— De la vôtre ? Le plus grand bien. De celle des Templiers… au fond je ne suis pas tellement surpris. Pour ce que j’en sais, ajouta Renaud la mine soudain assombrie, ce sont gens étranges : ils possèdent en France une infinité de baylies et de commanderies et cependant ils refusent l’autorité du Roi, prétendant ne dépendre que du Pape ! Ce n’est pas normal et ce n’est pas bon ! Les règles de la chevalerie exigent que l’on protège l’Église, mais aussi que l’on aime et défende son pays natal. C’est incompatible avec le refus d’en reconnaître les lois… et le Roi !

— Allez donc le leur expliquer ! Ils sont pétris d’orgueil et tiennent à leurs richesses autant qu’à leur indépendance…

Une vague traîtresse en soulevant le navire souleva du même coup l’estomac du Sénéchal qui arbora soudain une jolie couleur vert pâle et, avec un sourd gémissement, se hissa au-dessus du bastingage pour payer à la nature le tribut qu’elle lui réclamait.

— Ce que je peux détester la mer ! se plaignit-il quand ce fut fini en se laissant retomber auprès de Renaud qui, de ce côté, n’avait aucun problème. Dire qu’il faudra rembarquer encore une fois pour rentrer chez nous !

La voix courroucée du Roi vint interrompre ses réflexions désenchantées. Presque aussitôt Louis parut sur le pont suivi de son jeune frère, Charles d’Anjou, qui criait à peu près aussi fort que lui en protestant :

— Enfin, sire mon frère, il n’y a pas là de quoi vous mettre en si grande colère ! Jouer au trictrac n’est pas péché mortel, que je sache !

— Sur un bateau plein de malades et livré à la grâce de Dieu alors que tant de bons compagnons gémissent encore dans les prisons égyptiennes, seuls la prière et les soins à ceux qui souffrent peuvent trouver grâce aux yeux du Seigneur ! Employez mieux votre temps ! hurla le futur saint qui, sur sa lancée, alla jeter par-dessus bord les dés et les tables.

Puis il réintégra les entrailles de la Montjoie.

— Prier ! se lamenta Joinville au fond de sa misère. Je n’en ai même plus la force…

On mit six jours à rejoindre Acre – trois de plus qu’à l’aller à cause du mauvais temps – mais, quand la nef passa les tours d’avant-port sur lesquelles flottait la bannière de France, une rafale de soleil balaya les nuages qu’elle chassa vers le sud, illuminant la blancheur des maisons, les pentes verdoyantes des montagnes de l’horizon, et les flots apaisés qui comme par magie redevinrent bleus. Le navire avait été aperçu. Les cloches des églises se mirent à carillonner une joyeuse bienvenue, cependant que, de toutes les fenêtres, de tous les balcons, de toutes les terrasses, coulaient tapis aux couleurs vives et draps de soie…

« Toute la ville alla en procession à sa rencontre : le clergé en ornements sacerdotaux, les chevaliers, les bourgeois, les sergents, les dames, les pucelles avec leurs plus beaux atours. » Ils criaient leur joie, entamant d’avance pour ce vaincu auréolé de son martyre le Te Deum des vainqueurs qui serait chanté dans un moment. Explosant d’enthousiasme, Acre réserva à Louis un accueil triomphal au premier rang duquel était Marguerite, d’azur et d’or vêtue et portant dans ses bras le petit enfant qu’elle offrit à son époux en pliant légèrement le genou. Il y avait six mois que le couple royal était séparé. Elle rayonnait de tout l’éclat de sa beauté chaleureuse ; lui, miné par la maladie, n’était plus que l’ombre de lui-même mais quand il prit le petit Jean-Tristan entre ses longues mains pâles pour l’élever au-dessus de sa tête afin de le montrer à la foule en liesse, il retrouva non seulement sa taille, mais parut grandir encore tandis que son visage émacié irradiait sa lumière intérieure.

Renaud aussi était heureux. Enfin, il foulait cette Terre Sainte dont il rêvait depuis si longtemps ! Enfin, il revoyait la belle dame qu’il adorait ! Et la revoyait de près puisqu’en le retrouvant à Damiette le Roi, en lui donnant rang d’écuyer, l’avait attaché à sa personne. Elle eut alors pour lui un regard d’une telle douceur qu’il sentit fondre son cœur. Jamais encore elle ne l’avait regardé ainsi et il eût peut-être commis la folie de se jeter à ses pieds s’il n’avait entendu Joinville bougonner :

— Peste ! Je ne vous savais pas si avant dans l’amitié de la Reine !

Le ton était aigre. Il y entrait une jalousie dont Renaud aurait bien cru incapable le paisible sénéchal de Champagne. À moins… qu’il ne fût lui aussi amoureux de leur ravissante souveraine ?

— Je l’ai connue avant vous, dit-il avec une légèreté destinée à dissiper quelque idée de connivence. N’est-ce pas à Chypre que vous la vîtes pour la première fois ?

— Point du tout ! J’ai eu ce bonheur le… 24 juin 1241 à Saumur, lors des fêtes données pour l’adoubement du comte de Poitiers où j’accompagnais le comte Thibaut de Champagne, depuis roi de Navarre. Ah, pour de belles fêtes ce furent de belles fêtes ! Jamais ne vis le Roi si superbement paré. Et la Reine donc !… Plus exquise qu’elle ne se pouvait voir ! J’étais bien jeunet encore mais je n’ai rien oublié. Pas plus qu’elle n’a changé !

