Cette intrusion ne fit visiblement aucun plaisir au Clermontois qui fronça les sourcils et, regardant la vieille dame avec un visible dédain :

— Qui est celle-là ? fit-il. D'où sortez-vous, bonne femme ?

Mal lui en prit. La douairière de Châteauvillain devint brusquement écarlate. Fermement appuyée sur ses béquilles, elle se redressa de toute sa haute taille, ce qui amena son visage à quelques pouces de celui de Bohat.

— C'est à vous, mon garçon, que l'on devrait demander d'où vous sortez pour être si malappris ! Ver- tudieu ! Vous êtes bien le premier qui ait osé m'appeler « bonne femme » et je vous conseille de ne pas recommencer si vous ne voulez pas que mes hommes vous apprennent la politesse. Néanmoins, comme j'ai l'intention de me joindre à vous pour faire route avec mon amie, la comtesse de B... de Montsalvy, je consens à vous dire que je me nomme Ermengarde, dame et comtesse de Châteauvillain en pays bourguignon, et que le duc Philippe lui-même pèse ses paroles quand il s'adresse à moi ! Encore quelque chose à dire ?

Gerbert Bohat hésita, retenant visiblement à grand- peine une insolence. Mais, malgré lui, le ton autoritaire de la vieille dame agissait sur lui. Il ouvrit la bouche, la referma, haussa les épaules, puis, finalement :

— Je n'ai pas le pouvoir, quel que soit mon désir, de vous empêcher de vous joindre à nous, ni de m'opposer au départ de cette femme puisque vous la transportez.

— Merci, mon frère, fit doucement Gillette avec un faible sourire.

Voyez-vous, il faut que j'aille au tombeau de messire saint Jacques, il le faut... pour que mon fils retrouve la santé.

Catherine, dont les yeux aigus ne quittaient pas le visage de Bohat, eut l'impression de voir la colère se retirer comme une marée.

Quelque chose, qui ressemblait à un regret, passa dans ses yeux. Il détourna la tête.

— Faites à votre gré ! dit-il sèchement. Ne me remerciez pas !

Il s'éloigna, mais, au passage, Catherine intercepta le coup d'œil qu'il lui lança. Cet homme était son ennemi désormais, elle en était certaine. Mais ce qu'elle ne parvenait pas à comprendre, c'était l'expression bizarre qu'il avait eue en la regardant. Il y avait dedans de la rage froide, de la rancune, mais autre chose aussi. Et cette autre chose, Catherine aurait volontiers juré que c'était de la peur.

C'était à tout cela qu'elle songeait, dans la chapelle glaciale, au milieu du vacarme de ces voix mal accordées qui proclamaient leur confiance dans le Seigneur. Qu'est-ce qui, en elle, pouvait inspirer de la crainte à un homme aussi sûr de lui que Gerbert Bohat ?... Comme pareille question ne pouvait, pour le moment, trouver de réponse, la jeune femme décida de remettre le sujet à plus tard. Peut-être, d'ailleurs, la grande connaissance des êtres humains que possédait Ermengarde lui serait-elle utile en l'occurrence.

Elle sortit machinalement de l'église, comme les autres, reçut comme les autres le morceau de pain qu'à la porte de la domerie le père pitancier distribuait aux partants et reprit sa place au milieu de ses compagnons. Elle avait refusé le cheval que lui offrait Ermengarde.

Ses pieds, dont l'un portait une grosse ampoule maintenant crevée, avaient été habilement pansés par sœur Léonarde et elle se sentait capable de marcher.

— Je demanderai votre aide quand je n'en pourrai plus, dit-elle à Ermengarde que deux dames hospitalières juchaient sur un grand cheval aussi roux qu'elle- même. Deux autres avaient installé Gillette sur une paisible haquenée qui avait, jusque-là, porté l'une des suivantes de la douairière. Les deux filles de chambre qui, avec quatre hommes d'armes, formaient toute la suite de dame Ermengarde étaient installées sur le même cheval et avaient pris rang à l'arrière-garde, parmi les quelques cavaliers de la troupe.

Le portail se rouvrit devant la colonne ragaillardie. La neige et le brouillard de la veille n'étaient plus qu'un souvenir. Le soleil brillait dans un ciel bleu, totalement dégagé, et la fraîcheur de l'heure matinale laissait tout de même prévoir une belle et tiède journée. A peine franchis les murs du vieil hospice, le chemin, devenu une large draille pierreuse, plongeait droit au fond d'une cuvette tapissée d'herbe neuve, premier palier avant la profonde vallée du Lot d'où montait une brume bleutée.

Josse Rallard et Colin des Épinettes avaient pris place, comme d'un commun accord, de chaque côté de Catherine. Le second semblait avoir perdu sa mine morose de la veille. Il contemplait le paysage, si joyeux dans le matin clair, avec un large sourire satisfait.

— La nature ! confia-t-il à Catherine, quelle splendeur ! Comment peut-on vivre dans nos villes puantes quand il y a tout autour tant de fraîcheur, de propreté, de liberté !

— Surtout, quand il y a, dans lesdites villes, tant de femmes impossibles ! renchérit Josse avec un aimable sourire à l'adresse de son compagnon.

