— C’est toi qui vas me servir de guide ? s’enquit Courtenay.
Sans répondre, l’homme s’inclina sur l’encolure de son cheval en désignant de la main la route étendue devant eux. Il ne répondit pas davantage quand on lui demanda où l’on se rendait, se contentant de mettre sa monture au trot puis au galop sans même se retourner, mais Renaud piqua des deux et le rejoignit sans peine.
Il ignorait que Basile, bien réveillé alors qu’on le croyait encore endormi, l’avait suivi et qu’à l’abri d’un buisson de tamaris, il avait vu sa rencontre avec l’inconnu. Le gamin cherchait comment s’approcher afin d’entendre ce qu’ils allaient se dire, mais ce fut si bref qu’il n’en eut pas le temps. Quelques secondes seulement et les deux cavaliers s’élançaient. Il s’avança, le cœur serré au milieu de la route et regarda s’élever puis retomber le nuage de poussière soulevé par les sabots des chevaux… Il n’avait aucun moyen de savoir où l’on emmenait l’homme qu’il admirait le plus au monde…
Un autre aussi regardait. Accroupi dans l’herbe pelée au bord du chemin, le jeune garçon qui avait porté la lettre s’adonnait aux joies du devoir accompli en croquant une pomme qu’il avait tirée de sous sa tunique. Basile décida de s’occuper de lui…
On ne garda pas longtemps le galop, juste ce qu’il fallait pour traverser la riche plaine où champs fertiles et oliveraies coupés de ruisseaux et de rivières s’étendaient entre Acre et les monts de haute Galilée. Arbres fruitiers, amandiers et vignes diversifiaient les cultures et Renaud eût apprécié le charme de ce paysage s’il ne s’était tant soucié de ce but mystérieux vers lequel on l’emmenait ni, surtout, du sort de Sancie et de la façon dont il pourrait lui éviter d’être jetée au harem. L’idée même lui en était insupportable parce qu’il connaissait assez la jeune femme pour savoir qu’elle ne se plierait jamais aux exigences d’un maître musulman et pourrait bien ainsi signer son arrêt de mort.
Quand on atteignit les premiers contreforts de la montagne, la chaleur était si forte que le guide s’arrêta sous un bouquet de palmiers où s’abritaient un puits et une petite construction à claire-voie, à l’ombre de laquelle il fit asseoir Renaud après que l’on eut bu et fait boire les chevaux. Le chevalier voulut protester : était-ce vraiment le moment de perdre un temps précieux alors qu’il fallait secourir la détresse d’une noble dame ? Mais l’autre – qui devait être muet mais pas sourd ! – fit de la main un geste apaisant, désigna la fulgurance d’un soleil dont, sans s’aveugler, on ne pouvait chercher à distinguer la forme, eut un large sourire, et offrit à son compagnon forcé du fromage et des dattes. Finalement, il se coucha sur le sol, tourna le dos à Renaud et s’endormit le plus tranquillement du monde.
Stupéfait, celui-ci l’observa un moment, pris d’une sérieuse envie de le secouer et de l’obliger en le menaçant de son épée à reprendre la route ; mais, en dépit de la fraîcheur de leur abri, il se sentait trempé de sueur et un coup d’œil aux chevaux, bien à l’ombre eux aussi, lui fit comprendre qu’avec une telle température, son guide agissait peut-être sagement parce qu’il connaissait ce pays et la manière d’y vivre alors que lui-même venait d’y débarquer et en ignorait tout.
Il se décida donc à s’étendre, mais ne s’endormit pas. Trop de points d’interrogation se bousculaient dans sa tête. Qui pouvait être cet homme et surtout qui le lui avait envoyé ? Pour être au courant des « passions » d’un émir, il fallait en être assez proche. En outre, comme Renaud ignorait tout de la géographie de ce pays à l’exception de ce que lui avait appris le manuscrit, il ne savait trop où s’arrêtait le royaume franc, où commençaient les terres musulmanes et à quelle distance il se trouvait de Damas, d’Alep et ces villes dont les émirs formaient la noblesse militaire. Selon lui, Sancie n’avait pu être dirigée que vers l’une d’elles… Quant au guide, Renaud en vint à se demander s’il n’appartenait pas au personnel du Temple. Tout un chacun chez les croisés savait que les moines-soldats avaient leur politique à eux, qu’ils entretenaient avec l’Islam des relations pas si secrètes que cela puisque maintes gens en étaient informées et que, d’ailleurs, le Roi lui-même en avait su quelque chose : il suffisait de se rappeler sa colère quand, à Chypre, et ici-même, les Templiers lui avaient parlé d’accords éventuels. Qu’ils aient eu connaissance de l’enlèvement d’une dame franque et chrétienne au bénéfice, d’un émir infidèle était étrange. Surtout sans broncher !
