— Nous y avons songé avant vous… mais il se trouve que ce misérable a déjà mis la mer entre notre justice et lui.

— Encore ! Il s’est enfui une fois de plus ? Il faut le faire revenir.

— C’est impossible, et vous le savez. Les Templiers ne relèvent que de notre Saint Père le pape. Même si nous avons l’intention de faire sentir au Grand Maître et à son Maréchal, qui osent se livrer à des tractations secrètes avec le sultan de Damas, ce que pèse notre colère. Roncelin de Fos est hors d’atteinte… fors celle de Dieu !

— Moi je le retrouverai ! S’il n’est plus ici, peu m’importe d’y rester ou non ! Le Roi le veut et moi, à présent, je demande de partir !

— C’est bien de la sorte que nous l’entendons, mais vous ne partirez pas seul. Madame Marguerite, notre épouse bien-aimée, nous a fait connaître la réalité de vos sentiments que nous avons crus un moment, et par une erreur bien naturelle, engagés dans une voie… sans issue ! Vous aimez, dit-elle, la dame de Valcroze pour laquelle d’ailleurs vous avez couru de graves périls. Aussi avons-nous décidé de vous unir à elle. Cette nuit même !

— Moi ? Épouser… Sancie ?

— Si vous l’aimez… comme le prétend la Reine, ce doit être pour vous belle joie ? fit Louis avec, dans la voix, une nuance menaçante qui n’échappa pas à Renaud.

Celui-ci comprit en un éclair que les doutes de l’époux n’étaient pas tout à fait levés. Aussi, sentant le danger, se ressaisit-il :

— Certes, sire, mais je ne peux accepter. C’est une fort grande dame et je suis gueux, sans autre richesse que mon épée de chevalier !

— Nous pourrions vous répondre qu’elle est assez riche pour deux, mais vous méritez que nous veillions à ce que vous puissiez l’épouser la tête haute ! Vous serez nanti.

— Elle n’acceptera jamais ! Elle veut prendre le voile…

— Elle a accepté…

D’un mouvement vif, Louis quitta son siège et, traversant sa chambre, alla ouvrir lui-même une porte donnant accès à l’appartement des dames. La Reine entra, menant par la main Sancie, éblouissante dans la somptueuse robe rouge brodée d’or des mariées. Sous le voile aux reflets pourpres tombant du cercle de rubis et de perles qui la coiffait, son visage était pâle et ses yeux baissés…

La voix claire de Marguerite s’éleva :

— Voici votre fiancée que je vous amène, sire Renaud, avec tous les vœux que je forme pour votre bonheur commun. Parce qu’elle m’est chère entre toutes les femmes…

Ses yeux souriaient. Pourtant Renaud crut y lire un appel, une angoisse. Craignait-elle qu’il ne refusât ? Il lui rendit son sourire en s’inclinant pour recevoir la petite main qu’elle guidait vers la sienne. Une main glacée et qui tremblait.

— Grand merci, Madame, pour ce beau présent dont je me sens indigne mais que je ferai en sorte de mériter dans les temps à venir.

Une heure plus tard, leur mariage était béni dans la chapelle du palais par l’évêque d’Acre…

ÉPILOGUE

La nef atteignait la haute mer.

Debout côte à côte sur le château de poupe, les nouveaux mariés regardaient la campagne verte, la ville blanche se fondre peu à peu dans l’univers bleu où ils s’enfonçaient d’instant en instant. Pas une seule parole n’avait été échangée entre eux depuis qu’ils avaient quitté la chambre du Roi. Ils étaient à présent un couple et pourtant il semblait que chacun d’eux eût choisi la solitude, ainsi que l’observait Gilles Pernon, du pied du mât où il s’était assis.

Sancie se détourna pour descendre vers la chambre qu’elle occuperait seule avec Honorine et ses servantes. Renaud demanda :

— Pourquoi avoir accepté ce mariage, Madame ? Il était si facile de dire non…

Elle le regarda sans qu’il pût lire dans ses longs yeux couleur d’herbe fraîche :

— Vous croyez ? Alors sachez que, si j’avais refusé, votre tête serait tombée. Le Roi était persuadé que vous aimez sa femme et qu’elle vous aime… Même un saint peut être jaloux !

