— Tu es guéri ? s’écria-t-il avec dans sa voix un reste d’angoisse comme s’il n’arrivait pas à y croire. C’est bien vrai ?

— Il me semble… oui ! J’ai été très malade ?

— Oh oui ! Un moment on a bien cru que tu ne résisterais pas au venin du serpent.

— On ?… Cela veut dire quoi ? Tu n’étais pas seul ?

— Grâce au Seigneur, non ! Sans l’aide du berger, je n’aurais pas pu faire grand-chose. Il t’a entendu crier quand tu as brûlé ta cheville et il est venu voir. Je lui ai dit qu’on fuyait les Mameluks, que tu étais mon frère et il m’a aidé. On t’a porté ici où il vient quelquefois avec ses chèvres quand elles l’ont entraîné un peu loin de sa cabane. C’est leur lait qui t’a nourri depuis et j’en apportais pour la journée, mais je n’étais pas sûr de te retrouver encore vivant. Hier, Mourad – c’est le nom du berger – m’a dit que, si tu passais la nuit, tu aurais une chance de vivre. Et tu vis ! Si tu savais comme je suis content !

D’une main affectueuse Renaud ébouriffa la tête du gamin.

— Moi aussi ! Et je te remercie. Il y a longtemps que je suis là ?

— Un peu plus d’une semaine.

— Mon Dieu ! Et ma mission ?…

Il s’agita, voulut se lever, mais Basile l’en empêcha :

— Reste tranquille ! Il faut soigner ton pied !

— Au diable mon pied ! As-tu oublié ce qu’a dit le Roi ? Je devais prévenir la Reine, lui dire que Damiette…

— L’épouse de ton roi y est encore, fit une voix enrouée et Damiette est toujours à elle !

Le berger venait d’entrer. Étonnant assemblage de laine bourrue et de poils de chèvre auxquels se mélangeait une longue barbe grise, il avait dû être de haute taille mais l’âge le voûtait sur le grand bâton terminé par une sorte de crosse qu’il tenait à la main. Dans cette broussaille que rejoignaient d’épais sourcils, on avait quelque peine à distinguer la vivacité de deux yeux ronds, noirs et brillants comme de l’onyx, qui étaient, eux, d’une incroyable jeunesse. Plus incroyable encore, il employait avec aisance la langue franque. Devant la surprise de Renaud et aussi de Basile il se mit à rire :

— Eh oui, jeune homme, je suis venu de France moi aussi… il y a longtemps. C’était quand messire Jean de Brienne est devenu roi de Jérusalem et j’ai combattu ici sous Damiette. J’ai même été blessé mais une femme, une paysanne, m’a recueilli, soigné… et je suis resté avec elle. Il y a dix ans, la crue du fleuve l’a emportée… avec notre maison… Je l’ai pleurée car c’était une bonne femme mais je n’ai pas rebâti. Depuis je vis dans ce coin, avec mes chèvres… Tu vas mieux, on dirait ?

— Oui, et je veux te remercier… mais pourquoi m’avoir dit qui tu étais ?

— Pour pouvoir parler avec toi. J’ai vite compris que tu étais un Franc. On est bavard quand on délire mais je n’ai rien dit au petit. C’est un brave garçon, j’en suis sûr, et il t’est dévoué… Mais il est grec et avec eux on ne sait jamais !

— Il va savoir maintenant ! Regarde-le ! Il ne comprend plus rien…

— C’est sans importance et, pour moi, c’est un vrai plaisir de retrouver… le vieux langage ! Voyons ton pied !

Il s’agenouilla près de Renaud et défit le grossier pansement sous lequel était une sorte de purée verdâtre répandant une odeur forte.

— De l’oignon ! expliqua le berger. C’est bon pour les brûlures et tu ne t’es pas ménagé ! Tu as eu raison parce que même avec ça tu as bien manqué rejoindre le paradis des braves. Tu as aussi eu de la chance.

Il ôtait la couche puante avec un tampon d’une sorte de charpie qu’il avait dans une petite besace pendue à son cou ; lava avec de l’huile qui sentait le rance : la blessure était encore rouge mais elle ne suppurait pas et les croûtes brunes se décollaient.

— C’est mieux que je n’espérais, dit-il en remettant de l’huile qu’il laissa couler puis s’égoutter avant d’envelopper de nouveau la jambe, mais cette fois dans une feuille de figuier puis un morceau de toile, propre celui-là, que l’on avait dû laver au Nil et qui séchait sur une pierre. Son ouvrage terminé, Mourad se releva et considéra un moment le visage tiré de son malade :

— Ta mine n’est guère florissante, tu sais ? Il va falloir retrouver tes forces perdues et pour cela manger autre chose que le lait de mes chèvres dont on t’a nourri jusqu’ici. Je vais aller chercher ce qu’il te faut ! Et dans deux ou trois jours tu iras tout à fait bien.

— Deux ou trois jours alors que j’en ai déjà tant perdu ? Il faut que je me lève puisque tu dis que je suis guéri. Il faut que j’aille à Damiette…

Il réussit à se lever mais dut s’appuyer à la muraille à cause d’un brusque vertige…

— Là ! Qu’est-ce que je disais ? fit le berger en s’emparant de lui pour l’obliger à se recoucher sur son lit de roseaux. Reste tranquille ! Damiette attendra et aussi Madame Marguerite qui a mis au monde un petit mâle et n’est pas encore relevée. Elle attend elle aussi que la situation se dénoue pour pouvoir repartir. On dit que les palabres s’achèvent à la Mansourah, que les rançons sont fixées et que bientôt la ville sera rendue. On y ramènera ensuite ton roi pour qu’il vide son trésor de guerre dans les mains des Sarrasins. Ah, j’oubliais ! Le Sultan est mort…

— Cela fait déjà longtemps mais on cachait la nouvelle.

