La fragile patience du sire de Fos était usée :
— Assez de palabres ! hurla-t-il. Si vous connaissiez l’emplacement de la Croix, vous devez savoir où elle est à cette heure !
— Un chevalier du Temple ne ment pas. Oui, je le sais… Des fils de l’Islam sont venus un jour. Ils ont campé à cet endroit, autour de l’acacia. Ils n’étaient que cinq et cherchaient quelque chose. Ils tapaient le sol du pied comme s’ils en attendaient un écho. L’un d’eux est même monté dans l’arbre et le lendemain ils sont repartis. Mais moi, j’ai craint qu’ils ne reviennent en plus grand nombre. Et la nuit suivante, j’ai déterré le sublime symbole de la Rédemption.
— Sage précaution dont je ne saurais trop vous louer ! Il ne vous reste plus qu’à nous la remettre, ajouta Fos d’un ton soudain caressant, mais qui ne le resta pas quand le vieux chevalier répondit :
— Non !
Une nouvelle bouffée de colère manqua étrangler Roncelin :
— Non ?… Alors je vais vous en donner l’ordre ! Vous n’êtes qu’un simple chevalier. Je suis un dignitaire et vous me devez obéissance absolue…
— Je ne suis plus qu’un vieil homme près de sa fin et la vie m’importe peu.
— La mort peut être lente à venir… et cruelle ! grinça Fos.
— C’est sans importance ! Vous venez de me faire comprendre pourquoi Thibaut de Courtenay a fait jurer à son fils de ne la remettre jamais à un homme du Temple. Pas de celui que vous incarnez. Votre Temple, dont à mon époque j’ai soupçonné quelque chose, n’est pas le mien ! Vous ne l’aurez pas de moi !
Sur un signe de leur maître, les valets s’emparèrent de Renaud, pris au dépourvu par leur attaque à laquelle il ne s’attendait pas.
— Si tu ne me la donnes pas, vieux fou, je fais égorger celui-ci devant toi !
— Ne vous souciez pas de moi ! cria le jeune homme. Un chevalier doit être prêt à mourir pour sa cause. Celle-là est mienne !
Roncelin de Fos s’approcha de lui et l’empoigna par le col de sa chemise qu’il remonta en le serrant jusqu’à son menton.
— Est-ce que tu n’oublies pas un détail… ou quelqu’un, mon garçon ? Je vais envoyer chercher la douce Sancie et nous verrons ce que vous direz tous les deux quand elle hurlera sous le fer rougi au feu.
— Dans ce cas, que deviendra votre fructueux marché ? Vous êtes au courant : cet émir dont vous vouliez satisfaire la passion ?
Le hurlement d’horreur d’Aymar de Rayaq trouva un écho dans celui de stupeur de Renaud devant l’extraordinaire spectacle que son regard rencontra : sortant des ruines de Marescalcia, Sancie venait vers eux tenant à pleins bras une grande croix d’or bosselé de pierres précieuses, dont le soleil décroissant tirait des éclairs au rythme de ses pas. L’homme nommé Ali, éperdu, tournait autour d’elle en courant comme un grand chien excité. Un autre cri, faible comme une plainte, se fit entendre et c’était le vieux solitaire qui l’avait émis… La lumière irradiant de la Croix enveloppait la porteuse tout entière, faisant scintiller les larmes qui coulaient de ses yeux. Renaud tomba à genoux et joignit les mains, foudroyé par cette sublime apparition, imité, tant elle était belle à cet instant, par le vieil Aymar. Roncelin de Fos, lui aussi, se figea, son œil gris dilaté par une joie effrayante…
Le cri d’un épervier traversant le ciel pourpre rompit le charme dont tous étaient captifs et ce fut le moins atteint, Fos bien sûr, qui réagit le premier. Courant vers la jeune femme, il lui arracha son trésor, en dépit de ses efforts pour le garder contre sa poitrine, avec une telle brutalité qu’elle chut sur le dos dans un gémissement de douleur.
— Où l’avez-vous trouvée ? hurlait-il en élevant la Croix à deux mains comme s’il voulait s’en servir pour frapper Sancie.
Mais déjà Renaud arrivait sur lui et d’un magistral coup de poing l’envoyait au sol. La Croix échappa à Fos mais son assaillant l’avait rattrapée avant qu’elle ne touche la terre durcie par la sécheresse. Il revint la porter à l’ermite avec un respect infini. Ses mains tremblaient en touchant le métal lisse et doux recouvrant le bois sur lequel le Christ avait agonisé :
— Vous la gardiez dans cette ruine ? reprocha-t-il. Quelle imprudence !
— Non, parce que les gens qui vivent aux alentours de cette cuvette sont persuadés qu’elle est hantée par les fantômes de ceux qui ont trépassé là et en ont peur. J’ai dû m’y installer avec Elle quand un tremblement de terre a bouché la caverne de Djemal.
— Qu’importe, elle est à moi maintenant, gronda Roncelin qui fondait sur eux comme un vautour sur sa proie en vociférant. Secouez-vous, bande d’idiots ! Et emparez-vous de ces hommes !
Ils obéirent mais Renaud était déjà près de Sancie qui ne se relevait pas. Sa tête avait dû porter sur un rocher ou une racine. Un instant il la crut morte et son cœur se serra. Il la souleva dans ses bras et approcha son visage de la bouche entrouverte pour sentir son souffle. Notre Dame en soit bénie ! Elle respirait. Donc elle n’était qu’évanouie et, dans sa joie, il pressa sa joue contre la sienne.
