— Toi qui sais toujours tout, sais-tu où est Safed ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Je suis comme vous, je viens d’arriver.

— Alors renseigne-toi ! J’ai besoin de savoir où se trouve au juste ce château templier et quel chemin y mène ! Vite, s’il te plaît !

— Ça ne pourrait pas attendre demain matin ? Il est tard, vous savez. Et quelque chose me dit que vous auriez surtout besoin de dormir un peu.

— Cela m’étonnerait d’y arriver. Ce misérable jouit de protections incroyables ! Il suffit qu’on le cherche pour qu’il soit déjà parti ailleurs, soupira Renaud en détachant son épée avant de se laisser tomber sur un siège.

Pernon versa de l’eau fraîche dans un gobelet qu’il lui tendit sans rien dire, sachant bien ce qui allait venir. Et, en effet, Renaud but d’un trait et dit :

— Assieds-toi ! Je vais te raconter.

C’était exactement ce qu’attendait Pernon. Il laissa parler son maître et ce fut quand celui-ci réclama encore un peu d’eau qu’il livra son commentaire, mais non sans prendre ses précautions :

— Je peux parler franchement ?

— Il me semble que c’est ce que tu fais d’habitude !

— Eh bien, voilà : d’abord vous n’auriez jamais dû aller là-bas seul…

— Je ne vois pas ce que tu aurais pu faire de plus…

— Il n’est pas question de moi. Puisque c’est un défi ouvert que vous vouliez porter, vous auriez dû vous faire accompagner de deux autres chevaliers…

— Cette affaire ne regarde que moi !

— J’entends bien. Cependant vous oubliez un peu trop que vous êtes écuyer du Roi et qu’avant d’aller provoquer un Templier en pleine templerie, vous auriez dû lui demander sa permission. Au cas bien improbable où il eût été d’accord – ce qui m’étonnerait si l’on considère le nombre de ceux qui sont morts à Damiette, Grand Maître en tête –, il vous eût fait escorter par des chevaliers munis peut-être d’une lettre de sa main. Mais de la façon dont avez agi vous n’aviez aucune chance. Que ces moines-soldats soient des gens bizarres capables du meilleur comme du pire, j’en suis convaincu mais ils savent trop bien se battre et notre sire a trop besoin d’eux dans la situation où il se trouve pour les attaquer à propos d’une affaire privée…

— Autrement dit, j’ai eu raison de tenter ma chance sans prévenir personne, fit Renaud avec une grimace moqueuse. Et nous en revenons à notre point de départ : savoir où se trouve Safed puisque c’est là qu’est Roncelin de Fos !

— Dieu, que vous êtes têtu ! Allez dormir, par pitié ! Demain vous y verrez peut-être plus clair…

Le lendemain, cependant, Pernon rapportait une moisson de renseignements. Safed, que les Templiers avaient reconstruite après les destructions de Saladin, était redevenue avec Tortose la plus puissante de leurs forteresses et, depuis le tragique rétrécissement du royaume franc, le plus redoutable de ses garde-frontières. On disait que le Temple avait dépensé plus d’un million de besants sarrasins en or pour le réarmer, qu’on y nourrissait chaque jour plus de mille sept cents personnes et davantage en temps de guerre. Que la garnison se composait de cinquante frères chevaliers, trente-cinq frères-sergents, avec chevaux et armes, cinquante Turcopoles montés, trois cents balisiers, huit cent vingt écuyers et quarante esclaves…

— Un monde ! Une ville solidement fortifiée, expliqua Pernon. Vous voyez qu’il est inutile d’aller vous y frotter ! On vous y goberait comme un œuf et plus personne n’entendrait parler de vous !

— Ce n’est pas ce que j’ai demandé, mais où est-elle située ?

— À dix lieues presque en droite ligne à l’est d’Acre et à cinq au nord de Tibériade, récita l’écuyer avec un soupir agacé que Renaud n’entendit même pas. Ce qu’il venait d’entendre était pour lui la meilleure des nouvelles.

— À cinq lieues au nord de Tibériade ? Mais c’est tout près…

— Je ne comprends plus ! Que vient faire Tibériade là-dedans ?

— Plus tard les explications ! Pour le moment je vais chez le Roi…

— Bonne idée ! J’y vais aussi ! fit Joinville qui faisait son entrée.

Renaud réprima une grimace : ce qu’il avait à dire à Louis IX ne regardait qu’eux deux.

— C’est que… j’ai à l’entretenir d’une affaire grave.

— Mais moi aussi ! affirma l’autre. Il faut que l’on nous loge ailleurs : les domestiques y sont insolents et servent une nourriture immangeable sous prétexte que nous n’avons pas suffisamment d’argent. En outre, vous, je ne sais pas, mais moi je n’arrive pas à y reposer : mon lit est contre la paroi qui joint celle de l’église où sont chantés des Libera me Domine tonitruants chaque fois qu’on y enterre un mort et c’est à croire que toute la ville veut s’y faire enterrer. À deux nous serons plus forts ! Allons-y !