— Pas celui-là. Son fils, Turan-Shah. Les Mameluks l’ont massacré et c’est l’émir Baybars, le Mongol, qui mène tout !

— Comment le sais-tu ? On est dans un endroit quasi désert et cependant…

— Le Nil ! Tu n’imagines pas comme ce fleuve est bavard. Si tu t’assois sur ses bords et si tu sais attendre, les nouvelles viennent à toi. Repose-toi ! Je vais revenir…

Quand il fut parti, Basile qui était allé s’installer à l’entrée de la koubba comme si ce qui s’y passait ne l’intéressait plus revint vers Renaud. Celui-ci lui sourit :

— Quelque chose me dit que tu boudais !

— Non. J’étais seulement triste. Vous parlez le même langage avec Mourad et moi je ne comprenais rien. Comment se fait-il qu’un berger égyptien…

— Ce n’est pas la première fois que les Francs viennent dans ce pays… il y a plus de trente ans Mourad a été leur captif et comme il est intelligent, il a appris leur langue, répondit Renaud qui ne voulait pas trahir le secret du vieil homme, même s’il savait Basile incapable d’un tirer un mauvais parti. Pareil à toi qui as appris l’arabe chez ton maître. Il lui a fait plaisir de me montrer ce qu’il savait et toi tu n’as aucune raison d’être triste. Je t’enseignerai notre langue… et toi tu m’apprendras l’arabe…

— Cela veut dire que tu me garderas auprès de toi ?

— Tu vois une autre solution ? Sauf si à Alexandrie…

— À la Mansourah je t’ai dit que je ne voulais pas y retourner, fit l’enfant le visage soudain fermé.

— En ce cas je te garde et nous verrons plus tard ce qu’il convient de faire de toi. Ne m’as-tu pas sauvé la vie en faisant sortir le venin du serpent après m’avoir évité d’être massacré ? Je te dois bien cela et nous sommes désormais compagnons. Il faut prier Dieu que ce ne soit pas pour le pire !

Nourri de fromage, de pain, de figues, d’olives et de dattes, Renaud se remit en effet comme l’avait annoncé le berger. Sa blessure cicatrisait de façon satisfaisante et en quarante-huit heures il fut sur pied. En outre, Mourad avait reçu du Nil d’autres nouvelles : les accords étaient conclus, une galère devait ramener le Roi à Damiette, sur laquelle marchaient les soldats de Baybars, afin de la reprendre et d’y recevoir la rançon.

— Cela veut dire que la Reine va être obligée d’en faire ouvrir les portes et subir, sans défense, la ruée de ces sauvages ? s’écria Renaud épouvanté. Ils sont capables de la violer ainsi que toutes les dames sous les yeux mêmes de leurs époux ! Cette fois il faut que je les devance !

— Tiens ! fit Mourad en lui tendant un long bâton semblable à celui dont il se servait. Je l’ai taillé pour toi qui n’es plus guère armé ! Ton poignard est un peu court contre les cimeterres et, au moins, cela t’aidera à marcher.

— À Damiette j’espère retrouver l’écuyer que j’y ai laissé, mais merci, et aussi pour ce que je te dois ! Cependant je voudrais trouver quelque chose…

— Dis-moi ton nom : cela suffira !

— Renaud de Courtenay. Et toi, me diras-tu le tien… le vrai ?

Le berger n’hésita qu’à peine et avec une lueur amusée dans ses yeux si vifs :

— Pourquoi pas, finalement ? Je me nommais Gaucher de Changy.

— Mais alors… tu étais chevalier ? souffla Renaud abasourdi. Et tu t’es fait berger ?

— Eh oui ! J’avais en Champagne une tour féodale, quelques terres, des serfs pour les travailler, mais point d’héritier et une épouse acariâtre. Tu ne sauras jamais, je l’espère, à quel point une mégère peut faire de ta vie un enfer. La croisade était la bienvenue… et Djemila a fait de moi un homme heureux. Alors garde-moi le secret !

— Inutile de te proposer de reprendre les armes ?

— Inutile en effet ! Je suis trop vieux… et je préfère mes chèvres… Mais toi, prends soin de toi !

Pour seule réponse, Renaud le saisit dans ses bras pour une chaude accolade puis, appuyé sur son bâton et suivi de sa petite ombre fidèle, il alla rejoindre le chemin du fleuve. Une lieue et demie environ restait à parcourir, mais bientôt les murailles de Damiette, blondes et lumineuses dans le clair soleil du matin, apparurent au loin, trop loin pour distinguer les couleurs des bannières. Rien sur ce sentier du bord de l’eau n’évoquait la guerre. Le Nil coulait ample et serein. À la même heure cependant, quatre galères égyptiennes les descendaient, dont l’une portait le roi de France, ses frères et ceux des hauts barons qui avaient échappé successivement aux combats, à l’épidémie et aux massacres auxquels s’étaient livrés les Mameluks…