— Vous possédez, comme Hersende, l’art de lire au fond de l’âme et je ne vois pas pourquoi j’essaierais de nier… Ce serait mentir et j’y suis peu habile. En particulier avec vous !
— Dois-je comprendre que vous n’avez jamais menti et ne mentirez jamais ?
— Je n’ai pas besoin d’en faire le serment. Entre nous, c’est impossible…
— Je saurai m’en contenter !
Elle se tournait à nouveau vers le Christ en croix, alla baiser Ses pieds puis sans regarder Renaud :
— Vous pouvez partir ! Dans quelques minutes j’aurai quitté le couvent.
— Pour aller au palais ?
— Pour aller au palais ! Ne m’attendez pas ! Je veux m’y rendre seule…
— Merci ! murmura-t-il, plus ému qu’il ne le croyait.
Il la salua avec un respect sincère, mais elle ne le vit pas. Il ne vit pas davantage que les larmes s’étaient remises à couler.
CHAPITRE XV
LE DERNIER ACTE
Un peu réconforté, Renaud regagna son logis. Il avait grand besoin d’un bain et de linge propre. Besoin aussi de retrouver ceux qui devaient l’y attendre : Gilles Pernon dont il avait appris à apprécier les conseils et le petit Basile pour lequel il s’avouait s’être pris d’affection. En passant devant l’église Saint-Michel, il s’aperçut que l’on y célébrait un service funèbre. Le vigoureux Miserere braillé par des gosiers solides arrivait jusqu’à lui par le portail ouvert et il ne put réprimer un sourire en pensant aux fureurs de Joinville dont la chambre jouxtait le sanctuaire et qui ne cessait de récriminer contre la fréquence des enterrements, surtout nocturnes, qui l’empêchaient de dormir. Cette fois, le sénéchal de Champagne ne se plaindrait pas : il devait être quelque part en Galilée en train de chanter lui-même laudes et cantiques à la suite du Roi. Renaud ne s’attendait pas à le rencontrer. En revanche, quand après s’être occupé de son cheval il franchit le seuil de sa maison en clamant les noms de Gilles et de Basile, aucun écho ne lui répondit. Pas même celui de la servante commise à leur entretien par la propriétaire. Il parcourut les chambres et la cour intérieure sans rencontrer âme qui vive.
Il se rassura cependant en constatant que tout était bien en ordre et que, dans la cuisine, un ragoût de viande bouillottait sur le fourneau. Ce qui lui rappela qu’il avait faim. Il chercha – et trouva ! – du pain, du fromage, des fruits, tira un pot de vin du tonneau et s’installa au seuil de sa chambre ouvrant sur le patio par de grands volets de bois peint pour attendre confortablement que quelqu’un revienne. La servante rentra quand il en était à la moitié de son repas. Il se rendit compte de son retour parce qu’elle poussa les hauts cris en s’apercevant des emprunts faits à son garde-manger. Il se leva et alla la voir :
— Ne criez pas ainsi, Perpétue ! Personne ne vous a volée. C’est moi qui me suis servi !
À sa vue elle poussa un nouveau cri, lâcha le pot de lait qu’elle tenait à la main et se signa précipitamment trois ou quatre fois.
— Eh bien, vrai, je ne pensais pas vous faire peur à ce point ! fit-il en se penchant pour ramasser les morceaux d’argile. Que se passe-t-il donc ? Où sont maître Pernon et Basile ?
— À la pêche !
Puis, comme il la regardait sans avoir l’air de comprendre, Perpétue retrouva son aplomb en cherchant un torchon pour éponger le lait :
— Eh oui, à la pêche ! Qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent d’autre depuis qu’on leur a dit que vous étiez mort ? C’est toujours mieux que courir les cabarets du port et au moins ça rapporte un peu au lieu de coûter.
— Mais enfin, c’est ridicule ! Qui a dit que j’étais mort ?
Elle n’eut pas le temps de répondre : avec un hurlement de joie, Basile déboulait dans la cuisine et, abandonnant le panier qu’il tenait à la main, se jetait, pleurant et riant tout à la fois, dans les jambes de Renaud qu’il saisit à pleins bras :
— Sire Renaud, bredouillait-il, c’est bien vous ? Oh, béni soit le Seigneur !
Sur ce, il se mit à sangloter sans cesser d’étreindre les genoux du chevalier qui s’accroupit pour lui faire lâcher prise et se mettre à sa hauteur. Le chagrin qu’avait éprouvé cet enfant le touchait plus qu’il n’aurait su le dire mais il n’était pas l’homme des attendrissements. Il lui prit la tête à deux mains pour l’embrasser sur le front et le remit debout en même temps que lui-même.
— Allons, calme-toi ! Comme tu vois, je suis vivant. C’est le principal, non ? Mais cela ne me dit pas ce qui a pu vous faire croire à ma mort !
Pernon arrivait sur ces entrefaites, mais lui savait beaucoup mieux se contrôler que le petit Grec. Il se contenta d’offrir à son jeune maître un large sourire :
— Ah, vous voilà ! Je le savais bien, moi, que vous étiez vivant ! Le gamin ne voulait pas m’écouter ! Il est vrai qu’on a encore du mal à se comprendre tous les deux. Bien qu’il fasse des progrès chaque jour…
— Quelqu’un me dira-t-il enfin d’où vient ce bruit.
— Du Temple ! Et je vais vous dire ce que je sais, mais d’abord je vais vous aider à vous laver. Vous êtes sale à faire peur, sire Renaud ! Et, sauf votre respect, vous ne sentez pas la rose !
