— Mais votre blessure était sérieuse et monseigneur Robert le sait. Si vous ne l’aviez reçue, il pleurerait à la fois son roi et son frère bien-aimé. Rassurez-vous ! Vous avez tout le temps de guérir. Et moi je suis là pour cela. Il est temps de prendre votre remède.
Et elle lui entonna deux grandes cuillères de sa potion verdâtre mais cette fois il demanda :
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
— De la langue de vipère pilée avec des testicules de loup, de la cervelle de grenouille, de la mandragore, de… la digitale et divers autres ingrédients, répondit-elle sans sourire.
— Mais quelle horreur ! Ce ne peut être que maléfique !
Cette fois elle se mit à rire de bon cœur :
— Quand on pose des questions ridicules on reçoit une réponse ridicule ! Où avez-vous vu que l’on demandait ses secrets à un médecin ? Il n’y a pas que Maître Albert pour concocter des liqueurs miraculeuses.
— Vous connaissez Maître Albert ?
— De réputation. On dit qu’il sait faire… je ne sais quoi… de l’or ? Et aussi que c’est un grand sage, mais son école n’est pas la mienne. Je suis, par l’enseignement de mon père, fidèle disciple de la grande Trotula de Salerne 24. Mais vous-même, d’où le connaissez-vous ?
— Je ne l’ai jamais vu. En arrivant ici je suis entré au service de dame Philippa de Coucy et l’ai escortée, un soir, jusqu’à la maison de Maître Albert. Ce que j’en sais c’est qu’elle en est revenue satisfaite et que…
— La dame de Coucy qui était amie de la reine Blanche ?
— Pourquoi « était » ?
— Parce qu’elle est morte il y a peu. J’ai entendu Madame Blanche le dire à Madame Marguerite. Avec grande colère d’ailleurs, mais aussi grande pitié : la malheureuse dû succomber pour ce que j’en sais à une violente crise de ce qu’Aristote… et Trotula après lui appelaient eklampsia, après avoir rejeté hors de son corps un fœtus de quatre mois. Ce qui expliquerait les terribles douleurs dont elle a souffert… si toutefois elle n’a pas été empoisonnée… Les deux peut-être, on ne sait, certains poisons étant susceptibles de provoquer les mêmes symptômes.
— Empoisonnée ? Dame Philippa ? Mais par qui ?
— Là vous m’en demandez trop. Comment voulez-vous que je le sache ? Vous devez connaître son entourage mieux que moi…
— À peine. Je ne l’ai servie qu’à Paris et pendant peu de jours. À Coucy ne suis jamais allé. Elle y est morte ?
Dame Hersende aida son malade à sortir de sa couche et l’assit sur le tabouret après lui avoir jeté une couverture sur les épaules afin de pouvoir retaper oreiller, draps et couverture, lui fit faire un peu de toilette, puis, sans tenir compte du fait qu’il tremblait et claquait des dents, l’obligea à rester debout un instant :
— Comment vous sentez-vous ?
— J’ai froid…
— C’est naturel, mais la tête vous tourne-t-elle ?
— Un peu… beaucoup moins il me semble.
Elle le recoucha, remonta ses couvertures jusqu’au menton, puis lui tapota gentiment la joue :
— Cessez de vous tourmentez ! Vous ne déparerez pas la collection de jeunes foudres de guerre qui entourent le comte d’Artois. Dans quinze jours vous monterez à cheval. Et ce sera aussi bien parce que dans quinze jours nous partons pour Poissy afin que Madame Marguerite y fasse ses couches et je me devrai à elle. Alors arrangez-vous pour ne pas me démentir ! Je déteste avoir tort !
— Je ferai de mon mieux pour vous contenter, répondit-il, le sourire revenu.
Quinze jours plus tard il regardait dans la cour l’énorme déménagement que représentait le transport de la maison royale d’une de ses résidences à une autre. On emportait tout, depuis les meubles de la chambre jusqu’aux marmites des cuisines en passant par les dossiers de la Chancellerie et les instruments des musiciens. Le Roi, s’il quittait son palais pour l’un de ses châteaux, devait toujours trouver sous sa main ses objets familiers. Seul, le manoir de Vincennes, à la porte de Paris – un ancien rendez-vous de chasse transformé par Philippe Auguste et où Louis aimait séjourner pour le plaisir de la forêt –, gardait sa propre installation. Ce qui ne durerait sans doute pas. Louis le faisait agrandir et y construisait même une Sainte-Chapelle nettement plus petite, dédiée à saint Martin et destinée à recevoir l’une des épines de la Couronne…
Jamais Renaud ne s’était senti aussi heureux depuis le temps insouciant de sa prime jeunesse aux Courtils. Il faisait un temps affreux, car, de mémoire d’homme, on n’avait vu mois d’avril aussi pluvieux, aussi grincheux, mais le nouvel écuyer de monseigneur le comte d’Artois voyait les choses aux couleurs du soleil. Équipé de neuf avec dans son escarcelle les pièces d’or comptées par le trésorier royal à titre de gratification pour lui permettre d’entrer la tête haute dans la maison de son nouveau maître et un avenir qu’illuminait déjà pour lui la lumière de Jérusalem, il se sentait le roi du monde.
