— C’est pour le voler qu’on l’a tué, sans doute ?
— Sans doute. Le livre n’a pas été retrouvé près du cadavre. D’où le double regret de mon épouse… et ce trop long chagrin. Qui doit cesser maintenant si elle veut pouvoir rester ici. Les serviteurs ne suffisent pas. Il faut un protecteur proche et dans ce rôle Ferienne était parfait.
— Je ne comprends pas, reprit frère Adam. Doit-elle rester sans vous à Paris ?
— Son service auprès de la Reine l’y oblige. Par périodes tout au moins. Et moi je dois retourner à Coucy où m’appellent d’importantes affaires que ne saurait régler mon cousin Gilles chargé du château où il réside de façon continue.
— Et votre frère ?
Un voile parut s’étendre sur le visage du baron d’où il était aisé de conclure qu’il ne devait guère aimer ledit frère. Et, en effet, sa voix se fit sèche pour répondre :
— Enguerrand ? Je ne souhaite pas le voir s’éterniser dans les environs en mon absence. J’ai l’impression qu’en dépit de ses biens propres et de son riche mariage avec Marguerite de Gueldre, il n’aura de cesse de me prendre Coucy. Pour l’instant il est mon héritier. Mais laissons cela ! Voulez-vous qu’à présent nous tentions de présenter ce jeune homme à mon épouse ?
— Essayons ! Mais qu’adviendra-t-il s’il ne lui convient pas ?
— Je me chargerai de lui, soyez sans crainte ! Vous m’avez dit qu’il n’avait plus rien à apprendre de l’art de manier armes et chevaux et dans une mesnie comme la mienne il y a toujours place pour un guerrier. Avec le temps, il sera de mes chevaliers…
Un serviteur fut chargé incontinent d’aller prier la dame de rejoindre le maître et, peu d’instants après, celle-ci pénétrait dans la salle où les trois hommes l’attendaient. Renaud avec une curiosité qui n’était pas exempte d’inquiétude. À quel genre de femme aurait-il affaire si elle l’agréait ?
C’était une belle créature aux traits fins et aristocratiques mais certainement plus âgée que son époux. La fleur de la jeunesse ne s’épanouissait plus sur elle et, si elle gardait une silhouette mince, élégante même, elle avait l’air de traîner le poids d’une profonde lassitude. Peut-être aussi pleurait-elle trop encore cet Omer de Ferienne car ses yeux bleus n’avaient aucun éclat, ne reflétaient que l’ennui.
Raoul de Coucy alla à sa rencontre, lui baisa la joue et prit sa main pour la mener vers ses visiteurs. Elle trouva un petit sourire pour frère Adam qu’elle devait connaître et le salua avec grand respect, sans accorder d’attention à son jeune compagnon. Mais fronça les sourcils quand son époux le fit avancer.
— Voici Renaud de Courtenay que me conduit frère Adam afin que j’en fasse un chevalier. Il n’a ni parents ni biens et sera donc damoiseau en notre maison. S’il vous agrée, il pourrait être à votre service…
D’emblée, la dame eut un geste de refus. Sans en tenir compte, son époux continua :
— Il sait manier les armes ayant été élevé noblement. Il a dix-huit ans et vient de souffrir cruellement de la perte de ses parents adoptifs. Je dirai encore qu’il est né en Terre Sainte…
Le mot eut un effet magique. Les yeux de Philippa s’animèrent et se posèrent sur le jeune homme qu’elle n’avait même pas honoré d’un regard…
— La Terre Sainte ! soupira-t-elle. Le malheureux Omer en parlait si bellement !
— Sans l’avoir jamais vue, coupa le baron. Il répétait ce que son père lui avait raconté…
— Moi non plus je ne l’ai jamais vue, protesta Renaud dans un souci de vérité qui venait peut-être du manque d’enthousiasme inspiré par cette femme si mélancolique. J’en peux parler par ouï-dire : sire Olin des Courtils, mon cher père nourricier dont Dieu ait l’âme, était intarissable sur ce sujet, se hâta-t-il d’ajouter en voyant que son intervention contrariait Coucy.
— Vous avez une belle voix, remarqua dame Philippa. Chantez-vous ? Le pauvre Omer chantait comme un ange… et savait de si beaux poèmes !
Elle essuya une larme du coin du voile violet que maintenait sur ses cheveux ramassés dans une résille un cercle d’or ouvragé. Ce qui parut agacer :
— Je vous propose un damoiseau, pas un ménestrel ou un trouvère ! grogna le baron. Il en vient assez souvent frapper à nos portes outre ceux que nous entretenons à Coucy. Pour l’heure, je veux savoir si ce jeune homme vous agrée sinon je l’emmène au château… et vous aussi, car je refuse de vous laisser ici avec seulement des serviteurs et aucun défenseur digne de ce nom. La Reine se passera de vous et voilà tout !
— Pourquoi ne restez-vous pas ? Votre cousin Gilles s’occupe à merveille du château…
— Mais pas du fief où m’appelle Hermelin, mon sénéchal.
— Et peut-être aussi la dame de Blémont ? lança-t-elle d’un ton plein de rancune qui suscita un éclair de colère dans les yeux de Raoul.
— Vous oubliez que nous ne sommes pas seuls et que, même si frère Adam a toutes les indulgences d’un homme de Dieu, nos dissentiments ne l’intéressent pas. Daignez répondre à présent car votre attitude devient offensante. Acceptez-vous Renaud de Courtenay comme damoiseau ?
