— Plus que je ne saurais le dire et je vous remercie de tout mon cœur. Je ferai en sorte, avec l’aide de Dieu et de Notre-Dame, que vous n’ayez jamais à regretter de m’avoir sauvé et assisté… si bellement.
— Voilà qui est bien, dit frère Adam en lui assenant une bourrade à l’épaule. Encore d’autres questions ?
— Il y en a, hélas, plusieurs que je souhaite poser depuis que j’ai lu ceci, hasarda Renaud en désignant le manuscrit posé sur un coffre. Mais j’aurais peur d’abuser…
— À mon âge on ne dort plus guère. En outre, et à cause de lui, il se peut que nous ne nous revoyions pas. Que voulez-vous savoir ?
— Deux choses seulement… et j’ai grande honte de ma hardiesse.
— Ce n’est pas un défaut quand on l’emploie judicieusement.
— Voilà : lorsque vous avez rencontré sire Thibaut près de Belin, vous veniez chercher… un trésor à Jérusalem. L’avez-vous trouvé ?
— Oui.
— Pourtant vous ne vous êtes pas rendu directement au Temple puisque vous avez accepté de servir le roi Baudouin ?
— En effet. Le Temple n’était pas sous une bonne influence à cette époque et je voulais m’intéresser à tout ce qui l’entourait. En outre, je l’avoue, j’ai désiré connaître ce jeune lépreux doué d’une telle force de caractère et d’un tel rayonnement. Et là aussi j’ai trouvé ce que je cherchais. Est-ce tout ?
— Non, avec votre permission. Vous étiez envoyé par l’évêque de Laon, une ville, si j’ai bien compris, proche de votre fief de naissance. D’où vient que l’on vous retrouve aux marches de Bourgogne, à la tête d’une commanderie si éloignée de votre terrage ?
— Un Templier va où on lui commande d’aller et je me crois plus utile à l’Ordre installé aux marches de Bourgogne comme vous le dites si bien, mais aussi à celles du domaine royal et du comté de Champagne. Une croisée de chemins est toujours plus intéressante qu’une maison de ville où l’on s’occupe surtout de commerce et de finances. Du moins à mon sens. Mais dites-moi à votre tour : vous êtes vraiment très savant sur ce que fut ma vie. C’est frère Thibaut qui vous a instruit ?
— C’est surtout le manuscrit. On y parle de vous…
— Et d’autres encore je présume. Aussi vais-je le lire avec grand intérêt avant de le ranger dans nos archives, mais en prenant soin de mentionner qu’il est votre propriété et devra vous être remis si vous venez un jour à le réclamer.
— Je vous en ai déjà une grande reconnaissance, fit Renaud avec un large sourire. Il me faut cependant vous prévenir que… qu’il y manque une ou deux pages…
Point ne fut nécessaire d’en dire davantage. En dépit des ans accumulés, l’esprit de frère Adam n’avait rien perdu de sa vivacité. Il considéra d’un œil où une légère irritation se mêlait à l’amusement, et même à un certain respect, ce long garçon maigre mais beau comme l’une de ces statues que ses voyages lui avaient permis d’admirer en Grèce, dont la peau légèrement basanée et les yeux noirs contrastaient si heureusement avec les cheveux blonds. En outre il était intelligent, le bougre, sous ses dehors un peu naïfs et là où il était Thibaut avait certainement toutes raisons d’en être fier…
— Celles, j’imagine, où il est question de la Vraie Croix ?
— Celles-là mêmes. Veuillez me pardonner !
— Du tout, du tout ! C’est de bonne guerre. Allez dormir à présent ! Demain je vous donnerai les moyens de vous rendre à Paris sans tomber dans l’embuscade que le bailli ne va certainement manquer de disposer sur votre chemin.
— Il oserait, après ce que vous lui avez dit ?
— Ce genre d’homme ose toujours tout dès l’instant où son intérêt est en jeu. Vous devriez le savoir puisqu’il n’a pas hésité à aller jusqu’au crime et à vous envoyer, vous, noble et innocent, à la potence.
— De cette dernière circonstance je pourrais presque le remercier : j’aurais eu beaucoup plus de peine à échapper entier au billot et à la hache.
— C’est une manière de voir les choses. De toute façon vous êtes bien vivant et c’est le principal…
Le changement qui allait conduire Renaud de son état de fugitif à celui de serviteur d’un haut baron s’opéra dans la nuit.
Alors que pour se rendre à matines il avait oublié sa robe de moine, il ne la trouva plus quand la cloche de prime appela la commanderie à la première messe. À sa place il y avait une chemise de chanvre, des chausses de drap solide, une cotte courte en cuir matelassé qui n’était pas neuve mais encore en bon état et surtout des bottes de bon cuir, bien épais, dans lesquelles il glissa ses pieds avec un soupir de soulagement. C’était leur nudité dans les sandales qui lui avait été le plus pénible. Il y avait aussi un bonnet de laine brune et une pièce de tiretaine bien pliée qui, drapée autour des épaules, lui servirait de manteau, ce manteau quasi sacré que seuls les chevaliers adoubés avaient le droit de revêtir.
