Il voulut s’élancer vers elle afin de la libérer, mais Roncelin étendit le bras et la torche barra le passage de si près qu’il manqua de peu le tissu soyeux de la cotte d’armes qui dégagea une faible odeur de roussi :

— J’oserais bien plus pour la gloire du Temple ! Cette femme n’est, comme vous-même, qu’une petite pièce sur mon échiquier dans la partie que je joue contre Louis de France et les siens.

— Vous visez haut, l’ami ! persifla Renaud. Le roi de France se serait permis d’offenser sire… – il fit mine de chercher le nom – Roncelin ?… C’est bien cela ? Illustre personnage, en vérité ! Et de quoi a-t-il eu à souffrir ?

— Je vous l’apprendrai plus tard. Quand je le jugerai bon ! Ou peut-être pas… Pour l’instant, nous avons à parler d’autre chose. De la raison, par exemple, qui a mené cette belle dame où vous la voyez.

— Que vous vous serviez d’elle est infâme, mais à tout prendre j’aime encore mieux la voir là que la savoir en route vers le harem d’un quelconque émir… Il me suffira de la délivrer dès que je vous aurai tué.

Ce fut rapide comme l’éclair. Se servant de son arme comme d’une lance, Renaud fonça sur Roncelin et l’eût transpercé si l’autre n’avait, à cet instant précis, déplacé son corps d’un pied sur l’autre, sauvé par son instinct plus que par sa volonté ; mais son agresseur n’eut pas le temps de faire volte-face pour revenir sur lui. Sortis des obscurités de la grotte, quatre serviteurs s’emparaient de lui et le désarmaient en dépit de la furieuse défense qu’il leur opposa. Quelques secondes plus tard, les mains liées derrière le dos, il était ramené dans la première partie de la caverne et devant la table où son ennemi vint s’asseoir :

— Tu me prends vraiment pour un imbécile ! soupira celui-ci. Tu aurais dû deviner que, si je t’avais laissé ton épée, c’est que mes précautions étaient prises. Mais assez de phrases oiseuses, parlons sérieusement ! Tu dois bien penser que, si je me donne tant de mal, c’est avec une raison précise. Les Templiers n’ont pas pour vocation première d’enlever les femmes, sauf si elles peuvent leur être utiles. Et celle-ci va me servir de monnaie d’échange.

— Contre quoi ?

— La Vraie Croix ! Toi seul sais où elle a été enterrée.

Renaud garda le silence, cherchant à comprendre ce que la Croix venait faire dans cette histoire.

— Qu’est-ce qui vous le fait supposer ? murmura-t-il.

— Le manuscrit, voyons ! Le manuscrit de Thibaut de Courtenay que j’ai trouvé – et lu ! – à la commanderie de Joigny. J’y étais venu pour fouiller les archives et ce qu’avait pu laisser en mourant ce vieux renard d’Adam Pellicorne.

— Vous devriez savoir mieux que moi que les Templiers ne possédant rien en propre ne laissent rien en mourant…

— Je sais, et pourtant frère Adam possédait le plus grand trésor de l’Ordre, puisque c’est lui qui l’a rapporté de Terre Sainte : les Tables de la Loi écrites de la main même de Dieu, qui n’étaient plus dans l’Arche d’Alliance quand Hugues de Payns et ses pauvres chevaliers l’ont rapportée en France. Nul ne sait où est l’Arche à présent et j’espérais trouver une trace, un écrit. Mais il n’a rien laissé, rien ! appuya Roncelin avec rage.

— Et personne n’en saurait rien ? fit Renaud, pris malgré lui par cette histoire qui le replongeait dans le manuscrit. Frère Adam n’a pas pu cacher seul une pièce de cette importance et, en outre, le secret a bien dû être confié de bouche à oreille à quelqu’un ! Le Grand Maître…

— Le Grand Maître ? Mais c’était lui, Adam Pellicorne, qui était le Grand Maître, pauvre idiot ! Le Maître occulte, veux-je dire, celui qui ne doit de comptes à personne, pas même au Pape ! Voilà ce que je voulais savoir, mais le manuscrit de frère Thibaut m’a appris autre chose : qu’avant de s’effondrer dans la fournaise de Hattin, le maréchal du Temple avait ordonné qu’on enterre la Croix dans un endroit que deux Templiers seulement connaissaient. L’un d’eux a été tué le lendemain, l’autre a survécu et le secret avec lui. Le manuscrit est formel là-dessus ! ajouta Roncelin en brandissant à la hauteur de sa tête un maigre doigt, se donnant ainsi l’apparence d’un prophète fou. Seulement… il manquait des pages au manuscrit !

— … et ce sont ces pages manquantes que tu cherchais dans la Tour oubliée, misérable ! gronda Renaud qui venait de tout comprendre. Et tu les as cherchées jusque dans la tombe que tu n’as pas craint de profaner…

Fos haussa les épaules, cependant que son regard s’éteignait, reprenait sa sinistre grisaille :

— Les morts sont bien morts et une simple visite ne saurait les tourmenter. Si tu y es allé voir, tu as pu constater que je m’étais montré très soigneux.

— Je devrais t’en remercier, peut-être ? fit Renaud au bord de la nausée. Quiconque viole un tombeau mérite le bûcher !

— Ah ! Les grands mots ! Rabaisse un peu ton caquet, mon joli, parce que c’est de toi que j’attends d’apprendre ce qui était écrit sur les pages manquantes.