Un énorme soupir mit fin à une confidence que Renaud ne commenta pas, évitant surtout de demander ce que la dame de Joinville, née Alix de Grandpré – dont son époux ne parlait jamais d’ailleurs ! – en pensait. Lui-même oublia vite l’incident quand une voix qu’il croyait perdue lui fit entendre :

— Eh bien, sire chevalier, toujours ébloui au point de ne voir personne quand la Reine est là ?

Il sut instantanément quel visage il allait découvrir en se retournant, tant l’insolente ironie du ton lui rappelait de souvenirs. Pourtant ce qu’il vit le surprit et, comme il n’avait pas assez l’usage du monde pour composer avec ses réactions, il lâcha :

— Par saint Georges ! On dirait que notre gentil petit laideron a bien changé !

Les yeux verts dont il ne se souvenait pas qu’ils fussent si longs parce qu’il ne les avait jamais vus qu’à demi clos, étincelèrent de colère :

— Vous en tout cas vous n’avez pas changé ! Toujours aussi rustre ! On peut dire que vous savez tourner un compliment !

Il se mit à rire, incroyablement heureux de revoir ce visage qu’il avait cru effacé définitivement de son environnement. C’était vrai qu’il avait changé mais pas au point de mériter d’être compté au nombre des beautés de la Cour : le long nez dont les narines sensibles semblaient humer quelque odeur était bien là, mais les traits incertains de la figure s’étaient modelés en finesse comme le teint qui, jadis brouillé, s’était éclairci jusqu’à la délicatesse d’un pétale de fleur sur lequel une abeille négligente ou trop pressée aurait laissé tomber des grains de pollen. Les taches de rousseur de Sancie ne s’étaient pas effacées, seulement à présent Renaud trouvait qu’elles allaient assez bien avec la somptueuse chevelure d’or rouge que le discret chapel rond en velours gris clair et le léger voile de mousseline contenaient si mal. Quant à la grande bouche si souvent moqueuse, elle était maintenant d’un bien joli rose et dessinait un arc agréable sur ses petites dents aussi blanches qu’avant. En résumé, si l’on ne pouvait dire que Sancie de Signes fût devenue belle, en revanche elle avait maintenant ce quelque chose qui force le regard et même le retient, ainsi que Renaud put s’en convaincre quand, lui tournant le dos, la jeune femme – elle ne devait guère avoir plus de dix-huit ans ! – le planta là pour suivre le couple royal qui s’éloignait. Le corps fin et nerveux suggéré par la coupe habile de la robe et porté sur de longues jambes était celui d’une fausse maigre, avec de charmantes rondeurs aux endroits où il fallait et qu’une gracieuse démarche mettait en valeur. Renaud qui n’avait pas tenu de femme dans ses bras depuis six mois se surprit même à l’imaginer avec une précision qui lui fit monter le sang à la tête. Il en fut tout confus, demanda mentalement pardon à Dieu et se promit, à la première occasion, d’offrir des excuses à la dame de… Comment s’appelait-elle déjà ? Il ne s’en souvenait plus, mais au fond cela n’avait guère d’importance puisque, pour lui, elle serait toujours Sancie de Signes…

Louis et Marguerite s’installèrent dans l’ancien palais près du port qui avait été celui de la reine Isabelle de Jérusalem et de son troisième époux, Henri de Champagne, puis du quatrième Henri de Lusignan 34. C’était en ce lieu aussi qu’elle avait vécu son unique nuit d’amour avec Thibaut de Courtenay. Nuit inoubliable dont le manuscrit du vieux solitaire avait révélé le secret à Renaud et qui avait donné le jour à sa mère Mélisende. Et ce fut avec une émotion profonde que le jeune homme découvrit les grandes salles fraîches, les cours intérieures fleuries de jasmin et de roses, les fenêtres ajourées, les dallages précieux où glissaient jadis dans un bruissement soyeux les traînes de samit, de cendal, de satin ou d’orfroi de sa ravissante aïeule. La ressemblance de Marguerite avec Isabelle rendait révocation hallucinante de vérité. Et Renaud se prit à rêver qu’une nuit, la chambre de la bien-aimée, qui avait été celle d’Isabelle, s’entrouvrirait pour le silencieux passage d’un amant et que cet amant ce serait lui… Ensuite, l’enchantement commencerait. Il était si sûr de savoir comment il l’aimerait…

Il avait observé, sur le port, les retrouvailles entre Marguerite et son époux. Elle, exquise, délicate et fine en dépit de ses maternités à répétition, avec ce clair visage que les épreuves subies n’avaient pas réussi à durcir. Et lui, ce quasi-ressuscité si grand, si maigre que son échine se voûtait déjà, cette figure marquée par la maladie mais aussi cet étrange regard bleu qui avait l’air de vous dépasser, de voir plus loin, plus haut, là où les hommes de chair et de sang n’accédaient pas. Il l’avait relevée pour l’embrasser quand elle avait plié le genou devant lui et puis ils étaient partis ensemble vers ce palais où se reconstruisait une intimité dont Renaud s’avouait qu’il avait de plus en plus de mal à supporter l’idée. En admettant qu’il en ait la force, Louis engrosserait une fois de plus sa femme entre deux oraisons puisqu’un saint en puissance ne saurait faire l’amour sans s’efforcer de procréer. Et Marguerite aurait à nouveau devant elle neuf mois de nausées, de malaises et d’amoindrissement de sa beauté alors que, dans cette ville blanche entre mer et collines bleues, vrai paradis après l’enfer égyptien, tout incitait à l’amour tel que le chantaient les poètes, l’accomplissement final ne devant intervenir qu’après un lent et délicieux cheminement dans un labyrinthe de caresses et d’émerveillements… Il y a des femmes auxquelles il faudrait rendre un culte, mais il y avait fort à craindre que Louis IX n’eût aucune idée de ce genre de dévotion…