Dame Hersende avait eu raison sur toute la ligne : il se sentait presque aussi bien qu’avant sa blessure, même si de temps en temps il avait le souffle un peu court. En outre, servir le comte Robert allait être un vrai plaisir : il lui avait suffi de quelques minutes d’entretien avec lui pour comprendre qu’il entrait dans une maison selon son cœur.
— Ceux qui me servent sont d’abord les hommes du Roi mon frère, lui déclara-t-il. Ils ne sont jamais loin de lui parce que je me suis donné à tâche de le protéger car lui ne s’en soucie guère. Il a des gardes, sans doute, mais la vigilance née d’une tendre admiration ne se peut remplacer…
— Notre sire serait-il encore en danger ? s’était autorisé à demander Renaud.
— Un grand roi est toujours en danger et vous le savez mieux que quiconque, la menace peut venir à lui de n’importe où et n’importe quand. Mon noble frère est du bois dont on fait les saints et la plupart des sujets de ce royaume le vénèrent déjà mais il y en a d’autres. Beaucoup d’autres. Aussi vous devrez garder constamment à l’esprit que, dans une bataille, par exemple, s’il se trouvait que nous fussions lui et moi séparés et également en péril, c’est lui, avant moi, qu’il faudrait secourir. Quand vous aurez été adoubé, vous me rendrez l’hommage lige, mais moi c’est à lui que je l’ai rendu. Donc lui avant tout et toujours ! Vous avez compris ?
— C’est assez clair, monseigneur. Cependant vous m’accorderez bien le bonheur de me dévouer à vous… quand le Roi n’aura pas besoin de secours ?
— Mais j’y compte bien ! fit Robert en riant. Cela dit, si j’exige l’exactitude des devoirs religieux, la vie de mes chevaliers est moins austère que chez lui. Entendre messe chaque matin, dire les grâces aux repas, prier chaque soir et faire aumône largement suffit à la paix de mon âme. Pour le reste, la vie d’un preux est souvent courte. Autant la rendre agréable dans la mesure permise par Dieu. Fêtes, tournois, festins, bons vins et jolies femmes sont faits pour cela. Alors ne vous croyez pas obligé de vivre comme un moine !
— Ne doit-on pas arriver pur au jour de l’adoubement ?
— Sans doute… mais il y a après ! répondit le prince en éclatant d’un rire si communicatif que Renaud se retrouva en train de rire avec lui.
L’entretien se termina par la tape vigoureusement appliquée que Robert assena sur l’épaule de son nouvel écuyer, lequel, encore fragile à ce moment-là, pâlit sous le choc mais réussit à garder le sourire.
— Bien ça ! apprécia en connaisseur le prince qui l’avait fait exprès. Souvenez-vous de ce que je viens de vous dire et vous obtiendrez ce que vous voudrez de moi !
Que pouvait rêver de mieux un garçon sans sou ni maille ? Dans quelques instants il prendrait sa place dans l’escorte de Robert pour gagner Poissy avant le Roi ; mais, se sentant des fourmis dans les jambes, il était descendu dans la cour bien avant l’heure pour voir les serviteurs aux ordres de messire Jean Sarrasin, chambellan, s’activer autour des chariots qui étaient sur le point de partir. Il allait se diriger vers le chantier de la Sainte-Chapelle pour dire au revoir à maître Pierre qui l’était venu voir à deux reprises durant sa maladie, quand son regard accrocha un visage parmi ceux des gens qui, comme lui-même, assistaient au départ. Il s’y fixa si bien qu’il voulut le rejoindre et s’élança au milieu de la foule. Ce que voyant l’autre disparut. Alors en se frayant un passage il l’appela :
— Gilles ! Gilles Pernon, attendez-moi ! Je veux vous parler !
Devant la ruée de ce grand garçon en cotte aux armes d’Artois, l’assemblée s’ouvrit et il n’eut guère de peine à rejoindre son ancien maître d’armes qui, coincé, se faisait petit contre le mur des écuries. Tout joyeux de la rencontre, il ouvrit les bras pour l’accoler :
— Mon vieil ami ! Que faites-vous ici ? Je vous croyais à Coucy !
— Eh non, je n’y suis plus… Mais vous, recevez mes compliments ! Vous voilà dans la maison d’un prince… et vous avez belle mine !
Renaud s’aperçut alors que ce n’était pas le cas de Pernon. Mal vêtu, les yeux creux, son visage à la moustache si soignée envahie de poils gris, il avait perdu cet air de santé et d’assurance qui inspirait confiance et en faisait un si solide compagnon. Même son grand nez fleuri de sang vif au contact de la bouteille s’était décoloré.
— Mon ami… que vous arrive-t-il ? Vous semblez… malade ? Venez par ici, ajouta-t-il après s’être assuré d’un coup d’œil que son seigneur n’apparaissait pas encore sur le perron.
Il le tira vers la chapelle Saint-Nicolas et le fit asseoir sur les marches car en l’emmenant, il avait senti son pas mal assuré.
— Maintenant racontez-moi ! Pour gagner du temps parce que je n’en ai peut-être pas beaucoup, j’ai appris la mort de dame Philippa… et aussi un vilain bruit : cette mort ne serait pas tout à fait naturelle ?
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