— Monseigneur d’Artois ! murmura Renaud sans songer un instant à cacher les larmes qui lui venaient comme chaque fois qu’il évoquait le prince devenu son ami. Cette perte-là ne se peut réparer.
— Aucune ne se peut réparer ! affirma la jeune femme avec force. À présent, avez-vous une idée de ce que le Roi va décider ? En bonne logique il devrait repartir. À son arrivée ici, une lettre de sa mère l’attendait. Je ne sais ce qu’il y avait dedans, mais je présume qu’elle le réclame !
— Il ne peut pas partir. Pas maintenant ! Songez à ceux qui sont encore captifs au Caire ! Le Roi ne les abandonnera jamais… Il lui reste à payer pour eux deux cent mille livres.
Il se tut soudain et son regard se fixa. Comme on était presque arrivés aux tours d’entrée du palais qu’avait fortifié Henri de Champagne, on s’était arrêtés et, dans le champ de vision de Renaud, la silhouette d’un Templier venait de s’inscrire sous les arcades d’un entrepôt de draperie. Silhouette fugitive, déjà escamotée par le fût d’un pilier mais dont il aurait juré qu’elle appartenait à celui qu’il cherchait depuis si longtemps.
— Que vous arrive-t-il ? demanda Sancie
— Rien… ou si peu ! Pardonnez-moi ! Il faut que je vous quitte.
Sans attendre sa réponse, Renaud s’inclina brièvement et courut en direction du point où était apparu le manteau blanc à croix rouge… qu’il revit à l’instant précis où il se jetait à l’intérieur de l’entrepôt. C’était un fondaco semblable à ceux que Venise semait depuis des siècles dans tous les ports importants de la Méditerranée afin d’y asseoir son commerce : un monde clair-obscur de magasins, de bureaux, d’écuries pour les chevaux, de hangars pour les chameaux, un univers grouillant dans les odeurs d’épices, de laine brute, de poussière et de crottin. Renaud eut beau le parcourir de long en large, il ne parvint pas à rejoindre celui qu’il cherchait.
— Ce n’est pas possible ! Cet homme est le diable ! s’écria-t-il sans souci d’être entendu quand il ressortit, en clignant les yeux dans la grande lumière du soleil.
Il était si furieux qu’il décida de poursuivre jusqu’à la maison chevetaine du Temple afin d’y réclamer son ennemi au risque de déchaîner l’affreux scandale qui ne saurait manquer lorsqu’il l’accuserait hautement d’avoir violé la tombe de Thibaut. Mais il n’en pouvait plus de traîner après lui la honte de ce forfait laissé impuni. Il repartait donc vers l’extrémité du port quand Basile fut soudain devant lui.
— Qu’est-ce que tu as à courir comme ça dans tous les sens ? protesta l’enfant. Voilà des heures que je te cherche. Heureusement je t’ai vu entrer là-dedans et, comme il n’y a qu’une entrée, je t’ai attendu…
— As-tu vu sortir un Templier ? Un chevalier avec un manteau…
— Je sais ce qu’est un Templier ! Et je n’en ai vu aucun… Maintenant il faut que tu rentres. Le grand homme vert a dit qu’il fallait aller chez le Roi… Viens ! Sinon tu auras des ennuis.
Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à obéir.
Au vrai, ce que souhaitait Louis en rassemblant ses chevaliers et barons au lendemain de son arrivée à Acre, c’était procéder à une remise en place de sa « maison », après les coupes sombres qu’elle venait de subir, voir quelles étaient les chances de guérison des blessés et malades pour assurer le retour au foyer de ceux qui ne pourraient plus combattre, se rendre compte des besoins de ceux qu’il avait ramenés avec lui et qui, pour la plupart, n’avaient plus ni armes ni équipements. Joinville ne fut pas le dernier à étaler sa « misère » et à réclamer quelques secours. Il aurait pu s’en dispenser : Louis, avec l’aide des barons syriens qui l’accueillaient en libérateur, se montra généreux comme à son habitude.
Comme il se devait, on pria beaucoup et il était tard quand Renaud put mettre à exécution son projet du matin : aller demander explications à Roncelin de Fos. Goûter au sang de ce misérable serait un excellent début de service pour la belle épée neuve qui battait son flanc et qu’on venait de lui donner.
Il eut quelque peine à convaincre Pernon de ne pas l’accompagner. Il ne se rendait pas dans un coupe-gorge, mais au Temple régi par une règle et des lois sévères afin d’y appeler au combat un homme qui l’avait gravement offensé, ce qui excluait l’idée de s’entre-tuer discrètement dans un coin de muraille ou sur la plage. C’en était fini des menées tortueuses et des affaires assez obscures pour devenir inavouables ! Ce qu’il voulait, pour l’heure, c’était obliger Fos à tout étaler au grand jour. Le combat serait décidé par le Maréchal ou peut-être même le nouveau Grand Maître qui était Renaud de Vichiers et n’aurait lieu vraisemblablement que le lendemain ou un jour prochain, mais il aurait lieu ! Son ennemi n’en réchapperait pas et c’était ce que voulait Renaud.
— En outre, ajouta-t-il. Si tu me suis, le gamin voudra venir aussi, ce dont je n’ai que faire. Tu veilleras sur lui !
— Pour ça, soyez tranquille !
