Conscient de l'examen muet de Catherine, il eut un curieux sourire qui rentrait les lèvres et fendait la bouche jusqu'aux oreilles, ôta le grand chapeau de pèlerin qu'il portait retroussé d'une manière fort cavalière et en balaya le sol.

— Josse Rallard, belle dame, pour vous servir ! Je suis parisien, gentilhomme d'aventure et, si je me rends en Galice, c'est autant pour accomplir un vœu que pour le pardon de mes péchés qui sont nombreux ! Holà ! vous autres, qui m'aide à porter cette femme jusqu'à l'hospice ?

Parmi les proches voisins, personne ne se proposa. Visiblement, les pèlerins avaient assez de leur propre peine. Tous étaient las, transis.

Certains grelottaient dans le vent aigre du haut plateau. Aucun ne se sentait le courage de porter ce poids supplémentaire. Catherine songea qu'ils avaient l'air d'un troupeau de moutons apeurés et ne put se défendre d'un sentiment de dédain. Etait-ce là l'entraide qui devait régner chez des pénitents ? Déjà, entraînée par Gerbert Bohat, la troupe allait se remettre en marche quand Josse, fendant les rangs de ceux qui l'entouraient, alla frapper sur l'épaule d'un homme de taille moyenne qui faisait le dos rond sous son chapeau.

— Allons, compère ! Venez me donner un coup de main ! A-t-on jamais vu de saintes gens comme vous, mes frères ! Quoi ? Pas un volontaire ? Vous, mon compère, vous ne refuserez pas.

— Je ne suis pas votre compère ! marmotta l'autre sans pour autant oser résister.

Remorqué par Josse, il rejoignit bientôt Catherine qui soutenait toujours Gillette. Mais, visiblement, c'était sans enthousiasme. Josse, cependant, riait sans retenue de sa mine longue.

— Allons donc ! Ne sommes-nous pas parisiens tous les deux ?

L'orgueil est un affreux péché, surtout chez un pèlerin, mon frère !

Dame Catherine, je vous présente messire Colin des Épinettes, juriste distingué et homme de grand savoir, que j'ai été fort heureux de retrouver ici. Allons, mon frère, prenez madame de ce côté, je la prendrai de l'autre. Il n'est pas convenable que Dame Catherine s'épuise quand nous sommes là !

La mine furieuse du « juriste distingué » donnait à Catherine une soudaine envie de rire qui allégea un instant sa lassitude. Elle aurait pu jurer l'avoir entendu grogner :

— Le Diable t'emporte ! Toi et ta langue de vipère ! le tout à l'adresse de son concitoyen.

Mais Colin n'en avait pas moins passé l'un des bras de Gillette autour de son cou tandis que Josse faisait autant de l'autre bras. Ainsi étayée, la pauvre femme ne touchait pratiquement plus terre.

Catherine se chargea de son bâton et de sa besace, fort mince à vrai dire. On se remit en marche, mais l'arrêt avait délié les langues. Les pèlerins, maintenant, se plaignaient de la longueur de l'étape, de l'obscurité qui les enveloppait. Certains craignaient les tourbières traîtresses et imploraient saint Jacques de les protéger dans ce premier péril.

— Taisez-vous ! cria quelque part dans le brouillard devant Catherine la voix impérieuse de Gerbert. Ou alors chantez !

— Nous n'en avons pas le courage ! répliqua quelqu'un. Pourquoi ne pas admettre que nous sommes perdus ?

— Parce que nous ne le sommes pas ! répliqua le chef. La domerie ne peut plus être loin...

Catherine ouvrait déjà la bouche pour émettre, elle aussi, un doute.

Mais, comme pour donner raison au Clermontois, le son affaibli et grêle d'une cloche traversa le brouillard. Bohat poussa un cri de triomphe.

— La cloche des perdus ! Nous sommes sur la bonne voie ! En avant !

Levant haut son bourdon comme un étendard, il s'élança dans la direction d'où venait le son. La troupe harassée s'ébranla derrière lui.

— Espérons qu'il a le sens de la direction, marmotta Josse. Rien n'est trompeur comme le brouillard !

Catherine ne répondit pas. Elle avait froid et elle était affreusement lasse. Mais les appels de la cloche se faisaient de plus en plus clairs.

Bientôt une faible lueur jaune apparut dans les ténèbres. Gerbert Bohat la salua comme une victoire personnelle.

— Ce feu, c'est celui que les moines allument au sommet du clocher. Nous arrivons.

Le brouillard, soudain, se déchira et Catherine vit surgir devant elle, avec soulagement, une masse de bâtiments trapus. Coupant le ciel de leurs arêtes noires, une énorme et antique tour, un massif clocher carré couronné de feu, une haute nef renforcée d'arcatures puissantes semblaient garder le troupeau sombre de grands bâtiments aux rares ouvertures. L'hospice des solitudes, retranché contre le dernier repli du vaste plateau, avait l'allure exacte d'une forteresse.

Les pèlerins, ressuscités, se mirent à pousser des cris de joie qui dominèrent le son de la cloche dont les battements tombaient maintenant d'aplomb sur leurs têtes. Le portail, alors, s'ouvrit en grinçant, livrant passage à trois moines armés de torches qui se précipitèrent à la rencontre des arrivants.

