Ce premier soir, il n’y eut pas de festivités tardives au palais ni en ville. Chacun était conscient de l’état dans lequel revenaient la plupart de ces chevaliers échappés des geôles égyptiennes, des affres de la maladie ou des deux. Le souper fut bref et le couple royal se retira de bonne heure. Les gens du sénéchal de Champagne avaient trouvé à celui-ci, près de l’église Saint-Michel et dans le voisinage d’un établissement d’étuves, une maison appartenant à la veuve d’un tisserand où il proposa à Renaud de s’installer avec lui. Il y avait assez de place pour deux et cela permettrait de partager les frais. Un détail important pour Joinville qui était assez près de ses sous sans gêner Courtenay puisque, depuis qu’il appartenait à la maison du Roi, c’était le trésorier qui prendrait en compte ses besoins.
La maison n’était pas sans charme. Ordonnée autour d’une cour carrée couverte de sable jaune et plantée d’un laurier rose à feuillage noir ainsi que d’une vigne, elle possédait quelques chambres, relativement petites, ouvrant seulement sur le patio qu’une grande toile rouge protégeait dans la journée des ardeurs du soleil. Mais cette nuit-là, Renaud n’avait pas sommeil et laissant Gilles Pernon et Basile s’occuper de leur installation à tous deux, il préféra ressortir pour respirer l’air de ce pays si longtemps attendu… et aussi pour échapper aux récriminations de son nouveau compagnon d’existence qui, en retrouvant la terre ferme, se découvrait plus malade que sur le bateau et semblait décidé à ne se satisfaire de rien…
Il descendit vers le rivage et, comme il l’avait fait à Aigues-Mortes, s’y promena longuement avant de s’asseoir contre une pile de bois pour contempler Acre que, d’où il était, il pouvait voir presque en son entier. Il se souvenait si bien de ce que son grand-père avait écrit sur le temps du grand siège de 1190-1191, quand la France de Philippe Auguste et l’Angleterre de Richard au cœur de lion menaient le combat pour s’emparer d’Acre avec la mer derrière eux tandis que l’armée de Saladin, barrant l’accès à l’intérieur du pays, les assiégeait eux-mêmes. À l’exception des minarets devenus clochers et des murailles reconstruites, Acre n’avait pas dû beaucoup changer. Depuis la hauteur de la citadelle et de l’église Saint-Jean sur lesquelles flottaient la bannière de l’Hôpital, la ville coulait, incroyablement blanche quand on savait combien les ruelles pouvaient être obscures, jusqu’à la pointe où s’enrochait la tour du fanal dont les feux guidaient les marins dans la nuit. Non loin d’elle, commandant l’activité du port, la puissante demeure fortifiée du Temple, la Voûte d’Acre sous l’étendard noir et blanc de ses chevaliers. Et puis, autour de la masse du palais des rois, les couvents, l’ensemble troué de cours et de jardins d’où s’élançaient le foisonnement d’un figuier ou la flèche noire d’un cyprès…
Il resta si longtemps qu’il ne se rendit pas compte que la nuit s’achevait. Une brise venant de la mer passa dans ses cheveux, enveloppa son corps et glissa sous la chemise largement ouverte comme la casaque de cuir qui la recouvrait. Le ciel pâlit, reflété par l’eau calme sur laquelle se balançaient doucement les coques des navires. Puis tout devint rose, tout s’éveilla. Le rivage se mit à grouiller tandis que les barques s’en allaient continuer le déchargement des bateaux. Avec un soupir Renaud se leva, s’étira : il était temps de se laver, de manger quelque chose…
En revenant vers la maison de la veuve, il passa devant l’église Saint-Michel. La cloche sonnait l’angélus et on se préparait à dire la première messe. Aussi Renaud remit-il à plus tard les soins du corps. Prier Dieu de l’aider à retrouver la Croix ensevelie dont il foulait à présent la terre lui semblait primordial. Il entra.
Plantées aux griffes de fer des piliers, les torches faisaient vivre les palmes, les fleurs sculptées dans la pierre des chapiteaux et réveillaient le chœur où un enfant allumait les grosses chandelles rouges. Elles se mirent à fumer en répandant une odeur de suint qui ne devait pas être tellement agréable au Seigneur. Heureusement, celle de l’encens au moment de l’Élévation la neutraliserait un peu.
Des femmes enveloppées des pieds à la tête comme des musulmanes entraient, se signaient, s’agenouillaient, priaient… L’une d’elles attira l’attention de Renaud par l’élégance discrète de ses vêtements foncés dont il était difficile de distinguer la couleur mais aucun voile, même épais, même sombre, ne pouvait éteindre le flamboiement des cheveux de Sancie…
Suivie d’une créature sans âge qu’en d’autres temps on eût qualifiée de duègne tant elle semblait revêche et méfiante avec son regard qui fouillait partout, elle vint s’agenouiller sur le coussin que la femme plaça sous ses genoux. Elle n’avait pas vu Renaud et il n’eut pas le temps de faire un mouvement vers elle. Précédé du tintement d’une clochette, un prêtre en chasuble verte arrivait à l’autel. La messe commença.