Depuis Damiette, en effet, des liens se tissaient jour après jour entre le vieux soldat et l’enfant. Le cuir tanné de l’un recouvrait un fond de tendresse, latent, inemployé, assoupi, mais qu’éveillèrent les récits des malheurs de l’autre. Et l’autre, justement, découvrait qu’il pouvait encore appartenir à ce monde de l’enfance dont il avait été si brutalement retranché. Certes, Basile s’était attaché à Renaud qu’il admirait. Pernon, c’était autre chose. On pouvait tout lui dire et auprès de lui redevenir un petit garçon capable d’avoir peur…
Sachant d’expérience, après son bref séjour à la commanderie de Joigny, comment fonctionnait une maison templière, Renaud était sûr qu’à cette heure, tardive mais non indue, le couvent entier serait rassemblé. Sans doute à la chapelle. Il était prêt à attendre courtoisement la fin de l’office. Il accepta donc de patienter dans l’avant-cour, où le portier finit par l’introduire après s’être fait tirer quelque peu l’oreille et avant de s’en aller quérir le Maréchal à la demande de l’intrus. Décidé à mettre les lois de son côté, Renaud entendait suivre l’ordre convenable pour appeler son ennemi en champ clos.
Crâne rasé, barbe clairsemée sur une figure taillée à coups de serpe, elle-même érigée sur un corps d’une maigreur quasi ascétique, frère Hugues de Jouy, le nouveau Maréchal depuis l’élection de Renaud de Vichiers, était ce que l’on voulait sauf sympathique. Une récente blessure dont la cicatrice encore rouge tirait son œil gauche vers le bas ajoutait à l’aspect rébarbatif de son visage. Tandis que Renaud exposait, calmement, la raison de sa visite, son œil valide, perçant comme une vrille, le fixait avec une impatience proche de l’animosité.
— Demander réparation par les armes à un frère du Temple est impossible ! La règle nous interdit le duel, fit-il sèchement.
— Voilà une règle commode ! Elle permet de se livrer aux pires méfaits sans avoir à en répondre ! riposta Renaud, rendant dédain pour dédain.
— C’est l’Ordre lui-même qui juge et punit les fautes commises par ses fils. Présentez votre requête au Grand Maître, mais sachez qu’il demandera des preuves.
— Des preuves ? Je suis prêt à jurer sur les Saints Évangiles que j’ai vu Roncelin de Fos fouiller l’ermitage où s’était retiré mon père, Thibaut de Courtenay. Mon arrivée l’a empêché de violer sa tombe… mais il est revenu la nuit suivante.
— Pour y chercher quoi ?
— C’est bien ce que j’ai l’intention de lui demander. Pour avoir osé un acte aussi infâme, il faut que ce soit important. Ce qui n’enlève rien au fait qu’il s’agit d’un crime…
— Encore une fois, quelles sont vos preuves ?
— Mon témoignage et celui de mon écuyer. Sans oublier l’empereur de Constantinople qui a fait chercher, avec grand respect, la dépouille outragée pour l’ensevelir dans la chapelle du château de Courtenay. Cela ne vous suffit pas ?
— Constantinople est loin ! Ce qui rend difficile l’arrivée de cet auguste témoignage. Mais… vous pouvez essayer de l’obtenir. Lorsque vous l’aurez, nous reconsidérerons la question…
Avec un vague signe de tête, il tournait déjà les talons, ce qui enflamma la colère de Renaud :
— Allez au moins chercher Roncelin de Fos et l’interrogez devant moi !
Le Maréchal se détourna à peine, se contentant de lancer par-dessus son épaule :
— Cela aussi est impossible ! Frère Roncelin est parti ce matin pour notre commanderie de Safed, emmenant les renforts dont elle a besoin.
— C’est une habitude chez lui mais, un jour ou l’autre, je saurai bien le retrouver, gronda Renaud furieux. Il ne m’échappera pas toujours !
En quittant la Voûte du Temple, il resta un moment au bord de la mer, respirant à pleins poumons pour retrouver un peu de calme. Sa colère s’attachait à présent à l’Ordre entier, ces gens arrogants qui ne craignaient pas d’abriter des hommes aux menées tortueuses, à la limite de la félonie, de brandir haut et fort le fait qu’ils ne dépendaient que du Pape, ce qui leur permettait de refuser l’autorité du Roi… et même de lui prêter de l’argent pour compléter le chiffre de sa rançon ! Cela sous le prétexte qu’il s’agissait du bien des autres. Beau prétexte en vérité alors que leurs commanderies parsemaient l’Europe entière et qu’à Paris, la maîtresse-tour de leur enclos tout neuf détenait le trésor de ce même roi ! Prier Dieu à longueur de journée ne suffisait pas, selon Renaud, à faire d’eux des gens de bien. Quant à ce Roncelin de Fos qui lui glissait des mains comme une anguille, il faudrait bien que le jour vienne où ils se retrouveraient face à face et l’épée à la main, que cela plaise ou non au Grand Maître et à sa clique !
Lorsqu’il rentra à la maison, Pernon n’eut besoin que d’un coup d’œil pour deviner que son affaire n’avait pas marché, mais devant la mine orageuse de son maître, il ravala ses questions. Renaud d’ailleurs se contentait de demander d’un ton rogue :
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