En quelques minutes il tira dans la cour un grand cuveau de bois muni d’une bonde, qu’il remplit à moitié d’eau tiède avant d’y faire asseoir Renaud. Puis, armé d’un gros savon verdâtre dégageant une forte odeur d’huile, d’olive, il entreprit de le récurer :
— Cela me rappelle le jour de votre arrivée à l’hôtel de Coucy quand, dans l’étuve, on vous étrillait sous l’œil intéressé de cette pauvre Flore d’Ercri. Vous n’étiez pourtant qu’un bec-jaune à l’époque, mais elle savait regarder, la mâtine ! Qu’est-ce qu’elle dirait maintenant !
— Ça suffit ! Raconte-moi ce que je veux savoir. C’est plus important que tes radotages !
— J’y viens ! Sachez d’abord qu’après votre départ, messire de Joinville m’a traîné chez le Roi qui était fort en colère contre vous et, croyez-moi, tout saint qu’il est, ce n’est vraiment pas rassurant d’avoir affaire à lui dans ces moments-là. Oh, il ne vocifère pas comme faisait monseigneur d’Artois. Toute sa personne reste de glace alors même qu’il souffle la fureur par les naseaux…
— Pourquoi en colère ? Parce que je suis parti sans son congé ?
— C’est absolument ça ! Il ne supporte pas que ses ordres soient transgressés. Mais il y avait autre chose : une lettre venait d’arriver… Et pas une bonne lettre !
— De qui ?
— Mystère ! Il n’y avait comme signature qu’un vague gribouillis et, bien entendu, pas de sceau. Elle disait que vous étiez l’auteur de l’enlèvement de dame Sancie et il n’y avait pas à s’inquiéter parce que vous l’aviez fait pour l’obliger à vous épouser…
Le savon que Renaud faisait machinalement glisser entre ses mains lui échappa et s’envola pour atterrir dans un pot de ciste à grosses fleurs roses et cotonneuses.
— Et le Roi a cru que je pouvais vouloir épouser la dame de Valcroze au point d’employer pareil moyen ? La Reine l’a-t-elle cru aussi ?
— Elle, je ne sais pas, mais notre sire Louis y ajoutait foi.
— Et pourquoi voudrais-je l’épouser ?
— Elle est très riche, et devenir baron de Valcroze ferait de vous un vrai seigneur au lieu d’un simple chevalier sans sou ni maille ! Cessez de vous agiter ! J’explique seulement. Et je dis de plus que messire de Joinville vous a défendu courageusement en refusant de vous croire capable d’une telle vilenie. C’est lui qui a proposé de venir me chercher pour dire ce que je savais du message que vous aviez reçu. Je sais, vous m’avez défendu d’en parler, mais je ne pouvais pas vous laisser accuser. J’ai donc confié ce que je savais.
— J’aurais mauvaise grâce à te le reprocher. Qu’en a dit le Roi ?
— Très peu, sinon qu’il fallait suivre cette affaire afin d’en démêler la vérité… Il a admis, cependant, que dans ces terres d’Orient les choses ne se font pas toujours comme chez nous…
— Il est bien bon ! Et ma mort dans tout cela ?
— J’y viens ! Levez-vous, que je vous rince !
Il raconta que Basile avait suivi Renaud quand il avait quitté la maison, jusqu’à la porte de Galilée où il avait été témoin de sa rencontre avec Ali ; après quoi il s’était attaché au jeune garçon porteur du message, qui était à peine plus vieux que lui. Entre gamins c’est facile de lier conversation et ce que Basile voulait connaître c’était le nom du cavalier vers lequel on avait conduit Renaud.
— Il est bien évident, reprit Pernon, qu’il ne pouvait pas lui poser la question tout de go et ça a demandé du temps. Le garçon, qui s’appelle Thomas, est le fils d’un pêcheur de la basse ville, Nicaise, qui depuis longtemps déjà fournit la maison chevetaine du Temple.
— C’est la raison pour laquelle tu t’es mis à la pêche ? fit Renaud, une étincelle amusée dans l’œil.
— Je n’y suis pas si maladroit même si, auparavant, je pêchais seulement dans les étangs de Coucy. N’importe, j’ai réussi à gagner sa confiance comme Basile gagnait celle de Thomas. C’est ainsi qu’on a fini par savoir que le cavalier était l’un des Turcopoles du Temple. Un certain Ali, dont le baptême avait fait Léon…
— Entièrement à la dévotion de Roncelin de Fos ! compléta Renaud.
— Ah ! Voilà ce que j’ignorais !… mais que je flairais un peu ! Dès l’instant où le coup fourré passait par le Temple il fallait qu’il y eût du Roncelin là-dessous.
— Et tu ne sais pas à quel point ! Je vais te le raconter, mais d’abord finissons-en avec ma mort !
— Oh, c’est simple ! À propos de cette histoire d’enlèvement d’une noble dame pour le compte d’un émir, le Roi a consulté le Grand Maître, comme le mieux à même de se renseigner sur ce qui se passe de l’autre côté de la frontière. Ce que le Grand Maître a accepté de bonne grâce, et c’est lui qui, il y a environ une dizaine de jours, est venu annoncer que le cadavre d’un chevalier franc vous ressemblant comme un frère a été découvert au bord du lac de Tibériade, en si mauvais état qu’à cause de la chaleur on l’avait enterré sur place. Le Roi l’a dit à messire de Joinville qui nous l’a annoncé. C’était plutôt dur, vous savez ! Surtout pour le petit ! Il a pleuré des nuits entières… et le jour on allait à la pêche. Il fallait bien s’occuper… À présent à vous de raconter !
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