— Ceci demande explication, je crois ! Mais plus tard ! Joinville !
— Sire ?
— Emparez-vous de cet homme et le menez à la prison de l’entrée.
Comprenant que le piège dont Marguerite et lui venaient d’être victimes n’avait que trop bien fonctionné et que la colère qu’il lisait dans le regard royal allait le mener sans doute à la mort, Renaud voulut tenter une explication :
— Sire, dit-il, les apparences sont contre moi, mais…
— J’ai dit à la prison ! Estimez-vous heureux que je ne vous aie pas tué de ma main…
Ajouter une parole eût été dangereux. Renaud se releva et suivit Joinville, visiblement partagé entre des sentiments contradictoires, et qui à l’évidence ne savait trop quoi dire. En traversant la salle sur laquelle ouvraient les chambres des dames, il put constater que l’incendie, généré par un brasero renversé qui avait poussé là comme par miracle, avait brûlé tentures et tapis, mais s’était révélé inefficace sur la pierre des murs. Des sergents s’employaient à l’éteindre. Plus de peur que de mal incontestablement et, avant de disparaître dans l’escalier, il eut le temps de voir Marguerite s’élancer vers l’appartement de son fils d’où Adèle échevelée surgissait et criait qu’on les avait enfermés, Mme de Montfort, le bébé et elle-même…
En traversant la cour pleine d’agitation à présent pour gagner la tour d’entrée qui servait de geôle, Joinville, toujours aussi empesé, ne put retenir davantage la question qui lui brûlait les lèvres. Le ton pincé, il dit :
— Il y a longtemps que la Reine vous accorde ses faveurs ?
— Elle ne me les a jamais accordées. Ce soir, j’ai été attiré par un billet mensonger… que je vais vous montrer… Oh, Seigneur, je l’ai laissé dans la robe de moine que j’avais en arrivant.
— Une robe de moine ? Qu’avez-vous encore inventé ? Et d’abord, comment se fait-il que, vous croyant mort, on vous retrouve en pleine nuit chez la Reine et dans une attitude… Mon Dieu ! Quel affreux scandale !
— Il n’y aura pas de scandale ! Quant à mon entrevue avec la Reine, j’en donnerai l’explication au Roi… si toutefois il me la demande avant de me faire sauter la tête. En attendant – et là je vous en supplie de toute mon angoisse –, dites-lui qu’il s’empare de la demoiselle de Fos. C’est elle, j’en suis sûr, l’auteur de ce traquenard. Il faut à tout prix l’écarter de Madame Marguerite. Elle veut la tuer et aussi le petit prince parce qu’elle et son frère ont juré de détruire ce qui tient au cœur de notre sire ! Joinville, je vous en conjure, faites-le ! Sinon pour moi, au moins pour elle !
Très grave soudain, le Sénéchal regarda son prisonnier au fond des yeux :
— Je le ferai ! Sur mon honneur ! Je n’ai jamais aimé cette femme.
— Merci !
On arrivait au corps de garde au-dessus duquel on avait aménagé deux ou trois cellules carcérales pour ceux qui, dans le palais, commettaient quelque délit. La vraie prison d’Acre se trouvait à la citadelle que tenaient les chevaliers de l’Hôpital, mais y envoyer Renaud eût donné sans doute plus d’éclat à une affaire trop délicate pour être répandue à travers la ville. Remis à l’officier qui en avait la charge, Renaud allait le suivre dans l’escalier quand il revint à Joinville :
— Une autre chose encore ! Essayez de savoir ce qu’il est advenu de la dame de Valcroze.
— Vous l’avez retrouvée ?
— Oui, et laissée sur sa demande au couvent des Clarisses où, apprenant que la Reine était autant dire seule avec Elvira de Fos, j’étais retourné la convaincre de joindre Madame Marguerite. Elle l’avait promis et cependant elle n’est jamais arrivée au palais…
Le Sénéchal leva les bras au ciel :
— Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que ces complications ? Il semble qu’en notre absence, tout le monde soit devenu fou ici ! Il était grand temps que nous revenions ! Mais mourez tranquille ! Je vais m’occuper de tout cela ! Oh oui ! Je m’en occupe ! Et sans tarder !
Et il quitta le corps de garde en courant, tandis que, dans un réduit de pierre du premier étage, Renaud était mis aux fers, puis laissé à lui-même en tête à tête avec des pensées où l’amertume se mêlait à l’infinie douceur, à l’enchantement de l’instant où Marguerite lui avait dit qu’elle l’aimait. Ces mots qu’il n’avait jamais espéré entendre, elle les avait prononcés pourtant, en ajoutant que c’était tout ce qu’il aurait d’elle. Ce serait donc son viatique durant les heures qui le séparaient encore de la mort. Car il ne conservait plus aucune illusion : c’était le bourreau que le Roi allait charger de le débarrasser de l’homme surpris par lui dans la chambre de sa femme.
