— Ma mère ?… Est-elle toujours en vie ?

— Non, hélas, car un moment comme celui-ci l’eût payée de bien des souffrances. Le Borgne a su, je ne sais comment, ce qui s’était passé. Lorsque je suis revenue, il m’a fait mettre à la torture afin que j’avoue et c’est elle, ma chère maîtresse, qui m’a sauvée en lui disant tout ce qu’il voulait savoir. Ensuite il l’a tuée… de ses mains. Moi, elle avait réussi à me faire fuir en dépit de ma jambe blessée et j’ai trouvé refuge à Alep auprès de celui qu’elle avait tant aimé…

— Mon père al-Aziz Mohamed… et le tien ! coupa le Malik avec gravité. Merci, Amena ! Va prendre du repos après ce long voyage. Et toi, mon frère, viens t’asseoir auprès de moi et causons !

— Un instant encore, s’il te plaît, pria Renaud. Je voudrais savoir si le Borgne existe toujours ?

Shawan emmenait déjà Amena et ce fut al-Nasir Youssouf qui répondit :

— Oui, et pas pour sa gloire ! Il s’est fait le valet des Mongols. Le khan Hulagu est son véritable maître. Laisse-le à sa honte, crois-moi ! Son sang souillerait la plus pure des lames… Viens et prends le temps de te remettre.

Un peu étourdi par ce qu’il venait de vivre, Renaud rejoignit enfin ce frère inattendu sur les coussins jaunes devant lesquels, sur un simple claquement des mains du prince, une dizaine de serviteurs vinrent disposer de grands plateaux d’argent garnis d’une multitude de plats ; mais Renaud attendit d’avoir sacrifié à la cérémonie du lavage des mains dans de l’eau parfumée et que tous eussent disparu avant de demander :

— Comment as-tu deviné qui j’étais ?

— C’est Shawan qui t’a reconnu. Tu l’ignores, bien sûr, mais aux cheveux près, tu es le vivant portrait de notre père. Shawan me l’a dit et quand nous avons su ton nom, j’ai envoyé chercher Amena à Alep où il lui avait donné asile. Mangeons à présent ! Nous parlerons après !

Ils mangèrent en silence par respect pour la nourriture et aussi parce qu’il n’est pas convenable de parler la bouche pleine… Renaud en profita pour réfléchir à ce que sa situation actuelle allait poser de problèmes. Qu’un sang presque semblable coule dans ses veines et dans celles d’al-Nazir Youssouf, et que celui-ci l’eût accepté avec une bonne grâce exceptionnelle n’entamait en rien l’infranchissable barrière qui séparait un Chrétien d’un Musulman. Pourtant il allait falloir, pour la sauvegarde de Sancie, essayer de maintenir une si favorable circonstance.

Lorsqu’il eut goûté à tous les plats comme il se devait, il s’essuya les doigts à une serviette de soie, remercia son hôte pour le repas et attendit. En fait son attente dura un moment. Les yeux mi-clos, le Malik méditait en caressant pensivement sa moustache. Enfin, il parla :

— Le passé qui vient de ressurgir devant nous doit-il s’effacer maintenant ou bien devons-nous le prolonger ?

— Que veux-tu dire ?

— Que l’avenir est devant nous. Comment vois-tu le tien ?

— Très bref ou plus long selon ce que tu décideras. Je suis ton prisonnier.

— Il ne dépend que de toi puisque nous avons la certitude d’être nés du même père. Tous les espoirs te sont désormais permis… même celui de régner un jour sur Jérusalem… si tu acceptes de dire la Loi et de te prosterner devant le Prophète, Son nom soit à jamais béni !

— Essaie d’imaginer un instant, grand roi, que tu es à ma place. Que ferais-tu ? Rejetterais-tu ta vie passée, ton roi, ta foi, ton Dieu ?

— Nous n’en avons qu’un, comme vous. Quant au Roi… je viens de te dire que tu pouvais le devenir. Et dans la ville qui doit t’être chère entre toutes.

— Pourquoi me le serait-elle encore si je reniais Celui que l’on y a mis au tombeau ? Tu es généreux et d’âme plus haute que la plupart des autres rois que les liens du sang n’encombrent guère et qui se seraient débarrassés au plus vite d’un frère aussi incongru. Mais tu es né d’une princesse musulmane…

— Ma mère était une esclave turkmène, ce qui est de peu d’importance : seul compte le géniteur !

— Pas pour moi ! Et je crois bien que ce n’est pas parce que ma mère était princesse. Elle a souffert, elle a aimé jusqu’à mourir de cet amour. Je pense qu’il nous faut oublier ce qui nous unit, revenir à notre point de départ !

Al-Nasir Youssouf ouvrit des yeux ronds :

— Tu veux redevenir mon prisonnier ? Tu es fou ?

— Je voudrais l’être : les choses, les gens et les couleurs du ciel n’auraient plus d’importance, mais je ne refuse pas ma liberté si tu veux me la rendre… Ou plutôt non ! Si tu veux que je te bénisse jusqu’à mon heure dernière, charge-moi de chaînes… et rends la liberté à la noble dame que le Templier t’a livrée. Ensuite tu pourras appeler le bourreau !

Le prince tendit la main vers une coupe d’albâtre que l’on avait laissée à leur portée après avoir desservi pour y prendre une prune confite, mais il n’acheva pas son geste et retira sa main soudain raidie :

— Cette femme t’est chère à ce point ?

