— Tu as compris ? émit Youssouf d’une voix enrouée. Jamais je ne te la rendrai !
— Alors battons-nous ! Le vainqueur l’emportera.
Cette fois le Malik se mit à rire :
— Réfléchis un peu ! S’il arrivait que tu parviennes à me vaincre et à me tuer – chez nous la plaisanterie que vous appelez tournoi n’existe pas –, tu ne verrais pas la fin du jour et tu serais dans une situation très désagréable : mes serviteurs te feraient mourir sur le pal et ma lionne servirait leurs plaisirs avant d’être vendue comme esclave ou peut-être même exécutée. Il faut te résigner, mon frère !
— Je veux la voir.
— Tu l’as bien assez vue et je t’ai fait une immense faveur en te laissant contempler la beauté de ma future épouse ! À présent je crois que nous n’avons plus rien à nous dire… à moins que tu n’acceptes de dire la Loi et de vivre à mon côté ?
— Tu connais ma réponse.
— Alors va-t’en ! Libre et en paix ! L’émir Shawan va t’escorter aux limites des terres franques. Je le regrette… mais peut-être est-ce mieux pour nous deux ! Sans doute ne nous verrons-nous plus jamais.
— Pourquoi pas sur un champ de bataille ?
— C’est à craindre si ton roi se mêle de tout embrouiller dans ce pays où par haine de l’Égypte qui a osé tuer mon oncle Turan-Shah, nous sommes arrivés à une entente assez convenable avec ceux du Temple qui sont vos gardiens traditionnels. Certains d’entre eux apprécient notre culture et nous leur ouverture d’esprit. Résultat : la paix se maintient mais ton roi ne me ressemble pas, car moi je n’aime pas la guerre. Respirer une rose ou le parfum secret d’une femme est tellement plus enivrant ! J’aimerais que tu lui fasses entendre raison. Qu’il accomplisse son pèlerinage et rentre chez lui !
Sans autre forme d’adieu, il s’éclipsa derrière une tenture. Renaud suivit Shawan qui lui fit rendre ses vêtements, son cheval, ne conservant par-devers lui que ses armes. Sans doute pour les lui remettre au moment de leur séparation ?
En quittant la forteresse, Renaud vit qu’elle était construite à l’orient d’un lac dont les rives marécageuses lui rappelèrent le Nil, les grands roseaux nommés papyrus y poussant à foison. Il y avait aussi de nombreux oiseaux et l’ensemble offrait une image paisible un peu mélancolique mais d’un charme certain. Renaud aurait voulu savoir où il se trouvait mais Shawan ayant choisi – ce qui le surprit – de l’accompagner, seul et sans l’interprète, quoique armé jusqu’aux dents, la conversation risquait de tourner court.
En silence donc, on suivit la berge sur environ une demi-lieue en allant vers le sud, ne rencontrant qu’un ou deux villages de pêcheurs. Le chemin était assez large et, en fait, ce n’était rien d’autre que la route des caravanes reliant Damas à l’Égypte mais aucune n’était en vue. Quand on laissa le lac en arrière, ce fut pour longer un cours d’eaux devenues tumultueuses en sortant de la nappe paisible pour se précipiter sur des degrés rocheux. À un certain moment, Renaud vit, de l’autre côté de la rivière, que l’on pouvait à cet endroit passer à gué sur de grosses pierres plates, des ruines imposantes. Shawan s’arrêta au bord des berges puis se tourna vers son compagnon :
— Ce fleuve est celui que les Francs appellent le Jourdain et ceci est le gué de Jacob. L’un de tes rois y avait construit un fort château contre les armes de Salah ed-Din…
— Mais… tu parles notre langue ?
— Comme tu peux l’entendre.
— Alors pourquoi l’interprète dans mon cachot ?
— Parce que personne n’a besoin de le savoir. Il est bon de connaître la langue de l’ennemi, mais il est bon aussi de ne le confier à personne…
— Pourquoi à moi ?
— Parce que tu es le fils de mon maître regretté, le malik al-Aziz Mohamed, qui était mon ami. Cela ne veut pas dire que j’en éprouve autant pour toi, mais tu es vaillant et le sang du grand sultan coule dans tes veines… Plus pur peut-être que dans celles d’al-Nasir Youssouf. Maintenant écoute-moi ! Tu vas traverser le fleuve et te cacher dans le vieux kalaat ruiné. Là, tu attendras le temps qu’il faudra : une ou deux nuits jusqu’à ce que par trois fois tu entendes le cri du faucon. Alors tu viendras au bord de l’eau. Je t’amènerai la femme franque.
— Pour quelle raison le ferais-tu ? Il te tuera !
— Si je ne te la remets pas, c’est elle qui sera tuée. Tu ne peux pas le savoir mais Youssouf a vécu jusqu’à présent sous la tutelle de sa grand-mère, la redoutable Dharta-Khatoum. Celle aussi de Turan-Shah, son oncle assassiné voici peu par les Mameluks. La vieille reine n’en est que plus jalouse de son pouvoir. Et al-Nasir Youssouf vient de lui échapper. Je sais qu’elle s’est mise en route pour ramener son petit-fils à Damas… et à la raison.
— Et il la laissera faire ?
