— C’est la chose la plus normale du monde ! Une reine ne quitte pas son époux quand il part pour accomplir le saint pèlerinage. Même les armes à la main. Cela s’est toujours fait.
— Elle peut convaincre mon cher sire de me laisser là ?
— Le peuple vous aime. Vous pourriez sans le vouloir faire de l’ombre à la régente. Elle sera trop contente d’être débarrassée de vous… Mais moins que vous d’être débarrassée d’elle ! Et le Roi sera tout à vous.
— Et à Dieu ! Ne l’oubliez pas !
Dans les jours qui suivirent, Louis se remit si bien en effet qu’il put reprendre, avec la charge du pouvoir, les exercices de piété qui faisaient partie intégrante de sa vie quotidienne. Ce qui n’était pas rien et plongeait entourage et peuple confondus dans une admiration qui le canonisait d’avance.
Tous les matins, il entendait ses Heures avec chants et une messe de requiem sans chants puis la messe du jour ou du saint selon le cas avec chants. Après le repas il s’accordait une sieste sur son lit. Ensuite, avec l’un de ses chapelains, il entendait l’office des morts, ainsi que vêpres et complies le soir venu. Naturellement il jeûnait en Carême, dans l’Avent et dans les temps prescrits par l’Église, et veillait attentivement à faire de nombreuses charités et à consacrer quotidiennement une partie de son activité à soulager des misères. Ce qui ne l’empêchait pas d’abattre au service de son royaume un travail considérable, et quand il le fallait d’endosser le harnois de guerre et de batailler aussi rudement que les meilleurs de ses chevaliers. En outre, s’il lui arrivait de rendre rude justice, il savait être compatissant quoique intransigeant sur les questions de l’honneur et de la vertu. Les dames l’admiraient en le redoutant un peu sachant qu’il n’aimait point le faste – sauf quand il fallait déployer la majesté royale ! – et qu’il pouvait se montrer caustique en soulignant avec ironie les atours trop riches ou trop peu conformes à la bienséance. Dans cet ordre d’idées, il plaisantait volontiers sa jeune épouse sur son goût des robes chatoyantes, des somptueuses fourrures et des beaux joyaux. Ce qui avait le don d’exaspérer Sancie :
— À quoi sert d’être reine ? maugréait-elle quand Marguerite devait renoncer, avec un regret perceptible, à une parure que l’état de sa cassette privée ne lui permettait pas.
Si Louis se montrait toujours généreux avec elle, il laissait facilement entendre que l’argent d’une souveraine devait profiter davantage aux miséreux qu’aux drapiers, joailliers et autres tentateurs.
Ce matin-là justement, Marguerite l’envoyait chez un faiseur de la rue de la Vieille-Pelleterie pour faire savoir à cet important personnage que la Reine renonçait à s’offrir ce beau surcot de velours ourlé de zibeline qu’il lui avait montré deux jours plus tôt. Et Sancie était de fort méchante humeur : ce n’était pas, selon elle, parce qu’on a failli perdre son mari qu’il se faut ensevelir dans de vieux habits et les voiles du deuil. Bien au contraire, l’atmosphère aurait dû diffuser un air de fête, mais on n’en finissait pas de remercier Dieu et on ne pouvait mieux remercier Dieu qu’en faisant grandes largesses et, bien entendu, en proclamant sa gloire par cantiques et nouvelles prières ! L’adolescente ne trouvait pas le moins du monde incompatible, en de telles circonstances, le port du velours et de la zibeline. Surtout en janvier et quand il gèle à pierre fendre.
Ronchonnant copieusement du fond de son pelisson de drap gris à capuche fourré de menu vair, Sancie se dirigeait vers la porterie du palais quand, au-dehors, un cri éclata, relayé par le corps de garde :
— Messager de Sa Sainteté le Pape !