— J’y tiens beaucoup, répondit Renaud après avoir hésité un instant sur le choix des termes.

L’amour qu’il éprouvait pour la Reine lui défendait de prétendre que Sancie était sa dame de cœur. Il ajouta aussitôt :

— Elle est veuve, seule au monde et tout chevalier digne de ce nom jure de protéger la veuve, l’orphelin, mais aussi tout être en détresse, toute…

— Tu dis qu’elle a perdu son époux ?

— Oui. Je ne sais pas depuis combien de temps. À ce qu’elle m’en a dit, il était beaucoup plus âgé qu’elle mais elle l’aimait.

— Il fallait qu’il le soit pour avoir laissé vierge une femme aussi séduisante !

Nouveau silence que Renaud employa à réaliser ce qu’il venait d’entendre :

— Tu as dit : vierge ?… Comment le sais-tu ?

Le Malik écarta les deux mains dans un geste plus explicite qu’une longue phrase car il traduisait une évidence. Il ajouta cependant d’une voix assourdie :

— Je crains que tu ne puisses comprendre. Ses cheveux de feu ont enflammé mon désir. Depuis toujours je rêve d’une femme possédant une telle chevelure. Mon père a eu jadis une esclave ainsi parée, mais moins belle parce qu’elle n’avait pas les yeux d’émeraude de celle-ci. Cependant j’en avais une terrible envie que je n’eusse peut-être pas retenue si la fille n’avait trahi son seigneur et n’était morte… sous le fouet ! Quand j’ai succédé à mon père, j’ai fait chercher partout une créature qui réalise mon rêve. Et je l’ai trouvée… Si elle a une place dans ton cœur, j’en suis désolé, mais ne me demande pas d’exprimer des regrets ! Oh non ! Son corps est un bouquet de délices dignes du paradis…

À cet instant il ne s’adressait plus à Renaud mais à lui-même en une évocation qui lui troublait le regard. Sa bouche se fit gourmande tandis qu’il se pourléchait à la manière d’un chat. Ce que le chevalier, saisi d’une soudaine envie d’étrangler ce frère de hasard, ne put supporter. Il se leva :

— Tu l’as violée et oses me l’avouer ? s’écria-t-il avec une violence qu’il n’essaya pas de brider.

Al-Nasir Youssouf tourna vers lui un visage souriant, mais où les paupières mi-closes ne laissaient filtrer qu’un reflet noir :

— Quel ton ! Je me demande si tu es mon frère depuis assez longtemps pour te le permettre ? En outre, j’ai déjà exprimé que j’étais triste pour toi… Mais je veux bien te répondre : je n’ai pas forcé la jeune lionne aux prunelles vertes. Les femmes qui l’entourent la traitent en reine… et elles savent aussi composer des pâtisseries, des nectars qui effacent les aspérités du caractère et les réactions déplaisantes…

— Autrement dit : on te l’a livrée inconsciente ? C’est encore pire ! Quand on aime une femme on essaie de l’apprivoiser, de la gagner.

— Qui parle d’amour ? Elle enflamme merveilleusement mes sens et c’est ce que je veux ! Il se peut que je l’épouse ! Surtout si elle me donne un fils ! Et je te promets qu’elle sera heureuse. Le temps n’est pas éloigné où elle viendra d’elle-même au-devant de mes caresses.

— Jamais ! Jamais tu n’obtiendras qu’elle s’avilisse comme une esclave… Elle est trop haute dame, trop fière !

— Elle est femme avant tout ! Elle était rose en bouton. Elle va s’épanouir en une fleur magnifique ! Viens voir !

Il conduisit Renaud dans une sorte de cellule attenante à la salle où ils se trouvaient. Étroite, tendue de damas rouge, elle était fermée par un rideau qui, tiré, dévoila une fenêtre fermée d’un grillage.

— Elle donne sur le hammam du harem, dit le prince. C’est parce que tu es mon frère que tu vas recevoir de moi une faveur exceptionnelle, mais elle te convaincra de ne plus chercher à me ravir mon trésor le plus précieux. Regarde !

Un étage plus bas, il y avait une piscine habillée de marbre blanc et de mosaïques bleues, entourée de matelas et de coussins soyeux. Trois femmes seulement s’y tenaient : Sancie et deux servantes noires qui étaient en train de l’aider à descendre dans l’eau en la tenant chacune par un bras. Fermement, la jeune femme semblant peiner à se mouvoir seule et ses yeux étant presque fermés. Une bouffée de sang vint alors enfiévrer le cerveau de Renaud : les trois femmes étaient nues et les chairs sombres, luisantes exaltaient de façon troublante la peau claire doucement rosée de Sancie. Dans ses cheveux dénoués répandus sur ses épaules et son dos on avait mêlé des fils d’or et des pierres précieuses : rubis et topazes qui lui composaient un manteau scintillant, une fulgurante crinière de lionne qui s’étala sur l’eau quand elle y entra, dérobant ainsi le corps le plus ravissant qui soit aux regards avides des deux hommes, car celui de Renaud dévorait autant que l’autre la trop émouvante vision. Une colère au goût de cendres envahit le chevalier avec l’envie de tuer cet homme qui faisait fi des lois de sa race sur les secrets du harem afin de jouir un instant d’un triomphe assez infâme. Il vit encore que les servantes étaient entrées dans l’eau avec Sancie et l’y soutenaient : elle semblait totalement inconsciente, bien qu’elle eût les yeux ouverts. Puis le rideau retomba.