Le tout l’enchanta. Certes, avant son arrestation, il avait porté des vêtements plus beaux, de plus belle qualité et même de la soie car dame Alais était coquette pour son « fils », mais la vie lui avait été si dure depuis qu’il ne se souvenait pas d’avoir éprouvé plaisir plus grand qu’en enfilant la grossière chemise de chanvre et la cotte de cuir râpée lui qui portait chemises et braies de lin et pour qui sa mère avait brodé de fils d’or, pour son dernier anniversaire, un bliaud de soie rouge figurant sans doute désormais dans les coffres de Jérôme Camard…
Les offices terminés, il voulut aller en remercier frère Adam mais c’était l’heure de rompre le jeûne et il devait se rendre avec les autres au réfectoire où l’on attendit le Commandeur et le chapelain debout en silence devant les écuelles vides.
Quand il parut, Renaud vit que frère Adam avait revêtu le haubert en mailles d’acier sous la longue cotte blanche à croix rouge et que le camail destiné à emprisonner la tête sous le heaume cylindrique reposait sur ses épaules. Quatre autres frères portaient également la tenue de combat. À l’issue du repas, frère Adam annonça qu’il se rendait à Paris pour régler quelques affaires mais ne s’y attarderait pas.
Confus que le grand vieillard se dérange pour lui, Renaud voulut l’en remercier ainsi que de son équipement mais celui-ci coupa court :
— Ce n’est pas pour vous que j’y vais, lui fut-il répondu d’un ton bourru. Il se trouve que je dois voir le Frère Trésorier de l’Ordre et puisque je vous avais promis une escorte, j’en profite, voilà tout !
Une autre joie attendait Renaud ce matin-là sous l’aspect du vigoureux cheval qu’on lui permit d’enfourcher. Cavalier dans l’âme, passionné de chevaux, il avait tellement cru qu’il ne sentirait plus jamais vivre entre ses jambes cette masse de muscles sensibles, lourds et nerveux qu’en chaussant à nouveau les étriers il faillit se mettre à pleurer. Pour éviter cela, autant que pour l’essayer, il fit exécuter quelques figures à sa monture.
— Ne le fatiguez pas ! marmonna frère Adam. Vous n’allez pas en tournoi et nous avons une longue route devant nous.
Mais son œil riait de voir se perpétuer dans ce gamin les talents équestres et l’amour du cheval qui avaient été ceux de Thibaut et de son roi lépreux.
En dépit de son âge il savait encore se tenir d’une façon que pouvaient lui envier des cavaliers plus jeunes. Même si, malgré tout, l’aide d’un escabeau lui avait été utile pour s’enlever en selle…
On quitta la commanderie en bel ordre : frère Adam en tête, puis Renaud et enfin les quatre Templiers, deux par deux. On descendit la vallée de l’Yonne pour rejoindre Sens d’où, par Montereau et Melun, on atteindrait Paris.
Le matin était clair, beau, encore froid. Un peu de gelée blanche raidissait les brins d’herbe, mais une alouette fila d’une branche d’arbre montant vers le soleil pâle et Renaud la suivit des yeux en pensant que cette aube d’une vie nouvelle lui offrait un joli présage. Pourtant, il comprit vite qu’en le faisant escorter, frère Adam s’était montré sage. Peu après Saint-Aubin, passée la corne d’un bois qui descendait jusqu’à la route, un groupe de cavaliers se montra. Ils étaient une dizaine, de fort mauvaise mine, et obstruaient le chemin d’ombres menaçantes. Les chevaliers mirent l’écu au col et la lance en arrêt. Ce que voyant, Renaud tira l’épieu 3 attaché à sa selle. Seul frère Adam fit avancer son cheval à la rencontre des malandrins sans toucher à ses armes.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il avec rudesse. Si c’est nos bourses vous serez déçus ! Nous n’en avons pas…
— Nous voulons le garçon qui se cache derrière toi ! répondit celui qui semblait le chef.
— Je ne me cache pas ! protesta Renaud en venant prendre sa place au côté du Commandeur, l’épieu brandi. Et si tu veux me prendre, il faudra venir me chercher !
— Paix ! intima le vieux chevalier. Je croyais avoir fait entendre à votre maître mon sentiment sur ce sujet et, si je ne suis guère surpris d’une embuscade dont je me doutais, je suis étonné que Renaud de Courtenay étant escorté par nous, vous osiez encore prétendre vous en emparer !
— Surpris, pourquoi ? goguenarda l’autre. Vous êtes cinq plus un enfant alors que nous sommes onze…
— Un enfant ? hurla Renaud. Tu vas voir que je sais me battre, bandit !
— Bonne nouvelle ! apprécia frère Adam. Quant à nous, sachez qu’à un contre deux c’est à peine le genre de combat que peut accepter un Templier. Trois contre un serait mieux. En conséquence…
Tirant sa longue épée avec une incroyable rapidité, il fonça sur l’ennemi, immédiatement encadré par les quatre lances de ses frères. Ce fut si rapide que Renaud se retrouva en arrière avant d’avoir compris ce qui arrivait. Naturellement, il voulut rejoindre ses compagnons mais déjà le combat prenait fin : les lances avaient proprement embroché quelques-uns des hommes de Jérôme Camard et les épées, tirées en éclair, continuaient l’ouvrage tandis que frère Adam bataillait avec le chef si vigoureusement qu’il le fit tomber de cheval. Ce que voyant, les autres s’enfuirent, laissant tout juste à Renaud le maigre plaisir de blesser l’un d’eux au bras.
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