— Il sera bien obligé : elle ne lui laisse que l’illusion du pouvoir et ce n’est pas plus mal. D’enfant faible et capricieux, Youssouf est devenu un homme généreux mais velléitaire, incapable d’une volonté continue, sauf peut-être au sujet des femmes dont il raffole. Dharta-Kathoum n’y voyait pas d’inconvénient tant qu’il y en avait beaucoup, mais qu’il s’éprenne d’une seule au point de vouloir l’épouser et que celle-là soit une Franque, voilà ce qu’elle ne supportera pas. Je sais qu’elle s’est mise en route pour venir ici. La lionne, si elle la trouve, sera exécutée. Je vais donc proposer de la mettre à l’abri…
— Il te croira ?
— Je ne lui ai jamais donné l’occasion de ne pas me croire.
Renaud avait mis pied à terre et, tenant son cheval par la bride, se rapprocha du rivage.
— Encore un mot, s’il te plaît ! Pourquoi te préoccuper d’une femme, surtout d’une Franque ? Tu les méprises plus encore que les autres, je suppose ?
— Proche de tes souverains, celle-là est dangereuse. Ton roi a dû apprendre qu’entre nous, les Syriens descendants de Salah ed-Din et la racaille égyptienne, l’entente ne règne pas. En outre les Mongols sont sur notre dos. Nous n’avons pas besoin que le roi de France nous tombe dessus pour venger cette créature. Assez parlé à présent ! Je dois rentrer !
— Seras-tu offensé si je dis que je vais prier Dieu pour qu’il soit avec toi ?
— Quel que soit le nom qu’on Lui donne, Allah est toujours Allah ! Une prière ne peut jamais faire de mal !
Le vieux guerrier fit volter son cheval, prit le galop et disparut derrière un foisonnant buisson de cistes marquant un coude du chemin. Avec précaution mais aussi un sentiment de respect, Renaud descendit vers le lit du Jourdain. C’était là le fleuve sacré des Chrétiens, celui dans lequel Jean avait baptisé Jésus, celui dont les traditions disaient que son eau guérissait les malades, même les lépreux, et qui, cependant, n’avait pas guéri le jeune roi martyr qui le méritait plus que tout autre. Mais les voies du Seigneur étant impénétrables, Baudouin avait vécu jusqu’à l’horreur son agonie à cheval…
Avant de s’enfoncer dans le dédale de rocs taillés portant encore la trace de l’incendie qui avait détruit son beau château, Renaud fit boire son cheval et but lui-même longuement. Attaché à la selle, il y avait un sac contenant de l’avoine pour l’animal et un autre, plus petit, avec des dattes pour l’homme. Il lui restait donc à chercher un coin abrité pour dormir. Il le trouva près du grand éboulis, dans une anfractuosité du soubassement par laquelle, peut-être, les sapeurs de Saladin avaient miné le château. Le soleil que des nuées d’orage avaient caché presque toute la journée, disparaissait. La première nuit allait commencer…
Sachant que Shawan ne réapparaîtrait pas de sitôt, Renaud l’employa à prendre du repos mais, avec le lever du jour, l’attente avec son cortège d’inquiétudes et d’imaginations plus ou moins sensées débuta. Le chevalier s’installa non loin de son trou à l’ombre d’un rocher d’où il voyait le gué et décida de n’en plus bouger.
Le jour passa, la nuit revint. Jamais les heures ne lui avaient paru plus longues, plus incertaines. Tant de choses pouvaient se produire ! Tant de défauts dans l’acier du projet, tant d’impondérables ! La seule activité que Renaud s’accorda fut le soin de sa monture. L’endroit était désert et, à l’exception des oiseaux du ciel, personne ne s’y montra, ce qui était une bonne chose. L’obscurité revenue, il se laissa aller à somnoler. Plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu, car la lune était haute quand le cri du faucon l’éveilla et le précipita vers le gué au-delà duquel, immobiles et fantomales, deux statues équestres se tenaient… L’une était celle d’une femme étroitement voilée. Shawan tenait sa promesse.
Au risque de se rompre le cou – mais sa joie était si forte ! –, il sauta d’une pierre glissante à une autre pierre glissante, atteignit la berge et vit alors que la silhouette féminine était seule. Le vieux guerrier repartait déjà. La terre résonnait sous le galop de son cheval.
— Madame ! exulta le chevalier, enfin, vous voilà ! Je…
— Éloignons-nous, s’il vous plaît ! Dois-je descendre ?
La voix, étouffée peut-être par les voiles, était sourde, atone. Elle doucha l’enthousiasme du jeune homme qui prit l’animal par la bride pour l’amener vers l’eau.
— Non, non ! Vous êtes légère et le passage est facile…
En effet on fut de l’autre côté en peu d’instants. Mais quand il voulut faire descendre Sancie pour l’inviter à prendre du repos dans sa caverne, elle refusa :
— Pour quoi faire ? Nous n’avons pas de temps à perdre !
— Le danger n’est pas si grand. Nous sommes en terre chrétienne, à présent.
Elle tendit un bras en direction d’une boursouflure noire des montagnes de Galilée.
— Vous croyez ? Là-bas, c’est Safed, le nid d’aigle des Templiers. Le vieux guerrier a dit qu’il faut l’avoir dépassé avant le jour… Ou bien préférez-vous oublier le traître qui nous a vendus ?
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