Le Roi alors dévisagea Renaud, fronça le sourcil et s’approcha de lui en disant :

— Il est l’envoyé du Saint Père, ma mère. J’avoue n’avoir pas prêté attention à son visage. Comment est-ce possible ? demanda-t-il sévèrement au jeune homme.

Mais Renaud n’eut pas le temps de répondre. La reine mère s’en chargeait :

— L’envoyé du Saint Père ? Lui ? Allons donc ! Il a dû prendre la place du messager, peut-être en le tuant, afin de revenir ici me narguer. Ce genre d’homme est capable de tout ! Gardes !

La colère qui s’empara de Renaud emporta dans son flot jusqu’à la plus élémentaire notion de prudence. Il se releva, fit face à l’impétueuse Castillane et cria :

— Mais enfin, Madame, que vous ai-je fait ? Pourquoi me poursuivez-vous d’une haine aussi persistante, moi que vous n’aviez jamais vu ?

— De la haine ? Vous vous flattez ! Je n’ai que mépris et dégoût pour le parricide que vous êtes…

— Je n’ai jamais tué personne ! hurla-t-il. Et je suis bel et bien l’envoyé de Sa Sainteté Innocent IV ainsi qu’en fait foi le passeport que voici, ajouta-t-il en tirant un petit rouleau de sa cotte. Puis en se précipitant à nouveau aux genoux de Louis : je supplie le Roi de m’entendre et de me dire ce que j’ai pu faire pour mériter si rude traitement…

— C’est tout juste ce que je voudrais savoir moi aussi, dit calmement Marguerite qui arrivait à cet instant et son apparition apaisa comme par miracle la fureur du jeune homme. Pourquoi, en outre, ne voulez-vous pas croire, Madame ma mère, que ce garçon est bien ce qu’il prétend être ?

— Parce que c’est impossible ! Messager du Pape ! Et quoi encore ? Par cautèle ou par force, je prétends qu’il a pris la place du courrier pour revenir céans perpétrer je ne sais…

— Un instant, ma mère ! coupa le Roi qui, pendant l’échauffourée, s’était donné le temps d’achever la lettre papale. Il est bien ce qu’il dit. Le Très Saint Père a pris la peine de l’attester ici.

— Le Pape le mentionne dans sa lettre ?

— Eh oui ! Voyez vous-même !

— Non. L’indignation me brouillerait la vue !

— Alors je vais résumer. Innocent IV qui me dit avoir longuement prié pour ma guérison, m’envoie sa paternelle bénédiction, m’apprend qu’il s’est installé à Lyon où il va réunir le concile auquel il espère voir se joindre les cardinaux et abbés mitrés de France.

Instantanément, Blanche de Castille se calma, reprise par l’attention soutenue qu’elle marquait toujours aux affaires de l’État :

— Le Pape a réussi à quitter Rome ? Il est à Lyon ? Comment est-ce possible ?

— Il me dit justement que son messager pourra me l’apprendre, car il a participé à son évasion avec l’empereur Baudouin… Il me dit aussi qu’en récompense et à la demande de l’Empereur il lui a accordé, par faveur spéciale, de l’entendre en confession…

— Le Pape a entendu…, articula la reine mère suffoquée.

— … et lui a donné son absolution pleine et entière, l’ayant trouvé pur de tout crime comme de toute faute grave. C’est la raison pour laquelle, en accord avec Baudouin, il a fait choix de lui pour nous porter sa lettre…

— C’est à peine croyable !

— Il faut le croire cependant, fit Louis avec une grande douceur, et réparer s’il se peut le mal que nous avons fait en rendant mauvaise justice. Relevez-vous, Renaud de Courtenay ! Le Roi vous doit des excuses… et peut-être aussi sa noble mère !

— Certainement pas. Une reine ne doit de comptes qu’à Dieu ! Et pour ce qui est de moi, moins je verrai ce… jeune homme et mieux je me porterai.

Ayant dit, elle quitta les lieux, suivie de Marguerite qui, rassurée sur le sort de Renaud, voulait tenter d’adoucir son humeur et surtout, porter la bonne nouvelle à Sancie. Resté seul avec le messager, Louis alla s’asseoir sur le pied de son lit comme il le faisait souvent et lui désigna un tapis étendu devant.

— Racontez-moi comment le Saint Père est sorti de Rome…

Renaud s’efforça de faire un récit aussi clair que possible ce qui n’était pas si facile étant donné qu’il était peu au fait des interminables démêlés entre Innocent et Frédéric, guelfes et gibelins, mais Louis IX lui n’en ignorait rien et put l’aider à mettre de l’ordre. Quand ce fut fini, il garda le silence pendant un moment, réfléchissant avant de déclarer :

— Après cette longue route vous avez grand besoin, je pense, de prendre quelque repos. Nous allons donner ordre pour que l’on prenne soin de vous. Pendant ce temps nous songerons à notre réponse au Saint Père. Nous vous la remettrons dans trois jours.

Renaud se releva et ne chercha pas à cacher sa déception de se voir ainsi renvoyé d’où il venait :

— Sire, osa-t-il, Sa Sainteté… ni l’empereur Baudouin n’attendent mon retour. Ils savent que mon désir de servir le Roi ne m’a pas quitté… et surtout de l’accompagner à la croisade !