— C’était très vague ! Au point que je ne m’en souviens pas…

— Vraiment ? Et tu t’imagines que je vais te croire ?

— Pourquoi pas ? La mémoire est fragile. Frère Thibaut a transcrit plus d’hommages à la Croix que de détails concernant un emplacement… qui a peut-être été fouillé depuis. Le drame de Hattin est vieux de près de soixante-quinze ans… Il se peut que la Croix ait été retrouvée…

Brusquement, Fos perdit son sang-froid, approchant son visage de celui de son prisonnier au point de lui faire sentir une haleine forte qui puait l’ail :

— Et moi, je te dis que non ! Et moi, je te dis que tu vas me conduire là-bas qui n’est pas si loin, et que tu vas me montrer l’endroit, et que tu vas creuser, creuser jusqu’à t’arracher la peau des mains s’il le faut, et que tu vas trouver ! Sinon…

— Sinon ? dit Renaud en détournant la tête avec une grimace.

— Sinon ton amie – vous êtes amis, n’est-ce pas… ou plus, peut-être ? – ira dans Damas, la grande silencieuse blanche, pour y servir aux plaisirs du malik 37 al-Nasir Youssouf, petit-fils de Saladin – ce qui n’est pas rien, tu l’admettras…

— Livrer une noble dame chrétienne à un Infidèle ! C’est un crime sans pardon.

— Pauvre innocent ! Il y en a assez, de ces chrétiennes, qui se sont livrées elles-mêmes. Si nous parlions de ta mère ?

Il fallut que les gardiens retiennent à nouveau Renaud qui, tout lié qu’il était, voulait se jeter la tête la première sur son ennemi…

— Misérable ! Tu brûleras en enfer pour l’éternité ! Où sont tes vœux de chevalerie ?

— Tu viens d’employer le mot qui convient : brûler ! Ils ont brûlé, mes vœux, en ce jour de malheur où sous le ciel de Dieu, les hommes d’armes de ce roi de France dont le peuple bêlant révère la prétendue sainteté, ont jeté plus de deux cents hommes, femmes et vieillards dans la fosse embrasée, ouverte au flanc du pog de Montségur ! Écoute-moi bien, Renaud de Courtenay ! Parmi les cathares que l’on a brûlés, il y avait l’épouse du châtelain, Corba de Perella, mais il y avait surtout sa fille, Esclarmonde… un ange de grâce, de beauté, de douceur… Elle avait seize ans… et je l’aimais ! Je l’ai vue précipitée dans le feu et j’ai juré, dût mon âme y périr, que je ferais pleurer des larmes de sang à Louis de France, que je détruirais tout ce qui lui est plus cher que sa vie…

Abasourdi, quasi foudroyé, Renaud regardait avec une horreur où se glissait une étrange pitié cet homme suant la haine, mais aussi un désespoir qui avait quelque chose de poignant… Afin d’essayer de l’apaiser et dans l’espoir d’arriver à lui faire épargner Sancie, il pensa qu’il pouvait être bon de le faire parler et demanda :

— Étiez-vous déjà Templier à cette époque ?

— Cette époque ? Elle n’est pas si ancienne. Cette abomination a été perpétrée il y a eu six ans en mars dernier. Le seizième jour du mois…

Celui où je suis parti pour Paris, songea Renaud pour qui cette date représentait une si belle espérance qu’il l’avait conservée dans sa mémoire. Tout haut, il reprit :

— Y avait-il donc des templeries en ces pays de langue d’oc où l’on a si fort combattu l’hérésie ?

— Il y en avait même beaucoup. L’Ordre était fort bien implanté sur les terres des comtes de Foix, de Toulouse et des vicomtes Trencavel. Les prétendus hérétiques ne nous ont jamais gênés, au contraire. Leur foi était belle et pure, leur vie exemplaire, et nous avons appris à les connaître… À cause d’un oncle qui m’y avait précédé, j’appartenais depuis deux ans à la commanderie de Foix où j’étudiais avec assiduité lorsque a débuté l’interminable siège de Montségur où je me suis trouvé bloqué les derniers mois dans des circonstances qui ne te regardent pas. C’est alors que j’ai vu Esclarmonde. Pour elle, pour l’un de ses sourires j’étais prêt à tout abandonner, tout renier… et j’ai été de ceux qui ont aidé à sortir du château, avant l’assaut final, ce qui pour les cathares était leur vrai trésor : leurs écrits, leurs livres saints, l’expression de leur croyance… Je n’avais pas peur pour Esclarmonde parce que, quand je suis parti, elle n’appartenait pas au catharisme. Pas plus que son père, Raymond, ou sa sœur. Seule la mère était devenue ce que l’on appelait une « parfaite » et j’ai su plus tard que c’est durant la dernière nuit que Corba de Perella a convaincu sa plus jeune fille de recevoir le consolamentum, leur unique sacrement, afin de préserver à jamais sa pureté en l’emmenant dans la mort. Et du haut du seuil éventré de son château, Raymond de Perella, sa fille et son gendre Gérard de Mirepoix les ont vues descendre, enchaînées, et suivre le sentier au bout duquel s’ouvrait la gueule flamboyante du bûcher, la mère soutenant la fille qu’infirmait – oh, si peu ! – une légère boiterie. Et je les ai vues aussi… d’ailleurs…