En dépit de ses bonnes résolutions, Renaud la suivit avec une extrême distraction. Son regard revenait sans cesse à la tête inclinée dont il ne pouvait voir le visage et, s’il réussit à prier, il n’en trouva pas moins le temps long. L’Ite missa est lui arracha un soupir de soulagement et il alla attendre dans le recoin du bénitier.
Quand Sancie s’approcha, il trempa sa main dans l’eau et la lui offrit, toute dégoulinante. Ce qui la fit tressaillir.
— Voulez-vous m’accorder la faveur de vous accompagner jusqu’au palais ? chuchota-t-il. Je voudrais vous parler.
La jeune femme fronça le sourcil, mais arrêta du geste l’élan de sa suivante qui se jetait déjà entre elle et l’intrus :
— Que pourriez-vous avoir à me dire, chevalier ?
— Sortons d’abord, s’il vous plaît !
— Si vous voulez.
Ils s’en allèrent dans l’air encore frais du matin qui très vite se réchaufferait – on était en mai – et pendant un petit moment cheminèrent sans mot dire, la « duègne » sur les talons. Sancie évitait de regarder son compagnon et faisait une affaire d’arranger autour de son visage les plis de son voile. En définitive, il était violet comme sa robe de soie épaisse.
— Eh bien ? dit-elle enfin. Vous voilà muet ? Ce que vous avez à dire ne doit pas être si important !
— Oh si ! Seulement je ne sais pas comment l’exprimer. C’est difficile, vous savez de demander excuse… pour l’inexcusable.
Elle eut un mouvement désinvolte qui ôtait toute importance à ce que pouvait dire le « rustre ».
— Oh, ce n’est que cela ?… Admettons, en ce cas, que vous vous sentez contrit, que je vous pardonne… et que vous pouvez passer votre chemin !
— Non. Un moment encore ! Ne vous en tenez pas à ma stupidité d’hier. Il faut que vous sachiez que vous revoir est pour moi une grande joie. C’est en vous apercevant sur le pont de la Reine en train de quitter Damiette que j’ai compris à quel point vous m’aviez manqué. Vous m’étiez amie autrefois ?
— Un autrefois pas assez éloigné pour qu’il soit effacé. Vous étiez alors entré au service du défunt monseigneur Robert, la « vieille » vous laissait en paix. Vous n’aviez donc plus besoin d’amie…
Renaud ne put s’empêcher de sourire. Par-delà les années, Sancie avait gardé au chaud sa rancune envers Blanche de Castille et l’insolente épithète lui venait encore spontanément.
— … Au surplus, ajouta-t-elle, ma mère venait de mourir et mon seigneur père me réclamait.
— J’ai su cette triste nouvelle et j’aurais aimé pouvoir vous apporter… un peu de réconfort, mais vous étiez partie sans un mot. Ensuite dame Hersende qui vous aime bien m’a dit que vous étiez mariée.
— J’étais mariée, en effet, mais suis veuve à présent. Il y aura bientôt un an que le baron de Valcroze, mon époux, a rejoint ses ancêtres dans la crypte de notre chapelle. C’était un homme bon et généreux. Je l’ai pleuré… et le pleure encore !
Elle parlait sans le regarder, son étrange profil qui n’était pas sans arrogance tendu vers les lointains de la rue. Et puis, brusquement, elle le tourna vers lui :
— Et naturellement, lança-t-elle, vous vous demandez pourquoi je suis ici au lieu de mener mon deuil dans notre château accroché à la montagne aux abords d’un torrent, comme il convient à une noble veuve ?
— Mais je…
— Vous allez le savoir ! Mon époux avait cinquante ans de plus que moi, mais il m’aimait… comme on devrait toujours aimer, avec le sincère désir d’apporter du bonheur. Il était le dernier de son nom et savait que, lorsqu’il retournerait vers Dieu, il me laisserait riche… et libre.
— Vous… vous n’avez pas d’enfants ?
— Si j’en avais je serais auprès d’eux et je vous ai dit qu’il voulait me laisser libre. Il savait mon attachement à ma chère marraine et c’est lui qui m’a conseillé de retourner près d’elle.
— Il vous a conseillé de vous lancer aux hasards d’une croisade ?
— Pourquoi pas ? C’est si belle route pour aller vers Dieu ! Plus passionnant, n’importe comment, que celle d’un moutier pour y égrener d’incessantes litanies sur fond de regrets ! Le château et les domaines qui m’appartiennent sont gérés, et bien gérés, par un mien parent qui est homme d’expérience. Rien ne s’opposait donc à ce que je fisse le pèlerinage qui me rendrait à Madame Marguerite...
— Autrement dit, vous êtes heureuse ?
Sancie n’hésita que le temps d’examiner la question et d’y trouver une réponse conforme à ce qu’elle pensait :
— Pas autant que je l’espérais parce que ma reine n’est pas heureuse.
— Elle vient pourtant de retrouver son mari ?
— Vous avez vu dans quel état ? Un fantôme, un squelette ambulant qui non seulement n’a pas accompli son vœu de croisade, mais encore a laissé dans les sables d’Égypte la moitié d’une belle armée. Que d’hommes sont morts pour rien ! À commencer par…
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