— Laisse-la tranquille ! brailla Roncelin. Elle reviendra bien seule… Allez, vous autres ! Ligotez-le !
Ce n’était pas aussi facile à faire qu’à ordonner. Renaud fournit une vigoureuse défense à laquelle mit fin un coup de pommeau de sabre assené sur le crâne. À son tour il perdit connaissance mais cela ne dura pas, l’homme n’ayant pas frappé pour tuer. En revenant à lui, peu de temps après, ce qu’il vit l’épouvanta, cependant que ses oreilles s’emplissaient des sanglots du solitaire auprès duquel on l’avait assis pour qu’il ne perdît rien de ce qui se passait.
Or ce qui se passait était dément, incroyable, terrifiant et même loin de l’entendement humain. Armé de sa hache d’armes, Roncelin de Fos était en train de briser les plaques de métal qui protégeaient le bois vénérable tout en le laissant visible pour l’offrir à l’adoration des fidèles.
— Que faites-vous ? cria Renaud. Êtes-vous devenu fou ? C’est la Croix du Christ que vous massacrez !
— Ah oui ? ricana l’autre sans cesser son œuvre destructrice.
Car il ne lui suffisait pas de briser le cristal pour pouvoir dégager le grand fragment et c’était l’or, à présent, qui volait en copeaux, luisants comme des lucioles aux abords du grand feu que les serviteurs étaient occupés à allumer avec du bois mort et des branches que l’on trouvait un peu partout. Enfin il y parvint et tira à lui le morceau du madrier que Jésus avait hissé sur le Golgotha, qui avait reçu le sang de ses mains trouées par les clous, celui où reposait sa tête déchirée par les longues épines noires. Un instant il le regarda :
— À genoux ! hurla Renaud éperdu. À genoux, misérable, et repens-toi !
Au lieu de cela, l’autre eut un rire insensé, cracha sur le bois sacré, le jeta à terre, le foula aux pieds…
Auprès de lui, Renaud entendit le râle déchirant poussé par le vieil Aymar, puis son explosion furieuse :
— Pourquoi ? Pourquoi cet immonde sacrilège ? Quel est ce Temple que tu prétends représenter ?
— Le seul vrai ! Celui que l’autre dissimule sous la force et la richesse de ses commanderies ! Celui-là refuse d’adorer l’instrument d’un supplice infamant, un supplice d’esclave…
— Quel qu’il soit, c’est celui qu’a choisi le Messie, le Fils de Dieu fait homme…
— Ton Messie n’était qu’un agitateur ! Jean était le vrai !
— Pour ce blasphème et le reste, tu vivras ton éternité dans les flammes de l’enfer, tonna Renaud. Qu’avais-tu besoin de rechercher la Sainte Croix si c’était pour en arriver là ?
— Pour être certain que Louis de France ne l’aurait jamais. Ce lui serait une arme trop forte, un pallium peut-être contre ce que je lui réserve encore !
— Un pallium ? Tu reconnais donc sa puissance de protection ?
— Je ne reconnais rien… en voici la preuve !
Ramassant le morceau de madrier encore sous ses pieds, il le jeta dans les flammes qui montaient à l’assaut du ciel devenu obscur.
— Nooooooon !
Au prix d’un effort inouï, Aymar de Rayaq réussit à se remettre debout et courut se jeter dans le brasier non sans avoir, au passage, craché au visage de Fos. À la fois horrifié et désespéré, Renaud parvint à se redresser lui aussi et voulut le suivre pour tenter de le sauver, pensant que le feu brûlerait ses cordes et qu’il pourrait ramener le vieux chevalier. Mais Roncelin l’arrêta en le prenant à bras-le-corps :
— Je n’en ai pas encore fini avec toi ! Quant à lui, laisse-le où il est ! Il m’épargne d’avoir à le tuer…
— Qui te dit qu’il va mourir, que Dieu ne va pas le sauver ? Écoute ! On ne l’entend pas crier…
C’était vrai. La fournaise éclairait la nuit, ronflait, mais pas assez pour couvrir les hurlements que leur morsure arrachait à la plus ferme volonté. Tout autour c’était le silence. Et soudain, l’incroyable, l’inimaginable se produisit. Au milieu des langues ardentes qui faiblirent un instant, on vit se dresser le vieil ermite. Ses cheveux et sa barbe flambaient, mais ses bras, libres, serraient la Vraie Croix sur son cœur. Et il clama alors d’une voix si puissante qu’elle ne pouvait venir de ce corps usé :
— Pour les crimes dont tu as entaché le Temple, tu périras, Roncelin de Fos, mais le Temple périra avant toi ! Les purs comme les viciés, les bons comme les mauvais, coupables d’avoir permis que vous existiez ! Vous serez tous maudits ! Un roi impitoyable dont les yeux ne sauront jamais se fermer vous détruira par le fer et par le feu. Dans un demi-siècle le Temple sera balayé et tous périront, car les vers sont invisibles qui pourrissent le fruit, mais Dieu reconnaîtra les siens… Et toi tu seras damné !
Sur ces gens qui l’entendaient, la malédiction passa comme un ouragan. Prosternés face contre terre, les serviteurs s’efforçaient de se boucher les oreilles. Renaud était tombé à genoux. Seul Roncelin, tendu comme un arc et les poings serrés, regardait impuissant, écoutait révolté…
"Renaud ou la malédiction" отзывы
Отзывы читателей о книге "Renaud ou la malédiction". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Renaud ou la malédiction" друзьям в соцсетях.