Il n’y avait pas moyen de s’échapper et Renaud se résigna : quand le Sénéchal en aurait fini avec ses ennuis domestiques il y aurait peut-être un peu de temps pour lui, mais ni l’un ni l’autre ne put se faire entendre sur le point qui l’intéressait : ils tombèrent en plein Conseil et un conseil singulièrement houleux où s’affrontaient les barons de Terre Sainte et ceux qui étaient venus – en principe ! – à leur secours. Naturellement les Maîtres du Temple et de l’Hôpital, Renaud de Vichiers et Guillaume de Châteauneuf, étaient là eux aussi avec le légat du Pape et tout ce monde discutait ferme. Joinville qui n’aimait rien tant qu’une bonne joute oratoire se lança dans la mêlée que Renaud se contenta d’écouter.

Il s’agissait de savoir ce qu’il convenait de faire dès que les prisonniers du Caire seraient libérés. Une lettre venue de France inquiétait fort le Roi : sa mère lui rappelait qu’elle était à présent âgée de soixante ans, que ses forces commençaient à faiblir et qu’il serait peut-être temps pour lui de rentrer dans un pays qu’un nouveau danger menaçait. Anglais celui-là ! Le gentil beau-frère, Henry III, époux d’une des sœurs de Provence, ne pouvait plus résister à la démangeaison de sauter sur la France en l’absence de Louis. Il rassemblait, à Portsmouth, une grande flotte d’invasion.

D’un autre côté, les barons syriens, les Ibelin, les Gibelet, les comtes de Tripoli et d’Antioche – même si leurs domaines étaient réduits de moitié sinon plus ! – suppliaient le Roi de rester : lui seul pouvait mettre assez d’ordre dans un pays, royaume sans roi ressemblant beaucoup à une république anarchique où chacun faisait ce qu’il voulait sans s’occuper des autres.

— Nous avons besoin que vous repreniez ce pays dans votre main royale, sire. Si vous partez, nous sommes perdus divisés comme nous voilà, le Sarrasin qui le sait n’attendra plus longtemps pour nous attaquer séparément et nous ne serons pas de force.

— Ils attaqueront seulement si nous ne sommes pas assez intelligents pour nous entendre avec eux, riposta Renaud de Vichiers. Les neveux et les petits-neveux de Saladin règnent toujours sur Alep, Mossoul, Damas et ils haïssent les Égyptiens autant que nous pouvons le faire nous-mêmes. Ils auront besoin de nous comme nous aurons besoin d’eux…

— Grand Maître, cria le Roi devenu rouge de colère, je croyais avoir fait entendre à Chypre que je ne voulais à aucun prix entendre parler de collusion avec les Infidèles ? Cela équivaudrait à leur laisser le pays, ce qu’à Dieu ne plaise ! Je sais que si je pars vous n’aurez rien de plus pressé que leur ouvrir les bras et vous livrer à ces longs palabres philosophiques dans leur langue dont vous appréciez tant l’œuvre écrite ! Je ne vous laisserai pas faire !

— Mais, sire mon frère, intervint Alphonse d’Anjou, songez à ces centaines de chevaliers et soldats que nous avons perdus ! Songez aussi à ceux qui en ont réchappé et qui n’aspirent plus qu’à rentrer chez eux pour mettre ordre à leurs affaires, sans doute, mais aussi à leur santé. Songez à notre mère !

— Notre mère est à elle seule le meilleur des rois, riposta Louis. Elle a déjà fait face à plus grave que les velléités de notre frère anglais…

— … Que d’ailleurs Sa Sainteté le Pape peut, à ma demande, se charger de remettre à la raison et de convaincre de rester chez lui s’il ne veut encourir l’anathème majeur pour oser attaquer un pays dont le roi est parti en croisade…, ajouta le Cardinal légat.

— Enfin, lança bravement Joinville qui essayait vainement depuis un moment de mettre son grain de sel, le Roi ne peut décevoir ce bon peuple qui nous accueille si bellement, si généreusement. Il ne comprendrait pas que celui en qui il a mis ses espoirs l’abandonne à son sort une fois la santé revenue et les prisonniers libérés…

— Et si vous vous mêliez de ce qui vous regarde ? gronda le Templier. Vous ne cessez de geindre et de vous plaindre et pourtant vous voulez rester là ! Il est vrai que le Roi cède à toutes vos demandes…

— Oh !

Commencée sur ce ton, la discussion faillit tourner à la bagarre quand Vichiers traita Joinville de « poulain avide », ce qui était un terme péjoratif appliqué aux Francs nés en Terre Sainte. Mais le Sénéchal avait de la repartie :

— Plutôt poulain que roussin fourbu comme vous ! lui jeta-t-il à la figure.

Les deux hommes allaient en venir aux épées quand le Roi s’interposa :

— En voilà assez ! Nous vous ordonnons de vous tenir en paix… de toute façon ! ajouta-t-il avec un coup d’œil significatif à Vichiers. Voilà ce que je décide : ceux qui veulent rentrer chez eux le peuvent. Nous qui sommes venus ici pour libérer les Lieux Saints et permettre aux bons pèlerins de prier en paix, allons rester le temps nécessaire à la réorganisation du royaume et la restauration de ses défenses, murailles ou citadelles. Il faut aussi reconstituer les barrières franques du Nord en réconciliant la principauté d’Antioche-Tripoli avec les royaumes arméniens de Cilicie…