À force de cogitations, Renaud finit par s’assoupir et quand, secoué par son compagnon, il ouvrit les yeux, il vit que le jour allait sur sa fin et que le paysage était devenu mauve. Quelques minutes plus tard, restauré et abreuvé ainsi que les montures, on repartait vers les ombres plus denses des montagnes…
On marcha toute la nuit. Une belle nuit claire, scintillante d’étoiles plus nombreuses et plus grosses qu’en Occident, qui composaient dans le ciel un écrin fabuleux dont n’oserait rêver aucune reine. Les montagnes aux crânes pelés s’y dessinaient clairement et si le chemin ne se pouvait parcourir au galop, du moins se laissait-il suivre sans peine. Au lever du soleil, les parois s’écartèrent pour découvrir une petite ville étagée au flanc d’un mont qui était le mont Canaan. Un puissant château fort la dominait de ses murs vertigineux. Des murs au-dessus desquels flottait la bannière noire et blanche du Temple. Soudain, Renaud sut où il était :
— Safed ? demanda-t-il en désignant la forteresse.
L’homme inclina la tête avec un demi-sourire. C’était effectivement cela et Renaud bénit le ciel de l’avoir si bien rapproché, sans qu’il eût besoin de chercher, des Cornes de Hattin, de si douloureuse mémoire, au pied desquelles la Croix du Saint-Sépulcre, des Baudouin et des Thibaut était enterrée. Et instinctivement il chercha la direction du sud. En outre, et puisque Roncelin de Fos était à Safed, il allait pouvoir enfin régler ses comptes avec lui loin des yeux et des oreilles sensibles de son saint roi…
Seulement, au lieu de pénétrer dans la cité dont les ruelles dévalaient à flanc de montagne, le guide prit à droite une allée bordée d’acacias et de pistachiers dont le feuillage dense engloutit les deux cavaliers, mais qui tournait carrément le dos à Safed :
— Nous n’y allons pas ? fit Renaud, sourcils froncés, en pivotant sur sa selle.
L’inconnu fit signe que non et, de la main, indiqua qu’il fallait poursuivre. On revenait vers les montagnes, mais cette fois c’était vers le sud… Au bout d’une demi-heure, le guide s’arrêta, mit pied à terre, attacha son cheval et fit signe à son compagnon de l’imiter. Il y avait là un sentier à moitié couvert de broussailles qui montait à une faille dans le rocher où le Turcopole 36 s’engagea sans hésiter. Renaud l’imita et se trouva dans une caverne qui, au sortir du grand jour, lui parut obscure mais au fond de laquelle ses yeux, vite accommodés, distinguèrent sur les parois grises une lueur diffusée par une torche. Sans attendre qu’on l’y invite, mais la main sur la fusée de son épée, il marcha vers la lumière.
Au bruit de ses pas une forme noire grandit sur la muraille éclairée, puis ne bougea plus. Tout en avançant, Renaud tira son épée. La vie qu’il avait menée jusque-là avait développé en lui le sens du danger. Son nez le flairait à la manière des chiens. Même si jusqu’à présent il s’était vu traiter avec une parfaite correction, quelque chose lui disait qu’il n’avait pas grand-chose de bon à attendre de cette ombre immobile. Arrivé à l’angle de la grotte, il prit un bref temps d’arrêt, puis le tourna brusquement. Il eut devant lui un homme de haute taille adossé à une table sur laquelle était posé un chandelier, ce qui le mettait à contre-jour ; cependant Renaud le reconnut aussitôt à la fureur qui gonfla son cœur plus encore qu’à la cotte blanche frappée de la croix rouge passée sur le haubert dont l’acier brillait. C’était Roncelin de Fos. Et si celui-ci comptait sur un effet de surprise, il se trompait : dès qu’il avait vu Safed, Renaud avait senti qu’il allait enfin le rencontrer. Avec dédain, il lança :
— Voilà bien des précautions pour un face-à-face que je cherche depuis des jours ! Il eût été à mon sens plus simple de venir au champ clos où j’ai demandé à votre maréchal de vous appeler, mais comme ceci ressemble assez à un coupe-gorge, vous lui donnez la préférence. À votre aise ! Tirez l’épée que je vois à votre flanc et battons-nous !
— Nous ne sommes pas là pour ça, jeune coq, mais pour nous entretenir d’une affaire importante. Ou bien avez-vous oublié la teneur du message que l’on vous a porté ?
— L’enlèvement de la dame de Valcroze ? J’y ai cru jusqu’à ce que je vous voie, mais je pense à présent qu’il s’agissait seulement d’un appât pour m’amener vers vous. Ce dont je me réjouis. Mais assez de paroles : battons-nous !
— Un appât ? Vous croyez ?… Eh bien, venez voir !
Roncelin prit l’une des torches posées sur la table, l’alluma au chandelier et précéda Renaud dans les profondeurs de la caverne sur une distance de quelques pas. Il éleva son brandon :
— Regardez ! dit-il.
Et Renaud vit, couchée sur de la paille, Sancie, pieds et poings liés, vêtue de la jolie robe verte qu’il lui avait vue l’autre jour sous le même petit pelisson ourlé d’un galon d’or. Si elle était terrifiée, elle n’en montrait rien. Seuls ses yeux dilatés parlaient pour elle et jamais Renaud n’aurait cru qu’ils étaient aussi grands : deux lacs marins aux profondeurs insondables d’où coula une larme quand elle le reconnut. Cependant elle ne dit rien. Elle ne pouvait pas : on l’avait bâillonnée avec son propre voile.
— Mon Dieu ! s’exclama Renaud. C’est vous qui l’avez enlevée ? Vous avez osé ?
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