— Nous sommes les errants de Dieu ! cria Gerbert d'une voix forte. Nous demandons l'asile !

— Entrez, mes frères, l'asile vous est ouvert.

Comme si elle n'avait attendu que l'arrivée des pèlerins, la neige se mit à tomber avec une soudaine violence, mouchetant la vaste cour de terre battue où les narines s'emplissaient d'une forte odeur de bergerie.

Catherine, épuisée, s'adossa à un mur. Sans doute un dortoir allait-il la réunir à ses compagnes de voyage... Mais ce soir, sans trop savoir pourquoi, elle avait envie d'un moment de solitude avec elle-même.

Peut-être parce que cet étrange voyage la déroutait, malgré son courage. Elle se sentait déracinée au milieu de ces gens, étrangère à leurs aspirations, à leurs vœux. Ce qu'ils désiraient tous, c'était se sanctifier en s'approchant du tombeau de l'Apôtre, c'était en quelque sorte s'assurer, de leur vivant, une belle part de Paradis. Mais elle ?

Certes, elle souhaitait obtenir de Dieu la fin de son calvaire, la guérison de l'époux bien-aimé, mais, surtout, c'était pour « le » revoir, pour retrouver son amour, ses baisers, sa chaleur, tout ce qui constituait la réalité vivante d'Arnaud. Ce n'était pas après une haute spiritualité qu'elle courait, mais bien après un amour terrestre, charnel, sans lequel elle ne se sentait pas le courage de vivre.

— Nous allons nous séparer, dit brièvement Gerbert. Voici les dames hospitalières qui prendront soin des femmes. Que les hommes me suivent !

En effet, de l'un des bâtiments sortaient quatre religieuses, portant comme les moines l'habit noir de l'ordre des augustins, mais allégé pour elles d'une guimpe blanche.

Josse Rallard et Colin des Epinettes remirent à deux d'entre elles la pauvre Gillette à demi inconsciente. Catherine s'approcha.

— Ma compagne est épuisée, dit-elle. Il lui faudrait des soins, beaucoup de repos. N'avez-vous pas une chambre où je pourrais m'occuper d'elle ?

L'hospitalière regarda Catherine avec ennui. C'était une de ces vigoureuses filles de la campagne auxquelles la force d'un homme ou d'un animal ne fait pas peur. Elle commença par installer Gillette sur un brancard qu'une sœur était allée chercher, désigna l'une des extrémités à ladite sœur, s'attela à l'autre et seulement lors consentit à répondre à la jeune femme.

— Nous n'en avons que deux. Elles sont occupées par une noble dame et ses femmes. Cette dame est arrivée voici dix jours avec une jambe cassée. C'est à cause de cet accident qu'elle est toujours ici.

— Je le comprends bien. Mais ne pourrait-elle envoyer ses femmes dans la salle commune et céder l'une des chambres?

Sœur Léonarde ne retint pas une grimace qui, après tout, était peut-être un sourire moqueur, et haussa ses solides épaules.

— Personnellement, je ne me risquerais pas à le lui demander. Elle est... disons d'un caractère peu maniable ! C'est une très grande dame apparemment.

— Vous n'avez pourtant pas l'air facile à impressionner, ma sœur, remarqua Catherine. Mais si cette dame vous fait peur, je me chargerai volontiers de la commission.

— Ce n'est pas que j'en aie peur, fit sœur Léonarde. C'est que j'ai horreur des cris, notre Mère Supérieure aussi. Et Notre Seigneur a doué cette dame d'une voix terrifiante !

Tout en parlant, le brancard, suivi de Catherine, avait franchi la petite porte basse qui donnait accès à la maison des dames hospitalières. Les quelques autres femmes du pèlerinage vinrent ensuite. On se retrouva dans une immense cuisine lourdement dallée de grandes pierres plates, où l'odeur de bois brûlé se mêlait à celle du lait aigre. Des chapelets d'oignons, des pièces de viandes fumées pendaient aux voûtes basses et noires. Des fromages séchaient sur des claies d'osier et, devant la gigantesque cheminée, deux sœurs converses, les manches retroussées, s'occupaient activement d'une grande marmite noire où cuisait une épaisse soupe aux choux.

On déposa le brancard devant le feu et sœur Léonarde se pencha sur la malade.

— Elle est bien pâle ! dit-elle. Je vais lui donner un cordial ; pendant ce temps, on lui préparera un lit...

— Dites-moi où se trouve cette dame, fit Catherine qui tenait à son idée, je lui parlerai... Je suis, moi aussi, une noble dame.

Sœur Léonarde, cette fois, ne put s'empêcher de rire.

— Je le savais déjà ! fit-elle. Rien qu'à votre obstination. Je vais lui parler moi-même... mais je sais d'avance la réponse. Occupez-vous de cette malheureuse !

L'hospitalière s'éloigna vers le fond de la pièce. Catherine commença par se pencher sur Gillette qui, peu à peu, reprenait connaissance, mais elle se ravisa et fit trois pas dans la direction suivie par sœur Léonarde. Elle hésitait à laisser Gillette quand l'une des femmes s'approcha d'elle.