Frère Adam qui l’observait se doutait bien de ce qui se passait sous la calotte de cheveux de cette tête de dix-huit ans. Aussi, laissant ses chevaliers accomplir sans lui l’ultime visite du soir aux écuries, conduisit-il lui-même Renaud dans une petite cellule inoccupée voisine de l’herbarium.
— Vous allez dormir là ! dit-il en désignant l’étroite couchette. Mais auparavant parlons un peu ! Vous étiez fort distrait à la chapelle et je crois deviner ce qui vous trouble.
— C’est cet… acte que vous avez prétendu détenir…
— Prétendu ? Retenez votre langue, mon garçon ! Je n’ai pas « prétendu ». Je possède cet acte que sire Thibaut a écrit et scellé ici même. On ne ment pas quand on est Templier !
— Lui l’a fait pourtant ! Et par écrit ! Je ne suis pas son fils mais…
— Certes, il l’a fait. En pleine conscience de son acte – il en a d’ailleurs été absous par le chapelain d’alors ! – et cela pour votre seul bien. Imaginez-vous quelle carrière serait la vôtre si l’on vous savait né des amours adultères d’une princesse d’Antioche avec un Sarrasin ? Thibaut a fait ce qu’il fallait pour rattacher le faible rameau que vous êtes au tronc solide des princes de Courtenay. Il voulait que vous portiez son nom et moi je l’ai approuvé. Cela vous suffit-il ?
Trop étourdi pour répondre, Renaud se laissa tomber sur le mince matelas et finit par balbutier :
— Prince de Courtenay ! C’est…
— Hé là, doucement ! Vous n’y avez pas plus droit que Thibaut simple chevalier ! Vous aussi le serez quand vous aurez été adoubé. Libre à vous ensuite de conquérir d’autres titres à la pointe de l’épée mais c’est le secret de votre avenir…
Renaud se releva pour saluer le Commandeur et osa demander comment celui-ci le voyait, cet avenir.
— Je vais y réfléchir, répondit frère Adam. Je vous souhaite la bonne nuit…
La nuit et le début de la journée qui suivirent confortèrent Renaud dans son peu d’attrait pour la vie templière parce que beaucoup trop monastique. Certes ses parents adoptifs lui avaient communiqué leur foi et l’avaient accoutumé à une grande exactitude dans ses devoirs religieux, mais ceux-ci n’étaient qu’un faible reflet de ceux qui étaient de règle à la commanderie.
À quatre heures du matin il fut réveillé par la campane 1 de matines et le piétinement qui suivit. Réalisant que les frères se rendaient à la chapelle et pensant qu’il leur devait bien de se comporter comme eux, il se hâta d’enfiler sa robe, de chausser ses sandales et, les yeux gros de sommeil, se mit à la suite de la théorie de blancs manteaux déjà en train de traverser la cour. Il faisait nuit noire bien entendu puisqu’il s’agissait d’un office essentiellement nocturne qui, en été, se disait à deux heures du matin mais le temps, encore froid, était sec. Ce qu’apprécièrent les pieds glacés du jeune homme.
Dans la chapelle dont deux gros cierges de cire jaune éclairaient à peine les voûtes simples aux ombres denses mais faisaient rayonner la croix et le tabernacle d’argent, il resta près de la porte, tout au bout des deux files de frères qui se faisaient face de part et d’autre de la nef, et s’efforça d’apporter sa modeste participation, mais il n’avait jamais chanté matines et dut se contenter d’écouter ces voix mâles dont toutes n’étaient pas suaves, rejoignant seulement à la récitation des prières qui étaient treize « Pater » en l’honneur de Notre-Dame et treize autres pour le saint du jour qui était Lubin, propriétaire du quatorzième jour de mars. Après, en bon ordre, on ressortit dans l’obscurité pour aller aux écuries, et en silence, voir si tout allait bien, puis on retourna se coucher. Renaud se rendormit aussitôt… mais pas pour longtemps : deux heures plus tard sonnait la cloche de « prime 2 » qui ramena le couvent à la chapelle, cette fois pour y entendre la messe assortie des soixante « Pater » d’obligation : trente pour les morts et trente pour les vivants.
Ensuite on passa au réfectoire prendre le premier repas, très substantiel toujours et toujours précédé du « Benedicite » et d’un « Pater » récités debout ; après quoi le silence ne fut troublé que par la voix du lecteur. S’il n’avait trouvé sa place marquée au même endroit que la veille à la longue table nappée de blanc, Renaud aurait pu se croire désincarné, transparent même car personne ne semblait le voir, personne ne s’adressait à lui et, là-bas, frère Adam paraissait l’avoir oublié. C’était une sensation étrange. Pas vraiment agréable ! Le Commandeur avait-il vraiment besoin de tout ce temps pour savoir ce qu’il allait faire de lui ?
Ce fut seulement après complies qu’un frère vint chercher Renaud pour le mener au vieux Templier qui l’attendait dans sa chambre. Le jeune homme était un peu étourdi par cette journée coupée d’offices espacés régulièrement ramenant les Templiers à la chapelle pour chanter les Heures de Notre-Dame, ce qui ne les empêchait pas d’abattre aux champs, aux vignes, à l’écurie, aux étables et aux différentes tâches du couvent un travail considérable. Le tout soutenu par de nombreux « Pater ». Lui n’avait fait que prier, manger et chanter avec les autres et cependant, il se sentait fatigué. Sa mine, un peu ahurie, amusa frère Adam.
