— Qu’est-ce ? fit-il en se saisissant de ce que Renaud n’avait jamais cessé de porter sous ses vêtements : le petit rouleau de parchemin pendu à son cou par un lien de cuir.
— Laisse ! gronda celui-ci. Veux-tu te comporter comme un larron ?
— Je veux seulement savoir ce que c’est…
Le couteau coupa le lien et le Templier déroula le feuillet qu’il contempla un moment après avoir ordonné qu’on maintienne le prisonnier. Un éclair de joie mauvaise traversa ses yeux gris et froids qui ne reflétaient, en général, aucune émotion. Entre les mains de ses sbires Renaud se tordit comme un ver.
— Rends-moi cette image ! s’écria-t-il. Elle ne représente rien pour toi ! Et pour moi elle très précieuse !
— Je peux en convenir. La dame de tes pensées ?
— Non. Une dame de ma famille…
— Une dame de ta famille qui porte couronne royale ? À qui le ferais-tu croire ? Surtout quand elle ressemble à l’épouse de Louis !
— Sur le salut de mon âme, ce n’est pas elle !
— Alors la damnation t’attend ! Tu me gâtes, Courtenay ! Et je n’en espérais pas tant… Creuse si tu ne veux pas que ta petite amie fasse les frais de ta révolte !
Désespéré, Renaud le vit s’éloigner de quelques pas en rangeant le portrait dans son escarcelle. Les serviteurs le lâchèrent et l’un d’eux lui tendit une pioche en désignant le sol. La tentation de lancer l’outil dans le dos du misérable fut grande, mais déjà Roncelin se retournait, hilare :
— Allons ! Je te le rendrai peut-être… si je suis content de toi.
Il n’y avait rien d’autre à faire qu’obéir. La rage au cœur, Renaud délimita de la pointe de son outil un rectangle long correspondant approximativement à la longueur de la Croix dont il savait qu’elle avait été ensevelie avec sa hampe de bois précieux. « Trois pieds de profondeur environ », lui avait dit Thibaut. Aussi attaqua-t-il avec prudence pour ne pas risquer d’endommager par un coup trop brutal la carapace d’or et de joyaux dont était enveloppé le bois sacré. Mais à mesure qu’il travaillait, sa colère augmentait avec sa bâte d’en finir. Cependant il eut beau creuser, il ne trouva rien, pas le plus petit lambeau, même de la pièce de soie dont on avait composé un linceul ! Il y avait plus d’une heure qu’il piochait et la sueur trempait son torse, ses bras, son front, ses cheveux. Rien, toujours rien ! C’était inexplicable…
Cependant Roncelin montrait une étonnante patience :
— On dit que les objets voyagent sous la terre, remarqua-t-il avec suavité. C’est peut-être le cas ? Ou bien l’endroit n’est-il pas le bon ? Essaie d’élargir la tranchée… et au besoin de faire le tour de l’arbre. Si toutefois tu n’essaies pas de me tromper !
— Pourquoi le ferais-je ? gronda Renaud. Aucun secours ne peut venir à moi et ce serait folie de m’épuiser en vain ! Si vous ne teniez pas Sancie de Valcroze, jamais je n’aurais accepté de vous mener ici parce que mon père, jadis, m’a fait jurer de ne remettre la Croix qu’au Roi, et en aucun cas à un Templier !
— Tiens donc ? Curieuse exigence ! Les Templiers n’étaient-ils pas depuis toujours les fidèles gardiens de la Vraie Croix au moment de la bataille ? C’étaient eux qui la prenaient au Saint Sépulcre, eux qui l’élevaient dans les combats afin que tous, et les mourants surtout, puissent la voir. Eux encore qui la rapportaient et la remettaient au Patriarche. Ton père s’est-il expliqué là-dessus ?
— Non. Il n’en a pas eu le temps La mort était là… Je sais seulement qu’en dépit de son appartenance à l’Ordre, il s’en méfiait. Pour quelle raison, je l’ignore…
Roncelin lui tendit alors l’une des outres :
— Bois ! Tu dois avoir soif ! Puis continue ! Il faut bien qu’elle soit quelque part, cette maudite croix !
Renaud qui était en train de se désaltérer à longs traits s’étrangla, dévia le jet qui lui inonda la figure et se signa en hâte :
— Maudite ? C’est un blasphème !
— En voilà assez ! Reprends ta pioche…
Aidé cette fois par deux serviteurs, Renaud se remit à creuser. Avec une sorte de rage. En dépit de la protection des branches, le soleil était dur à supporter. Le corps devenait douloureux, les mains saignaient sur le manche de bois. Il y eut enfin autour de l’arbre une profonde et large tranchée… d’où l’on ne sortit rien !
Accablé de fatigue et de déception, car même s’il répugnait à remettre la Croix à ce misérable Roncelin, Renaud avait tant rêvé, seul ou avec Robert d’Artois, de l’instant où il la tiendrait dans ses mains et pourrait la vénérer avant de l’offrir, ressuscitée, à l’adoration des peuples de Terre Sainte qui pourraient en tirer une nouvelle espérance, un surcroît de vaillance !
Sans fausse honte, il pleura, dédaignant les clameurs furieuses de Fos qui le menaçait de lui faire creuser tout l’ancien cratère jusqu’au sommet des Cornes de Hattin quand une voix lente, calme et incroyablement apaisante se fit entendre :
— Puis-je demander la raison pour laquelle, depuis ce matin, vous creusez autour de cet acacia ?
