Quand on fut assez près pour que tout se précisât, Renaud put voir qu’aucune bannière ne flottait plus sur les tours gardiennes. Pourtant en mer, au-delà de l’île de Maalot et de la plage où l’on avait débarqué, les navires de l’ost étaient toujours présents. Autre contradiction, les portes étaient ouvertes mais la ville paraissait vide quand l’homme et l’enfant y entrèrent. Ce n’était qu’une illusion : tous les habitants étaient sur le port où une nef était accostée et, cette nef, Renaud la reconnut avec un battement de cœur : c’était la Reine…
— Accroche-toi à ma ceinture ! dit-il à Basile. Il faut que nous traversions cette foule pour voir ce qui se passe…
Ce fut plus facile qu’il ne le craignait. Les gens qui étaient là ressemblaient davantage à un troupeau qu’à une foule normale. Ils ne bougeaient pas, ne disaient rien, se contentant de regarder avec une sorte de résignation que Renaud comprit mieux quand il fut près du bord dont la nef venait de se déhaler. Toutes les dames venues de France étaient sur le tillac. Elles entouraient Marguerite dont le voile de tête bleu supportait le cercle d’or fleuronné et Renaud se sentit emporté vers elle, empli d’amour et de compassion, parce qu’elle semblait tellement fragile et vulnérable en dépit de l’orgueil qui lui tenait la tête si droite.
Auprès d’elle, il y avait une nourrice portant un bébé dans les bras, il y avait sa sœur Béatrix et sa belle-sœur Jeanne, il y avait Hersende, sombre et soucieuse, Elvira de Fos et la dame de Montfort, et aussi la vieille Adèle qui roulait des yeux effarés comme si elle craignait de voir les Sarrasins bondir du toit des maisons, un sabre entre les dents…
Dans sa hâte de s’approcher, Renaud n’avait pas pris garde à ceux qu’il côtoyait : son attention était rivée au navire qui commençait à s’éloigner. Soudain il pensa tout haut :
— Mais pourquoi part-elle sans attendre le Roi ?
Son voisin immédiat se tourna vers lui avec une exclamation joyeuse :
— Sire Renaud ? Est-ce bien vous que je revois enfin, s’écria Gilles Pernon. Mais comme vous voilà fait ! J’ai hésité un instant à vous reconnaître…
— C’est une longue histoire. Pourquoi la Reine part-elle ?
— Parce qu’elle est sage et avisée. La ville va être rendue et on ne sait à quels excès vont se livrer les Musulmans.
— Sans doute mais j’ai ouï-dire que le Roi arrivait avec eux. Elle devrait l’attendre.
— Pour être à son tour capturée ? Elle va attendre son époux à Saint-Jean-d’Acre. Et, malheureusement, l’autre part avec elle, ajouta Pernon en désignant du menton le groupe de femmes sur le pont de la nef.
Renaud n’eut pas besoin de demander de qui il s’agissait. La mine soudain assombrie de son vieil écuyer révélait Elvira. Il ajouta d’ailleurs :
— C’est elle qui a tué Flore d’Ercri. J’ai retrouvé dans le souk le marchand qui lui a vendu le poignard.
— Elle ? Mais… pourquoi ?
— Parce qu’elle la gênait sans doute, ce qui prouve bien que ses intentions ne sont pas bonnes. Elle mijote quelque chose et attend son heure. Reste à savoir laquelle.
— Et tu n’as rien dit ? Tu n’es pas allé prévenir la Reine ?
Gilles Pernon haussa les épaules :
— La Reine enfantait. Elle ne m’aurait pas reçu. Pas cru non plus peut-être. Elle tient à cette sorcière qui l’englue avec ses chansons. Mais j’ai averti la vieille Adèle et elle m’a promis d’en toucher un mot à dame Hersende.
C’était un peu rassurant. Néanmoins l’inquiétude de Renaud refusa de s’apaiser. Sur ce navire rempli de femmes à l’exception de l’équipage et des quelques soldats laissés par le Roi à la garde de sa femme, tout pouvait arriver.
— Cette mauvaise ne devrait pas être là ! gronda-t-il. Il faut arrêter la nef ! Il faut l’en arracher. Par la force, et je vais…
Il allait se jeter à l’eau pour rejoindre le bateau, sachant trop bien qu’en mer le moindre incident peut se révéler catastrophique et surtout servir à masquer un crime. Mais Pernon devina son intention et le retint par sa tunique :
— Restez tranquille ! On n’a pas besoin de vous. Je viens de vous dire que dame Hersende et Adèle redoubleraient de vigilance. Et puis… il y a quelqu’un d’autre.
— Qui ?
Pernon tendit le bras :
— Voyez-vous cette femme enveloppée de voiles gris qui se tient un peu à l’écart au plus haut du château de poupe ?
Il désignait une mince silhouette qui semblait emmitouflée de brume. Droite le long de l’épaisse rambarde peinte en bleu vif, elle maintenait un pan de voile sur son visage afin, peut-être, de le protéger du soleil mais Renaud n’eut pas le temps de poser la question qui lui venait naturellement aux lèvres. Gilles Pernon enchaînait déjà :
— C’est la dame de Valcroze. Elle est arrivée de Chypre il y a une semaine, amenée par un navire vénitien qui espérait pouvoir rapporter de Damiette du lin et des dattes.
— Ah bon ? fit Renaud, pas autrement intéressé. Mais comme je ne connais pas cette dame…
À cet instant, un brusque coup de vent passa sur le port, s’engouffra dans les hautes voiles de la nef où la croix peinte en rouge et or se gonfla. Le voile de mousseline s’échappa des mains de la noble dame, libérant du même coup une natte de cheveux couleur de flammes, dont les épingles avaient dû céder. Pernon eut un petit rire :
— Je crois, moi, que vous la connaissez très bien.