— Eh bien ? Que vous semble la vie d’une commanderie, mon fils ? Une commanderie des champs qui ne saurait être même chose qu’une templerie de grande ville comme Paris, Lyon, Lille ou encore une maison d’Orient où les arts militaires priment.
Décidément cet homme possédait le génie des questions difficiles et Renaud se racla la gorge à plusieurs reprises avant de répondre :
— C’est une vie fort austère… même pour un garçon qui, comme moi, devrait être à cette heure sous six pieds de terre. Au choix, si je l’avais je… je préférerais l’Orient.
— Vous savez que l’on y prie tout autant ?
— Sans doute… sans doute et j’aime aussi à prier, mais… les armes ne sont-elles pas le vrai métier du chevalier ? Et…
— … et les travaux de la terre ne vous attirent pas ? Il faut pourtant bien que l’on s’en charge car ce que l’on mange, boit ou consomme d’une manière ou d’une autre vient de notre domaine. Ce qui nous permet aussi de faire aumône chaque jour comme le veut la règle. Le surplus est vendu pour la trésorerie du Temple. Allons ! Ne faites pas cette mine ! Si je vous ai soumis à cette petite épreuve, mon intention n’était pas de vous contraindre. Vous souhaitez vivre dans le siècle et je vais vous y aider. Votre père – j’entends le bon sire Olin ! – voulait vous offrir au comte d’Auxerre pour qu’après l’avoir servi comme écuyer il fasse de vous un chevalier ?
— En effet, et il avait déjà mis de côté la somme nécessaire pour acheter, le temps venu, le haubert, le heaume et l’équipement qui sont fort onéreux comme vous le savez sans doute… Il n’est plus, à présent, et le bailli a tout pris. Je ne serai jamais qu’un homme d’armes… un sergent peut-être ?
— Vous n’y entendez rien et c’est normal, ayant été élevé dans une petite châtellenie. Si vous le servez bien, un haut baron fera ce qu’il faut et c’est à l’un des plus riches, en dehors des princes, que je vais vous conduire…
— Avez-vous donc renoncé à me mener à Paris ? J’espérais… servir le Roi !
— Vous divaguez, mon garçon ! On n’entre pas au service du Roi comme dans un moulin ! Il y a un instant vous gémissiez que vous ne seriez jamais que sergent et voilà que vous réclamez d’entrer au palais de la Cité ? Comme chambellan ? Oh ! Je vous demande excuses pour avoir oublié un instant qu’un Templier ne s’adresse à autrui que bellement… et suavement ! Mais vous me mettez hors de moi, soupira enfin frère Adam en se carrant sur sa chaise à dossier.
En quelques secondes il était passé du blanc au pourpre foncé avec retour à sa teinte initiale sous l’œil tout de même inquiet de Renaud qui se traitait mentalement d’imbécile. Ce n’était pas la première fois qu’il s’apercevait de cette propension gênante qu’il avait de parler un peu trop et d’exprimer trop librement sa pensée. Sa mère le lui avait parfois reproché…
— Ayez la bonté de me pardonner, murmura-t-il en baissant les yeux.
Mais déjà le Commandeur reprenait le fil de son discours :
— Pour ce qui est de Paris, vous irez ! Je vais vous faire escorter jusqu’au Temple de là-bas qui est le plus important en terre de France, pour éviter que vous ne vous trouviez perdu et exposé à bien des périls dans une aussi grande ville. Ensuite on vous mènera à l’hôtel de Coucy où l’on vous accueillera je pense par la vertu de la lettre que je vous remettrai pour le baron Raoul. C’est là qu’avec l’aide de Dieu vous commencerez votre carrière.
S’il pensait que son protégé allait se confondre en remerciements, frère Adam se trompait. Renaud voulait en savoir plus sur cette maison inconnue où on l’envoyait mais ne sachant comment s’y prendre pour ne pas déplaire il garda le silence. Ce qui agaça frère Adam :
— Eh bien ? Cela vous convient j’espère ? émit-il sans la moindre suavité.
— Je… Oh oui, sire Commandeur, mais… je… je ne sais pas du tout…
— Quoi ? Qui sont les Coucy ?
— Euh… oui !
C’était dit si naïvement que frère Adam s’autorisa un sourire :
— Vous devez être le seul en France à l’ignorer. Même en Terre Sainte, sur laquelle ils ont versé leur sang, on sait ce qu’ils sont, c’est-à-dire de hauts et puissants barons, fort riches et bien pourvus de terres et menant train de princes. Pour ma part je les connais depuis toujours, ma terre natale de Dury étant proche de leur grand fief, et ils ont toujours été de rudes seigneurs donnant du fil à retordre au Roi…
— Des rebelles ? gémit Renaud presque bas.
— Cela y a ressemblé parfois. Le baron Enguerrand, mort voici deux ans, était de ceux-là. Il a fait construire sur l’éperon de Coucy le plus grand, le plus haut, le plus fort château qui se puisse voir… uniquement pour faire pièce à Philippe Auguste qui venait de bâtir sa grande tour du Louvre. Rassurez-vous, tout est rentré dans l’ordre et le baron Raoul qui a succédé est aussi preux chevalier que son père a pu l’être mais son humeur est infiniment plus affable. Vous voilà satisfait, j’espère ?
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