— Le nom est beau, plutôt flatteur… et lui n’est pas mal de sa personne. Nous pouvons essayer car il faut vraiment que je sois auprès de la Reine jusqu’à la dédicace de l’abbaye de Maubuisson qui lui tient à cœur.
Raoul de Coucy ne retint pas un soupir de soulagement qui se traduisit par une étincelle amusée dans les yeux du Commandeur. Renaud s’agenouilla devant le couple pour lui faire allégeance puis, après avoir salué avec émotion son vieux protecteur, il suivit un serviteur chargé de le conduire aux étuves de l’hôtel afin de le débarrasser d’une crasse vieille de plusieurs semaines et que n’avaient pas suffisamment ôtée les ablutions rapides faites à la Tour oubliée, à la commanderie de Joigny, aux étapes du voyage et à la maison du Temple.
La seule idée d’un vrai bain le remplissait d’une joie enfantine. Aux Courtils, sa mère adoptive était une fanatique de la propreté et plus encore peut-être sire Olin qui avait vécu en Orient où, dans le royaume franc, on avait adopté depuis longtemps les bains de toutes sortes – froids, chauds, tièdes, de vapeur, etc. – sans compter l’usage constant des herbes et des huiles aromatiques, voire des parfums pour les plus riches.
Aussi s’attarda-t-il quelque peu dans la cuve pleine d’eau chaude avant de se savonner et étriller vigoureusement, puis de se faire jeter par un valet quelques seaux d’eau froide sur le corps pour se rincer. Après quoi, enveloppé d’un drap, il confia sa tête à un barbier qui le débarrassa de sa barbe naissante et se mit à rectifier la coupe légèrement hasardeuse de ses cheveux.
On en était là quand une jeune femme entra dans la salle basse préposée aux bains et s’arrêta au seuil, les bras croisés et une barre de mécontentement plissant un front qui n’en avait pas encore pris l’habitude.
— Quoi ? s’écria-t-elle. Pas encore prêt ? Et même pas vêtu ? À quoi pensez-vous de vous prélasser ainsi quand la maîtresse vous attend ?
— Encore un petit instant ! plaida le barbier. Il y avait beaucoup à faire…
— Je veux bien te croire ! Ce que j’ai aperçu tout à l’heure n’avait rien d’engageant. Voyons le résultat !
Elle descendit les quelques marches de l’étuve et vint se planter devant Renaud, fort empêtré de son personnage tandis qu’elle l’examinait d’un œil critique. Ce qui fait que, d’emblée, elle ne lui fut pas sympathique. Une bien belle fille pourtant : blonde avec des yeux verts insolents, elle avait un corps épanoui sans épaisseur, dont les formes étaient tendrement épousées par la soie vert sombre d’une robe qui allait s’évasant à partir des hanches marquées par une ceinture d’orfroi. Les cheveux crespelés tombaient librement sur son dos, coiffés d’un chapel assorti à la robe et maintenu sous le menton par une écharpe légère. Le visage était celui d’un chat qu’une aberration de la nature aurait pourvu d’une bouche rouge et charnue comme une cerise.
— Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur, belle dame ? demanda Renaud résigné à se laisser détailler puisque immobile il ne pouvait faire autrement.
— Damoiselle s’il vous plaît ! J’ai nom Flore d’Ercri et je veille au parage de dame Philippa dont j’ai toute la confiance. Ah, on dirait que l’on en a fini avec la tête. Voyons le reste !
Et, avant que Renaud qui se relevait ait pu l’en empêcher, elle l’avait, d’un geste preste, débarrassé de son drap de bain et il se retrouva nu devant elle. Nu, et furieux.
— Demoiselle ! Sont-ce là les façons des dames de Paris ?
Elle se mit à rire, d’un rire doux et un peu rauque, à la fois étrange et séduisant :
— De Paris et d’ailleurs ! Beau damoiseau, sachez, puisque apparemment vous l’ignorez, que lors du retour du chevalier revenant de guerre ce sont dames et demoiselles qui le baignent, pansent ses blessures et le parent. De même pour le voyageur illustre qui arrive au château. Et que je sache, on ne se baigne jamais tout habillé. Alors un peu plus tôt, un peu plus tard !… Je dirai que… vous donner ces soins sera un plaisir. Venez vous habiller à présent, je vais vous aider.
Des vêtements étaient posés sur un escabeau. Avec adresse mais en prenant son temps – ce qui démentait la hâte de tout à l’heure –, Flore d’Ercri entreprit de les lui passer, en dépit de ses refus réitérés. Il savait très bien s’habiller seul, rapidement, et ne comprenait pas pourquoi il y fallait tant de façons. Ce fut une sorte de pas de deux un peu ridicule et assez troublant car la belle accompagnait chaque pièce d’habillement d’un effleurement, voire d’une caresse. Elle lui donna ainsi des braies et une chemise de lin blanc, des chausses de tricot violet terminées par des bottes courtes, en beau cuir, dont il fallut d’ailleurs essayer plusieurs paires avant de trouver la bonne. Ensuite on lui passa une cotte de drap violet descendant à mi-cuisse, avec des agrafes et, au col, une légère broderie d’argent. Un manteau à draper de même couleur attendait sur un autre escabeau.
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