— Sancie doit être démente ! s’écria-t-elle. Et d’abord où est-elle ?
— Mais… auprès de vous, Madame, ainsi qu’elle me l’a promis il y a trois jours !
— Elle vous a promis il y a trois jours de venir auprès de moi ? Où vous a-t-elle fait cette promesse ?
— Au couvent des Clarisses où elle a tenu à se rendre, sans doute pour se recueillir après l’épreuve subie chez le malik de Damas d’où je l’avais ramenée. Et elle n’est pas venue ?
— Je ne l’ai pas vue depuis des semaines ! s’écria-t-elle en se redressant. J’avoue que je n’étais pas éloignée de la croire… morte. Comme vous-même, d’ailleurs… C’est à devenir folle !
Elle se prit la tête à deux mains et se mit à marcher avec agitation à travers sa chambre. Renaud osa l’arrêter au passage en prenant son bras :
— Madame ! Calmez-vous, je vous en supplie ! Peut-être pouvons-nous tenter de comprendre…
— Oui… Vous avez raison. Venez m’expliquer !
À son tour, elle le prit par la main tandis qu’elle se dirigeait vers une haute chaise de cèdre incrusté d’ivoire, placée près de la fenêtre en face d’une jarre dans laquelle s’épanouissait un magnifique rosier pourpre. Elle lui désigna un tabouret, mais il choisit de s’agenouiller près d’elle et elle ne l’en empêcha pas :
— Dites-moi tout, mais dites vite ! Cela ressemble assez à une conspiration !
Cependant, elle ne put s’empêcher de lui sourire, plus heureuse peut-être d’une présence plus souvent souhaitée qu’elle ne voulait se l’avouer. La flamme qui brûlait dans les yeux noirs de ce beau chevalier ne pouvait laisser aucune femme indifférente, elle moins encore que toute autre. Hersende ne prétendait-elle pas qu’il l’aimait ?
Aussi rapidement mais aussi clairement qu’il le put, il relata son odyssée et celle de Sancie, en évitant toutefois deux réalités : les outrages infligés à la vertu de son amie et sa propre appartenance à la famille de Saladin, se bornant à expliquer l’étrange comportement de l’émir Shawan par le danger que faisait courir au double royaume d’Alep et de Damas la perspective d’une sultane franque !
— Il a choisi de nous faire évader tous les deux avant l’arrivée de Dharta-Kathoum. Il y a parfois, chez ces Infidèles, des guerriers qui savent se montrer sages et magnanimes.
— Vous avez eu de la chance et j’en remercie le Seigneur ! Quelle incroyable histoire ! Sancie ! « Ma » Sancie inspirant une si folle passion à un sultan !
— Aucun de nous… n’est à l’abri d’un sentiment si ardent qu’il le dépasse. L’amour ne connaît ni religion, ni guerre… ni majesté. Il n’y a que l’être auquel on voue sa vie, son cœur… toutes ses pensées, tous ses désirs…
Un silence s’établit entre eux. Les yeux de Marguerite plongeaient dans ceux de Renaud, s’y miraient, cherchant la chaleur de cette flamme si doucement brûlante. Elle posa ses mains sur les siennes, se pencha vers lui, attirée par l’irrésistible aimant d’une passion trop longtemps contenue. Tout près de son visage, elle murmura :
— Renaud ! M’aimez-vous ?
— À en mourir, Madame…
Alors elle posa ses lèvres sur les siennes. Un baiser d’une infinie tendresse, léger comme celui d’une fleur et d’un papillon, mais ces bouches qui s’unissaient étaient de chair, le sang se faisait tumultueux, le baiser plus profond ; mais quand Renaud, oubliant tout, voulut prendre Marguerite dans ses bras, elle le repoussa, se leva, s’éloigna vers les grands rideaux bleu et or du lit où elle cacha son visage :
— Moi aussi, je vous aime, fit-elle d’une voix un peu rauque. Mais il faudra vous contenter de le savoir… Sinon, nous sommes perdus… Vous et moi ! Peut-être le sommes-nous déjà… Ce billet étrange ! Votre apparition en ce lieu sans que nous sachions qui l’a décidée !
— Il y a dans votre entourage une vipère, Madame ! La sœur est l’instrument du frère et Roncelin de Fos a juré…
— Elvira ! Vous devez être dans le vrai ! Quelqu’un a machiné tout ceci et ce ne peut qu’être elle !
Marguerite prit une petite cloche d’argent posée sur une table et l’agita. Sans obtenir de réponse. Alors, elle courut à la porte mais ne put l’ouvrir en dépit de ses efforts auxquels se joignit aussitôt la force de Renaud.
— On nous a enfermés ! gémit-elle. Mon Dieu ? Que signifie… N’avez-vous rencontré personne en venant ?
— Personne, sinon le garde à la porte de la voûte.
— Aucune de mes femmes ? Adèle, par exemple ? Ni le sire d’Escayrac ? Mais où peut-il bien être, celui-là ?
— Il a dû arriver quelque chose à votre vieux chien de garde. Il n’est pas homme à abandonner son poste… Il faut que je parte, ma reine… et vite ! Écartez-vous ! Je vais essayer d’enfoncer la porte !
Il prit son élan mais ne réussit qu’à se faire mal.
— Ce qui ferme la chambre d’une reine est toujours solide, dit Marguerite tristement. Celle-ci est en cœur de chêne armée de bronze.