Mais le bourgeois de Paris ne parut pas apprécier la boutade car, se renfrognant d'un seul coup, il haussa les épaules et prit un peu d'avance. Catherine interrogea du regard son voisin.

— Pourquoi se fâche-t-il ? demanda-t-elle. Lui avez- vous dit quelque chose de désagréable ?

Josse éclata de rire, fit un clin d'œil à la jeune femme et remonta allègrement sa besace sur son épaule.

— Si vous voulez être bien avec l'excellent Colin, chuchota-t-il, évitez surtout de lui parler des femmes en général et de la sienne en particulier.

— Pourquoi donc ?

Parce que c'est la plus affreuse harpie que le Diable ait jamais jetée sur la terre et que, si notre digne ami, qui n'a rien d'un chevalier errant ni d'un paladin, s'est jeté dans les aventures du pèlerinage, c'est uniquement pour lui échapper. Il a tout : santé, fortune, respectabilité.

Malheureusement, il a aussi dame Aubierge et, pour vivre loin d'elle, je le crois capable d'aller jusque chez le Soudan d'Egypte ! Je suis sûr qu'entre les fers de l'esclave et son fauteuil de la rue des Haudriettes il préférerait les fers !

— C'est à ce point ? s'écria Catherine effarée. Est-ce qu'elle le dispute tellement ?

— Pis encore ! fit Josse d'un ton tragique. Elle le bat comme plâtre !

CHAPITRE II

Les rubis de sainte Foy

Cela dit et comme, en tête, Gerbert Bohat entamait un cantique pour rythmer la marche, Josse se mit à fredonner une chanson à boire qui avait le mérite d'être infiniment plus guillerette.

On fit en deux jours la difficile route qui, par la vallée du Lot et les étroites gorges du Dourdou, menait d'Aubrac à la sainte cité de Conques. Vingt grandes lieues coupées seulement par une brève nuit à Espalion, dans l'ancienne commanderie des chevaliers du Temple où d'autres moines-soldats, les hospitaliers de Saint- Jean de Jérusalem, firent de leur mieux pour réconforter les pèlerins. Gerbert Bohat semblait possédé d'une sorte de rage et ne voulait entendre ni les plaintes ni les soupirs de sa troupe.

Pour Catherine, ces deux jours avaient été une espèce d'enfer. Son pied blessé la faisait cruellement souffrir, mais elle avait, toujours aussi obstinément, refusé de monter à cheval. Il lui semblait que, si elle n'accomplissait pas, comme les plus démunis des pèlerins, ce voyage en forme de pénitence, Dieu ne se laisserait pas fléchir. Et ses souffrances, elle les offrait pour Arnaud, pour que le Seigneur lui accordât la guérison et lui permît, à elle-même, de le retrouver. Pour ce bonheur-là, elle eût marché avec joie sur des charbons ardents...

Néanmoins, sans le secours d'un vieux chevalier de Saint-Jean qui, pris de pitié devant ces pieds menus, boursouflés d'ampoules et déjà sanglants, au moment du rituel lavement des pieds que les moines à genoux accomplissaient pour les pèlerins, l'avait soignée, Catherine eût été contrainte d'arrêter là son voyage ou de se faire transporter. Le moine-soldat avait enduit les pieds blessés d'un onguent fait de suif de chandelle, d'huile d'olive et d'esprit de vin qui avait fait merveille.

— C'est une vieille recette de cavalier, avait-il confié à la jeune femme en souriant. Les jeunes de nos ordres militaires, qui ont encore la peau des cuisses et le séant trop tendre pour les longues chevauchées, en font grande consommation.

Il lui en avait même remis un peu, dans un petit pot, et le remède s'était révélé souverain. Malgré tout, quand le petit village, accroché avec son énorme abbaye aux pentes de l'étroit val d'Ouche, était apparu dans le soir, Catherine était au bord de l'évanouissement. Elle n'avait eu qu'un regard indifférent pour l'admirable basilique devant laquelle ses compagnons étaient tombés à genoux d'un même élan.

— Vous êtes à bout de souffle ! avait maugréé Ermengarde. Aussi, n'essayez pas de suivre les autres à l'abbaye !... qui d'ailleurs est comble. Il y a ici, à ce que l'on m'a assuré, une bonne auberge, et j'ai l'intention de m'y rendre.

Catherine avait hésité, craignant les paroles méprisantes de Gerbert, mais le chef des pèlerins s'était contenté de hausser les épaules.

— Logez-vous où vous pourrez ! L'abbaye est déjà pleine et je ne sais trop où je vais mener ma troupe. Chacun s'arrangera comme il pourra, d'une grange ou de l'hospitalité d'un villageois. Faites donc à votre gré. Mais n'oubliez pas la messe solennelle, la procession que nous ferons ensuite et les différents offices.

— À quelle heure partirons-nous donc ? demanda Catherine inquiète.

— Après-demain seulement ! Vous ne semblez pas vous douter que c'est ici l'un des hauts lieux de la Foi, ma sœur. Il mérite bien que l'on y prie une journée !

Cela dit, il avait salué sèchement et, tournant les talons, s'était éloigné vers le portail abbatial, ignorant la protestation de Catherine.