Saint-Mandé, décembre 2002.

Notes

1 La cloche.

2 La première des heures canoniales.

3 Arme des écuyers avant l’adoubement, l’épieu était un long et fort bâton terminé par un fer plat et pointu.

4 C’est en 1255, onze ans après, que les Templiers prirent possession du fameux enclos fortifié.

5 L’actuelle place Maubert.

6 La charrette était, pour un chevalier, un signe de déchéance.

7 Voir le tome I.

8 Étoffe de laine assez commune.

9 C’est le terme d’usage pour l’entourage d’un roi mais il s’agissait alors d’un nombre assez réduit de personnes et d’une vie beaucoup plus simple et familiale. Rien à voir avec la cour de Louis XIV.

10 En quelque sorte l’ancêtre de l’identité judiciaire.

11 La Rochelle était à l’époque le principal port templier de l’Atlantique d’où partaient les vaisseaux dont il semblerait que, bien avant Christophe Colomb, ils avaient découvert le Mexique.

12 Empoisonner.

13 Voir le tome I.

14 L’ordalie par l’eau consistait à jeter dans une rivière le patient étroitement ligoté. S’il revenait flotter en surface il était reconnu innocent. Ce qui n’était pas fréquent. Pour l’ordalie par le feu, on devait porter entre ses mains un fer rougi au feu sur une certaine distance sans que la peau garde trace.

15 Vin grec célèbre, doux et liquoreux.

16 Elle était la petite-fille de la reine Isabelle et de Conrad de Montferrat. Voir tome I.

17 Dans l’interminable querelle du Sacerdoce et de l’Empire, les partisans du Pape portaient le nom de guelfes et ceux de l’Empereur celui de gibelins.

18 Parole authentique.

19 Comme à Venise, le chef élu de la grande république maritime portait le titre de doge.

20 En mémoire de ce jeune israélite qui, durant la grande captivité de Babylone, fut mené au mariage par l’ange Raphaël en personne et qui, ayant gardé l’abstinence de chair durant trois nuits, obtint ainsi la guérison de la cécité paternelle.

21 Ce sera l’abbaye de Longchamp que le Roi bâtira pour sa sœur, dont Agnès sera l’abbesse et où Isabelle prendra le voile.

22 Isabelle d’Angoulême, épouse de Jean sans Terre, frère de Richard Cœur de Lion, s’était remariée une fois veuve avec son ancien fiancé Hugues de Lusignan, comte de la Marche, qu’elle avait poussé à la révolte contre Saint Louis.

23 Le châtelain, au Moyen Âge, n’était pas toujours le propriétaire du château mais celui qui en avait la charge et la garde.

24 Célèbre femme médecin italienne du XIe siècle dont les travaux, surtout en obstétrique, prouvent une nette avance sur son temps. Son école de Salerne était très réputée. Elle fut la première à pratiquer la suture du périnée.

25 Elle y est restée en devenant la hune.

26 Rappelons que des quatre filles de Provence dont l’aînée était Marguerite, la cadette Éléonore avait épousé Henry III d’Angleterre, la troisième, Sancie, le frère de celui-ci, Richard de Cornouailles et la dernière Béatrix étant encore à marier.

27 Voir le tome I.

28 Pour ceux qui ont lu Thibaut ou la Croix perdue, il était le fils aîné de Balian d’Ibelin et de Marie Comnène.

29 Les Templiers l’occupaient au mépris de tout droit, le château ayant été donné aux Hospitaliers par le roi Hugues Ier de Lusignan.

30 Rouge en héraldique.

31 Il n’en resta que trois.

32 Pour ceux qui ont lu Thibaut ou la Croix perdue, la parenté entre ce Châtillon-là et le seigneur du Krak de Moab est très lointaine.

33 Joinville, La Vie de Saint Louis.

34 Voir le tome I.

35 Environ trois heures de l’après-midi.

36 Les Turcopoles étaient des soldats auxiliaires convertis.

37 Roi.