Renaud ne répondit pas : il regardait la mince forme féminine en train de s’éloigner avec l’attention de qui n’ose en croire ses yeux. Ses yeux qui ne parvenaient pas à distinguer de si loin le visage de la femme dont une voix secrète lui souffla le nom :
— Sancie ?… Sancie de Signes ! C’est bien elle ?
— C’est la dame de Valcroze… Mais on peut aussi l’appeler comme ça !
— Elle est revenue ! Oh, mon Dieu, quelle joie !
Basile, qui commençait à trouver qu’on l’oubliait, le tira par sa manche :
— C’est la dame que tu aimes ?
Renaud le regarda sans vraiment le voir, comme s’il sortait d’un rêve.
— Je… non. C’est une… une amie, répondit-il avec l’impression de trahir une vérité. Savoir le petit laideron de retour lui causait une joie trop forte pour un mot si simple, mais son vocabulaire grec ne lui en fournissait pas d’autre.
— Et celui-là ? demanda Pernon qui n’avait pas encore remarqué le jeune garçon. Qui est-ce ?
— Un ami aussi… et surtout mon sauveur !
L’écho lointain de trompes, de tambours et de hurlements pétrifia les gens du port et lui coupa la parole. On se tourna vers le Nil d’où venait ce menaçant vacarme et bientôt apparurent les quatre galères qui descendaient le fleuve et dont l’une amenait le Roi captif…
Portée par le vent la nef s’éloignait rapidement…
CHAPITRE XII
ENFIN, LA TERRE SAINTE !
— Vous n’imaginez pas ce que le Roi a subi de ces mécréants, soupira le sire de Joinville en se cherchant une position plus confortable sur un escalier du château de proue où il s’était assis en compagnie de Renaud. Quand je pense qu’ils ont osé le traîner dans la Mansourah presque mort pour le plaisir d’une affreuse femme, la favorite du défunt sultan. Elle s’esclaffait de le voir en si triste état ! Voyez-vous, c’est une belle créature mais sans cœur. Son rire ressemblait à celui d’une hyène. Quant à notre sire, il a enduré tout cela d’une façon… que je ne saurais décrire tant elle était admirable !
— Vous avez dû, vous aussi, endurer mille morts en assistant à pareille infamie ! D’autant que vous la partagiez ?
— Eh bien… je n’y étais pas. Blessé, malade, je me trouvais sur l’un des bateaux qui ramenaient à Damiette ceux qui ne pouvaient plus chevaucher. On m’y a gardé avec les autres mais, avant d’être pris, j’avais eu juste le temps de jeter mes bijoux et mes reliques dans le fleuve ! C’était bien cruel ! De si belles choses… auxquelles je tenais tant !
— Certes, vous avez beaucoup souffert !
— Vous n’imaginez pas à quel point ! Et plus encore lorsque l’on m’a raconté le martyre de notre sire ! C’est un saint, vous savez ! On le disait déjà depuis longtemps, mais à présent j’en suis sûr !… Si vous le permettez, je vais me lever et faire quelques pas. J’ai des impatiences dans les jambes ! Mes blessures mal guéries ! Ah, quelle pitié !
Renaud se mit debout et lui tendit la main pour l’aider. Avec un « ouille » de douleur, le sénéchal de Champagne déplia sa longue carcasse qui avait beaucoup perdu de son ampleur. Puis, bras dessus bras dessous, tous deux s’avancèrent avec prudence car la mer en train de se former prenait une vilaine teinte grise le long de la rambarde à laquelle ils finirent par s’appuyer. À quelques encablures de leur vaisseau, la galère maîtresse du Temple, où l’on commençait à affaler la grand-voile en vue du mauvais temps, taillait sa route dans les embruns, la toile étant aussitôt relayée par les immenses spatules de bois de ce mille-pattes des mers. Joinville renifla avec rancune :
— Le Temple ! grogna-t-il. Depuis le paiement de la première tranche de la rançon, je me demande de quel côté vont ses préférences ! Ils vivent depuis si longtemps en Orient qu’ils sont plus proches des Musulmans que des chrétiens ! Savez-vous ce qui s’est passé au moment où l’on pesait, dix mille livres par dix mille livres, l’or du rachat ?
— Il manquait, j’ai entendu dire, quelques milliers de livres ?
— Trente, que le Roi a demandées à frère Renaud de Vichiers, maréchal du Temple et qui dirige tout puisque le Grand Maître a été tué à la Mansourah. Et qui les a refusées !
— Refusées ? Au Roi ?
— Eh oui ! En disant que les coffres que les Templiers avaient à bord ne leur appartenaient pas, mais étaient le bien de particuliers dont ils n’avaient pas le droit de disposer. J’étais à deux doigts de l’étriper pour cette belle réponse. Alors, il m’a dit avec un sourire en coin que, s’ils ne pouvaient pas prêter ce qu’ils avaient, ils n’étaient plus assez nombreux – puisque quatre cents seulement ont évité le piège de la Mansourah ! – pour empêcher qu’on les dévalise. J’ai cru qu’il se moquait. La colère m’a pris : je suis descendu dans leur soute où s’entassaient de grands coffres hermétiquement clos. En passant sur le pont avec une hache, j’annonçai que j’allais en faire la clef du Roi et j’ai fait sauter les serrures… Frère Renaud, les bras croisés sur la poitrine, me regardait avec son drôle de sourire mais je n’y faisais pas attention : j’ai pris ce dont j’avais besoin, pas un sol de plus, et je suis allé remettre l’argent au Roi ! Que pensez-vous de cette curieuse façon de faire ?
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