— Et ils pensent que nous vous garderons, une fois votre honneur lavé ? fit Louis avec une bonté qui illumina son regard bleu. Je le voudrais beaucoup. Ce serait la meilleure justice à vous rendre. J’espère qu’un jour viendra où ce sera possible. Peut-être quand la croisade partira. Mais tant que la reine mère sera prévenue contre vous à ce point, comprenez qu’il ne serait bon pour vous, ni pour elle d’ailleurs, de la contraindre à vous avoir chaque jour sous les yeux. Il faut laisser faire le temps… et prier ! À ce propos, venez avec nous à la chapelle afin de commencer dès maintenant à demander que le Seigneur veuille adoucir l’humeur de notre noble mère. Voyez-vous, ajouta-t-il avec l’un de ces sourires malicieux qui le rendaient parfois irrésistible, nous pensons qu’une entreprise de cette envergure ne débute jamais assez tôt !

— La reine mère accompagnera-t-elle le Roi quand il partira pour Saint-Jean-d’Acre ?

— La reine mère sera alors responsable du royaume qu’elle a si bellement gouverné au temps de notre enfance. Elle ne saurait partir… mais nous accueillerons tous les bons combattants qui souhaiteront s’engager pour la gloire de Dieu et la libération du Saint Sépulcre.

— Je pourrai revenir alors ? demanda Renaud en qui renaissait l’espérance.

— Sans doute, mais en attendant vous porterez ma lettre au Saint Père et rejoindrez votre empereur. Il vous faut savoir que la préparation d’une aussi longue expédition en terre lointaine demande des mois, voire des années…

Des mois, des années ! Ou peut-être jamais ? Ce ne serait pas la première fois qu’un souverain pour raison de santé ou de gouvernement renoncerait à mettre une distance aussi importante entre lui et son royaume !

L’espoir à peine né agonisait déjà. S’efforçant malgré tout de cacher sa déception, Renaud murmura :

— J’irai donc attendre le roi de France et ses chevaliers croisés à Constantinople.

Le roi, qui s’engageait dans l’escalier, se retourna :

— Lorsqu’il est parti tenter de délivrer Jérusalem, notre aïeul le grand Philippe Auguste n’est jamais allé à Constantinople, dit-il doucement. Il a pris la mer comme faisait aussi Richard d’Angleterre… qu’il ne tenait pas à trop perdre de vue. Ils ont fait voile vers la Sicile où leurs forces se sont regroupées. Après quoi Philippe a continué sa route en direction de Saint-Jean-d’Acre tandis que Richard s’attardait à conquérir l’île de Chypre dont il a fait un royaume catholique devenu une excellente base pour la reconquête…

Seigneur ! Il ne manquait plus que cela ! Louis le Saint voulait-il lui aussi naviguer… et éviter l’ancienne Byzance ?

— Mais, sire, il n’y aurait pas cette fois d’Anglais à surveiller ? Et la mer serait sans doute dangereuse pour des navires fort chargés ?

— Moins que le chemin terrestre s’il faut se le faire ouvrir en combattant l’empereur d’Allemagne. La bonne volonté de Frédéric II envers une croisade dont il ne veut pas parce qu’il se pare toujours du titre de roi de Jérusalem est fort suspecte. Et la France a déjà bien du mal à tenir balance à peu près égale avec ce couple d’ennemis jurés que, par malheur, il forme avec le Saint Père.

— En ce cas, murmura Renaud accablé, que va devenir mon pauvre souverain l’empereur Baudouin ? Il espère depuis si longtemps l’arrivée d’une grande armée qui, avant la Terre Sainte, l’aiderait à conforter son pouvoir si chancelant !

Tout en causant les deux hommes avaient descendu l’escalier. Arrivé sur le perron, Louis IX s’arrêta pour considérer son jeune compagnon :

— Soyez sûr que je ne l’oublie pas. Je connais ses besoins et son légitime désir de régner en paix sur l’empire où il est né mais, quand vous serez plus avancé en âge, vous comprendrez qu’en politique les choses ne peuvent se faire de conserve. C’est pourquoi je vous ai dit il y a un moment qu’avant de courir sus aux Infidèles, il fallait prendre son temps afin que nul n’ait à souffrir de notre absence… Sachez seulement ceci : avant d’aller accomplir mon vœu, j’aurai vu le Saint Père et j’aurai vu votre empereur. À présent, allons prier ! Il me semble que vous en avez besoin.

Ayant dit le Roi dévala les marches du perron et se dirigea à grands pas vers la vieille chapelle Saint-Nicolas que remplacerait bientôt la merveilleuse église-reliquaire de Pierre de Montreuil. En dépit du froid, le surcot gris bordé d’écureuil du roi voltigeait allégrement au rythme de sa marche. Dans la cour, soldats, fonctionnaires et visiteurs se figeaient pour saluer le souverain qui leur répondait d’un geste de la main et d’un sourire. Renaud le suivait de son mieux, un peu empêtré de son personnage mais conscient de l’honneur qui lui était fait d’être invité à prier avec Louis.

Soudain, un homme vint à sa rencontre, salua mais sans s’écarter de la trajectoire suivie par le Roi. Et même lui barra carrément le chemin. Ce qui n’était pas difficile étant donné ses dimensions. Noir de poil, le teint basané, l’œil illuminé d’une incompréhensible exaltation, il était monumental. Cou de taureau et membres épais comme branches de chêne, il interpella le Roi :