Renaud courut alors vers la fenêtre puisque c’était la seule issue qui lui restât, mais Marguerite le rappela :
— Regardez ! Là !
Sous le vantail glissaient de noires volutes de fumée qui se tordaient comme des reptiles suivies d’une coulée d’huile de lampe enflammée.
— Le feu ! se lamenta Marguerite. Il y a le feu de l’autre côté !… Oh, mon Dieu !
Elle se mit à crier, à appeler en frappant sur le bois à coups redoublés, mais sans obtenir de réponse. On aurait cru le palais évacué de tous les vivants qu’il contenait, et c’était affolant parce que cet instant de solitude – le premier ! – qui leur paraissait si doux, prenait à présent l’allure d’un cauchemar.
— On nous a tendu un piège ! émit Renaud. Il faut essayer d’en sortir. Éloignez-vous de cette porte, Madame. Cela ne sert à rien de taper dessus et l’huile risque d’enflammer votre robe !
Il retournait à la fenêtre, une ogive haute séparée en deux par une colonnette, laissant assez d’espace pour le passage d’un être humain. Il se pencha au-dehors. Elle donnait sur une sorte de puits obscur qui devait être une cour intérieure avec l’habituel jet d’eau égrenant son clapotis dans un petit bassin, mais un mur élevé et lisse l’en séparait.
— J’arriverai à descendre ! affirma Renaud en se dépouillant de sa robe de moine pour plus de liberté de mouvement.
Il alla vers le lit afin d’en prendre les draps, s’en faire une corde, mais quelque chose siffla à ses oreilles et il eut juste le temps de sauter en arrière : venue de nulle part, une flèche à l’empennage enflammé venait de se planter dans le cadre soutenant les courtines. Celle que l’arme traversa prit feu aussitôt et le communiqua à sa voisine, cependant que des étincelles et des bouts de tissu se détachaient de l’ensemble pour tomber sur la courtepointe. En même temps, la fumée montait, de plus en plus dense. Renaud entendit tousser Marguerite tandis qu’à l’aide de coussins il s’efforçait d’étouffer les flammes du lit. Tout en s’activant, il aperçut sa forme brillante qui cherchait refuge, sans cesser d’appeler à l’aide, vers l’oratoire exigu qui occupait le fond de la chambre face au lit. Il cria :
— Si vous avez là une autre robe, Madame, moins ample et plus commode, passez-la.
Le tissu surdoré était fin, en effet. La moindre flammèche pouvait en faire une torche. Il vit Marguerite aller vers un coffre, prendre un long vêtement de teinte foncée, puis se débarrasser de la sarka… et il détourna la tête cependant qu’il arrachait les rideaux enflammés pour les jeter dehors, refusant la claire vision d’un corps vite enfermé dans un bliaud bleu dont elle serra les lacets. En même temps il réussissait à tirer du lit, encore intacts, les draps qu’il tordait. Son idée était de faire descendre la Reine dans la cour par ce moyen classique. Restait à savoir si le tireur de flèche invisible était toujours là, auquel cas il vaudrait peut-être mieux qu’il descende avec elle en l’attachant à son cou afin de lui faire un rempart de toute l’épaisseur de sa personne.
Cependant, à l’extérieur, quelqu’un avait dû apercevoir le feu. Une rumeur se levait, faite de cris, d’appels. La fumée montait toujours sous le vantail qui lui ne bougeait pas, mais on pouvait entendre ronfler l’incendie au-dehors. Marguerite criait sans arrêt entre les quintes de toux. Elle résista à Renaud quand il voulut l’entraîner vers la fenêtre où il avait attaché solidement les draps noués ensemble.
— Non, je veux passer cette porte…
— C’est impossible ! Soyez raisonnable !
— Mon fils ! Je veux mon fils !
— Où est-il ?
— Dans l’autre chambre qui ouvre sur la salle…
Elle voulut s’élancer à nouveau vers la porte derrière laquelle on entendait un horrible fracas. Il l’en écarta de force.
— Ne restez pas là ! Écoutez ! J’ai l’impression que l’on vient à notre secours.
En effet, le fracas, c’était le bruit de haches attaquant avec frénésie le bois de la porte qui se fissurait, mais l’appel d’air de la fenêtre attirait à présent les flammes qui léchaient le vantail.
— À l’aide ! hurla Marguerite ! À l’aide ! Je suis là !
Renaud prit soudain conscience qu’il lui fallait disparaître par n’importe quel moyen, car Dieu seul savait quel effet sa présence en pleine nuit dans la chambre de la Reine ferait sur ceux qui venaient. Elle s’accrochait à lui et il voulut l’emmener à l’oratoire pour mieux la confier à Dieu avant de fuir par la fenêtre, dût-il se rompre le cou, quand le panneau de chêne s’abattit avec un bruit d’apocalypse, libérant quelques flammes mais surtout une fumée noire et dense de laquelle surgit… le Roi suivi de Joinville. Tous deux armés de haches. Au-delà on pouvait voir s’agiter des hommes munis de seaux d’eau et de draps mouillés.
Secouée de sanglots, Marguerite se jeta dans les bras de son époux. Il les referma sur elle d’un geste machinal, mais son regard bleu, froid jusqu’à la glace, se fixait sur Renaud qui, avec un soupir résigné, pliait le genou devant lui.
"Renaud ou la malédiction" отзывы
Отзывы читателей о книге "Renaud ou la malédiction". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Renaud ou la malédiction" друзьям в соцсетях.