconté toute l'histoire. C'est Madame Yolande qui m'a prévenu et qui a monté avec moi ce voyage.

— Incroyable ! s'écria Catherine abasourdie. Ermengarde qui voulait me ramener pieds et poings liés à son duc ?

— Peut-être ! tant qu'elle a cru sincèrement que ce serait pour vous la meilleure solution. Mais du moment que vous vous obstiniez à poursuivre messire Arnaud... elle s'est attachée à vous aider. Elle veut, avant tout, votre bonheur et vous n'avez pas idée du vacarme qu'elle a fait jusqu'à mon départ ! J'ai eu d'ailleurs toutes les peines du monde à ne pas l'emmener !

— Chère Ermengarde ! soupira Catherine avec une involontaire tendresse. C'est une femme extraordinaire. En tout cas, l'aventure était risquée. Comment pouvait- elle être sûre que je retrouverais Arnaud, et même que je parviendrais saine et sauve à Grenade ?

Jacques Cœur haussa les épaules et grimaça un sourire moqueur.

— Il se trouve qu'elle vous connaît bien ! Si votre époux avait été captif au plein cœur de l'Afrique, vous auriez bien trouvé moyen d'aller l'en arracher. Evidemment, conclut-il, cela m'aurait fait plus de chemin à parcourir...

À l'heure la plus noire de la nuit, celle qui précède immédiatement l'aube, Gauthier mourut dans la chambre haute du château arrière où Jacques Cœur l'avait fait installer, le visage tourné vers cette haute mer qu'il ne parcourrait pas... L'agonie avait été terrible ! L'air n'atteignait plus qu'avec peine les poumons endommagés et la constitution du géant, ses forces vives extraordinaires prolongeaient l'épuisant combat perdu d'avance contré la mort, ne faisant que le rendre plus cruel.

Enfermés avec lui, Catherine, Arnaud, Abou-al- Khayr, Josse, Marie et Jacques Cœur assistèrent, impuissants et navrés, à cette lutte, épuisante et suprême que menait Gauthier, inconscient, pour une vie qui ne voulait plus de lui. Serrés les uns contre les autres, les traits marqués par la fatigue et creusés par les ombres mouvantes nées des quinquets fumeux allumés dans la pièce, ils priaient pour que se tût enfin cette voix torturée qui, dans un langage inconnu, lançait des plaintes, des imprécations, des invocations vers les mystérieuses divinités nordiques que le Normand avait adorées toute sa vie. Au-dehors, l'équipage, massé, attendait sans comprendre cependant conscient qu'un drame se déroulait dans la chambre close.

Enfin, il y eut une ultime convulsion, un soupir qui ressemblait à un râle et le gigantesque corps ne bougea plus. Un silence écrasant, que ne troublait plus la terrible respiration, s'abattit. Le navire à l'ancre, dont le doux balancement avait bercé l'agonie du géant, grinça sinistrement avec une plainte à laquelle répondit le cri rauque des oiseaux de mer.

Catherine, alors, comprit que tout était fini. Étouffant un sanglot, elle posa deux doigts légers sur les paupières ouvertes, fermant pour l'éternité les yeux de son ami, puis retourna se réfugier auprès d'Arnaud qui l'attira contre lui pour qu'elle pût cacher son visage en pleurs. Pour secouer l'émotion qui l'étreignait, Jacques Cœur toussa.

— Tout à l'heure, quand le soleil sera levé, nous l'immergerons ! dit-il. Je dirai les prières..

— Non, s'interposa Abou-al-Khayr... il m'a fait promettre de veiller à ses funérailles. Pas de prières, mais je te dirai ce qu'il faut faire.

— Alors, venez avec moi. Nous allons donner des ordres.

Les deux hommes sortirent et Catherine put entendre la voix de Jacques qui, de la dunette, donnait des ordres suivis du piétinement précipité de l'équipage. Elle chercha le regard de son époux, mais, déjà, il la prenait par la main et l'entraînait vers le lit où gisait Gauthier. L'un près de l'autre, Catherine et Arnaud s'agenouillèrent pour prier, de tout leur cœur, le Dieu de toute miséricorde pour un homme de bien qui n'avait jamais cru en lui. Silencieusement, Josse et Marie vinrent s'agenouiller de l'autre côté... et malgré sa peine Catherine nota que, si le Parisien avait les yeux brillants de larmes, sa main ne quittait pas celle de la petite Marie qu'il semblait avoir prise sous sa protection. Elle songea que c'était là, peut-être, le départ d'un bonheur inattendu et que, venus des horizons les plus différents, ces deux-là étaient en train de se rejoindre. Mais la voix grave d'Arnaud s'élevait maintenant, récitant les prières des morts, et Catherine joignit la sienne à celle de son époux.

Trois heures plus tard, devant tout l'équipage de la « Magdalène » massé sur le pont, au son de la cloche du bord qui, sans arrêt, sonnait en glas, Arnaud de Montsalvy procéda, sur les indications d'Abou-al-Khayr, à une étrange cérémonie. Le navire, lentement, gagna l'entrée du port, remorquant après lui une barque à voile chargée de paille sur laquelle le corps du Normand, enveloppé d'une toile, avait été déposé.

À l'aplomb de la tour d'avant-port, Montsalvy sauta dans la barque, hissa la voile que le vent aussitôt gonfla, puis, s'accrochant à la corde qui retenait au vaisseau le frêle esquif, regagna la « Magdalène ». Une fois à bord, il coupa la corde. Comme poussée par une invisible main, la barque bondit, prit le vent et, rapidement, dépassa la coque rouge de la galée dont les rames demeuraient inertes. Un instant, ceux du navire la regardèrent avancer, emportant la longue forme blanche. Alors, Arnaud, prenant des mains d'Abou un grand arc de frêne, y plaça une flèche empennée de feu, banda ses muscles... La flèche siffla, alla se planter au plein cœur de la barque dont la paille prit feu aussitôt. En un instant, le petit navire devint une nef de flammes. Le corps disparut derrière un rideau de feu tandis que le vent, activant le brasier, l'emportait lentement vers le large...