Un vieillard était là. Un très vieil homme appuyant sur un bâton un corps desséché, courbé par les ans. De longs cheveux blancs clairsemés comme sa barbe, tombaient de son crâne à moitié dénudé. Son visage recuit par le soleil et le vent n’était qu’un lacis de rides entourant une bouche privée d’une partie de ses dents mais aussi des yeux d’un bleu délavé, démesurément ouverts qui, avec les loques dont il était à peine couvert, lui donnaient l’air d’un illuminé.
— En quoi est-ce que cela te regarde ? grogna Roncelin, bras croisés et l’œil mauvais. D’abord qui es-tu ?
Sans lui répondre, le vieux se redressa un peu afin de le regarder bien en face :
— Tu portes sur l’épaule la croix rouge du Temple et cependant ton langage n’est pas celui d’un vrai Templier. La règle n’exige-t-elle pas de parler aux autres avec courtoisie, même aux plus humbles ?
— Que peut en savoir un vieux mendiant à la cervelle perdue dans cette solitude ?
— J’en sais assez pour te rappeler que tout chevalier qui néglige de s’exprimer… bellement commet une faute grave. Tu ne dois pas être un vrai Templier, alors tu ne m’intéresses plus…
Il fit demi-tour d’un pas hésitant et Roncelin faillit le jeter à terre en l’empoignant par son bras maigre où se tordaient des veines violacées :
— Pas un vrai ? hurla-t-il. Je suis frère Roncelin de Fos et j’ai rang de commandeur bien que je ne réside à demeure dans aucune commanderie ayant à charge de les relier entre elles. Cela suffira-t-il à t’apprendre le respect ?
— Non, car en ce cas le Temple a beaucoup changé.
Voyant que Roncelin allait frapper le vieil homme,
Renaud bondit et le lui arracha des mains :
— C’est vous qui à ces cheveux blancs devez le respect, sinon à autre chose. N’avez-vous pas compris que seul l’un des vôtres peut en savoir autant ? Veuillez lui pardonner, messire, poursuivit-il avec une déférente douceur, mais ce frère-là est sous le coup d’une grave déception… comme je le suis aussi. Consentirez-vous à m’apprendre qui vous êtes ? Moi, j’ai nom Renaud de Courtenay, chevalier et écuyer du roi Louis neuvième du nom !
— Courtenay ? Comme c’est étrange ! L’un des derniers gardiens de la Vraie Croix portait ce nom. C’est aussi l’un des deux qui l’ont cachée avant la grande charge…
— D’où le savez-vous ? Y étiez-vous donc ? proposa Renaud en se livrant à un rapide calcul. Vous êtes très âgé, n’est-ce pas ?
— Oui, et j’étais très jeune lors de ce désastre. Un Templier fraîchement adoubé. J’avais nom Aymar de Rayaq…
— Tu as fui ? fit Roncelin la bouche méprisante. C’est pour ça que tu es encore vivant ?
— Non, je n’ai pas fui. C’est mon cheval qui m’a sauvé du massacre. Dès l’engagement de la charge, il a buté contre une racine et m’a envoyé donner de la tête contre un rocher. En raison de la terrible chaleur je n’avais pas coiffé le heaume. Je suis resté inconscient longtemps et quand je suis revenu à moi j’avais la fièvre et ne me souvenais plus de rien, pas même de mon nom. Un vieil homme était présent qui me soignait. Une sorte d’ermite vivant dans une grotte près d’ici. Il s’appelait Djemal et il priait Allah, mais c’était un homme bon et compatissant. Il m’a soigné, presque guéri. Je dis presque parce qu’il a fallu de longues années pour que je recouvre la mémoire… mais j’étais habitué à la vie sauvage. Djemal mourut et je suis resté. Mon vieil ami m’avait appris la catastrophe de Tibériade…
L’œil de Roncelin s’était allumé à mesure que s’éveillait son intérêt. Une question lui brûlait les lèvres : il la lâcha.
— Si vous étiez Templier, vous savez ce qu’il est advenu de la Croix ?
— Oui. Je l’ai dit, j’étais très jeune alors… et très curieux. J’avais entendu l’ordre de la cacher et j’ai voulu savoir… Dieu m’en a bien puni ensuite…
— Allons donc ! Il vous a sauvé la vie, seul de tout le Temple avec Thibaut de Courtenay qui, lui, est mort, ajouta-t-il revenant à plus de politesse maintenant qu’il savait la qualité réelle du vieillard. Et nous, nous sommes venus pour retrouver la Vraie Croix. La rendre à l’Ordre. Où l’a-t-on mise ?
— Là où vous avez commencé à chercher ce matin. Ce jeune homme vous a montré l’endroit exact… Mais pourquoi était-il lié ?
— Pour me forcer à obéir, dit Renaud. Je ne voulais pas lui donner la Croix. Pardonnez-moi, puisque vous lui apparteniez, mais mon père m’avait fait jurer de ne jamais la remettre à l’Ordre du Temple, mais au roi Louis seul. J’ajoute que le pape Innocent IV la veut aussi…
— Ce qui me paraît plus légitime. Ainsi on vous a amené de force ? Comme, certainement, la jeune femme, là-bas, gardée par un serviteur ?
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