C’était la troisième fois en moins de sept ans qu’il se retrouvait en prison puisqu’il avait échappé à celles de la Mansourah. Il n’y en aurait pas de quatrième et, après tout, c’était bien ainsi puisqu’il ne voyait même plus à quoi pourrait servir sa vie. La Vraie Croix de Baudouin et de Thibaut était anéantie, Robert d’Artois qu’il aimait tant servir était parti pour ce paradis des héros que Renaud n’était pas certain de mériter. Certes, il y avait le Roi, mais le chevalier savait bien qu’au fond de lui-même il ne l’avait jamais aimé. Peut-être parce qu’il se tenait trop haut pour l’homme modeste qu’il était, trop grand, trop noble, trop tourné vers Dieu ! La sainteté à laquelle Louis tendait – et qu’il atteindrait sans aucun doute ! – le faisait vivre dans une atmosphère trop pure, trop éthérée pour les poumons d’un simple mortel. La Castillane l’avait forgé ainsi, dans un acier parfait dont les fulgurances éblouissaient mais dont les arêtes vives blessaient. Où Marguerite finirait peut-être par se déchirer. Marguerite ! Un instant leurs lèvres s’étaient unies, mêlant leurs souffles. Une minute comme celle-là valait une vie et c’était elle que le chevalier – félon à son seigneur ! – emporterait au sein de la terre qui l’engloutirait bientôt. Il espérait seulement que cette mort serait brève, qu’on lui épargnerait les horreurs attachées au crime de lèse-majesté. Non pour que lui soit évité un dernier soupir qui ne serait sans doute qu’un dernier râle de souffrance, mais pour que Marguerite garde de lui un autre souvenir que celui d’un amas de chairs déchirées et sanglantes pendues à un gibet. Pour le reste, il confierait Sancie – il avait compris combien elle lui était chère ! – à Joinville, Pernon et Basile, et il partirait en paix avec les autres et avec lui-même… En espérant que Dieu, dans Son infinie miséricorde, accueillerait au bout du chemin sa vie ratée. Alors, il pria longuement et son courage s’en trouva conforté.
La journée passa et le soleil s’était couché quand on vint le chercher : deux soldats aux ordres d’un sergent qui le conduisirent non à travers la cour, mais par une suite de couloirs déserts jusqu’à une petite chapelle bâtie jadis par Henri de Champagne pour sa femme Isabelle. Le Roi était là, longue forme blanche prosternée devant l’autel éclairé seulement par deux cierges de cire rouge. À ce point absorbé dans son oraison qu’il ne parut pas entendre le grincement de l’huis, le pas du sergent amenant le prisonnier, le bruit métallique des chaînes de ses poignets…
Au bout d’un moment long comme l’éternité, Louis se releva, éloigna le sergent d’un geste de sa main qu’il glissa ensuite dans son ample manche, avant d’aller s’asseoir sur le haut banc sculpté placé à gauche de l’autel. Enfin il parla :
— Chevalier de Courtenay, vous êtes ici devant Dieu plus encore que devant moi. Pour répondre de vos actes. C’est dire que le mensonge vous est pour jamais interdit.
— Je n’ai aucune raison de mentir. Et je proteste qu’en me rendant chez la Reine, hier, je n’avais d’autre but que la sauver !
— De quoi ?
— Du danger que lui fait courir la présence de la demoiselle de Fos. Son frère Roncelin a juré de tirer du Roi et des siens une éclatante vengeance. Elle est son instrument.
— Qu’avons-nous fait à ce Roncelin ?
— La jeune fille qu’il aimait est morte dans le bûcher de Montségur. Elle était la fille du châtelain et elle a suivi sa mère dans les flammes…
— Ah !
Un silence tomba. Le Roi était entré en méditation. Renaud comprit que la paisible chapelle venait de s’emplir des ronflements de l’énorme feu, des cris des victimes… Et quand Louis parla c’était à lui-même plus qu’au chevalier enchaîné qui le regardait :
— Je ne l’ai pas voulu ! La loi est la loi cependant et l’hérésie – celle-là surtout ! – doit être extirpée. Ces malheureux niaient la divinité du Christ, partageaient l’univers entre un Dieu de lumière et un dieu des ténèbres, la Terre étant mauvaise et condamnée comme l’œuvre du démon. La Terre ! La France, mon beau royaume, serait l’œuvre de Satan ? Oser soutenir cette folie est un crime sans pardon…
Oubliant le prisonnier, son regard s’attachait au grand crucifix byzantin peint derrière l’autel et celui qui l’observait put voir des larmes couler sur son visage. Sans interrompre sa contemplation, Louis demanda :
— Qui est ce Roncelin de Fos ?
— Un dignitaire du Temple…
Le Roi se dressa d’un jet, les poings appuyés aux bras de son siège.
— Les Templiers ! Encore eux !
Sa flambée de colère lui ayant fait oublier la sainteté du lieu, il s’agenouilla pour une brève oraison, puis se relevant :
— La demoiselle de Fos est morte. Messire d’Escayrac l’a abattue de sa main. Elle l’avait enfermé dans un réduit d’où il a pu se libérer et il l’a trouvée chez la nourrice de mon fils, un poignard à la main, à l’instant où elle allait les tuer. Il n’a pas hésité : sa loyale épée n’a frappé qu’un seul coup ! Quant à ses complices – car elle en avait dans le palais – ils ont été saisis…
— Dieu soit loué ! exhala Renaud, trop soulagé pour s’attarder à songer que la dernière preuve de sa bonne foi disparaissait avec elle, puisque la fausse lettre de Sancie était perdue et qu’Elvira n’avouerait plus jamais qu’elle avait machiné le piège où il était tombé et où – il en était persuadé ! – elle l’avait conduit de sa propre main. La femme voilée ne pouvait être qu’elle !
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