Un cavalier fonça dans la cour au galop, freina des quatre fers et sauta à terre avec cette raideur subséquente aux trop longues chevauchées. Il était tellement couvert d’éclaboussures de boue que, sur son grand manteau, la croix papale était devenue illisible, mais son visage protégé par un pan du même manteau était reconnaissable. Sancie, qu’il venait de croiser, eut un haut-le-corps, se retourna et revint sur ses pas. En courant, parce qu’il escaladait déjà les marches du perron, mais, gênée par ses longs vêtements, elle n’égalait pas en vitesse les longues jambes du messager et quand elle le retrouva il était déjà remis aux soins d’un huissier royal qui le conduisait vers le logis du Roi, la Chambre Verte où celui-ci venait d’achever ses oraisons du matin et recevait deux de ses conseillers, Pierre de Fontaine et Geoffroy de Villèle. Comprenant qu’elle ne réussirait pas à l’atteindre, un messager du Pape ne pouvant qu’être introduit sur-le-champ, Sancie hésita un instant, puis, renonçant à se rendre chez le pelletier, elle grimpa le reste de la large vis de pierre et retourna chez la Reine qu’elle trouva en train d’essayer une robe neuve à sa petite Isabelle en compagnie de Perrine, sa nourrice. Ce n’était pas une mince affaire. La bambine trouvait le jeu amusant, se tortillait comme un ver et, en digne héritière de la vivacité maternelle, refusait de se tenir tranquille.
— Nous n’y arriverons jamais ! soupira Marguerite avant de se tourner vers sa jeune suivante qui entrait en coup de vent : Eh quoi, Sancie, si tôt de retour ? Tu imagines que j’ai changé d’avis ?
— Ce n’est pas cela mais un envoyé de Sa Sainteté vient d’arriver et on l’a introduit sur l’instant auprès du Roi…
— Je sais ! J’ai entendu. Qu’y a-t-il là de si étonnant ? Tu sembles bouleversée.
— C’est que, Madame… c’est… c’est sire Renaud de Courtenay et… et il y a de quoi s’inquiéter.
Lâchant Isabelle enfin assagie, Marguerite se releva :
— Tu veux dire que c’est lui le messager qui vient d’arriver ? Il me semble que c’est d’une grande hardiesse… même sous les couleurs du Saint Père ! Est-ce que Madame Blanche est chez le Roi ?
— Ma foi, je n’en sais rien…
— En ce cas j’y vais ! En vérité, je ne vois pas pourquoi, mais ce jeune homme semble prendre à tâche de se créer tous les ennuis possibles. Revenir au palais sans permission alors qu’il a été banni : c’est de la folie !
— C’est aussi ce que je pense. Allez vite, Madame !
Marguerite, étonnée, prit le temps de regarder Sancie au fond des yeux avec l’ombre d’un sourire :
— Mais, dis-moi, on dirait que ce garçon t’occupe vraiment ?
— Qu’allez-vous chercher, ma dame et ma reine ? Comme vous, il m’intéresse parce que Madame Blanche s’est prise pour lui de je ne sais quel ressentiment, qu’elle en a fait sa victime et que c’est devoir chrétien que combattre l’injustice.
Cette fois Marguerite se mit à rire.
— Gageons que si la « victime » avait la mine moins fière, une bosse dans le dos et les yeux bigleux, tu serais moins sensible à son sort !
Son œil vert soudain en bataille, Sancie riposta en haussant fort peu révérencieusement les épaules :
— Hum ! Comme si la Reine ne savait pas que je suis à ses côtés en n’importe quelle circonstance quand il s’agit de s’opposer aux visées trop autoritaires de sa belle-mère !
— Si ce n’est que cela, tant mieux ! dit Marguerite devenue presque grave. Vois-tu, je n’aimerais pas – et ton père moins encore ! – que tu attaches ton cœur à ce jeune homme dont, au fond, nous ne savons rien…
— Je n’attache rien du tout ! s’écria Sancie avec une colère dont elle ne savait pas qu’elle était révélatrice. Et vous, Madame, malgré le respect que je dois à la reine de France, vous devriez être déjà chez votre cher seigneur époux au lieu de… de…
Ne trouvant pas la suite et sentant venir les larmes, elle alla prendre la petite Isabelle dans ses bras et la porta près de la cheminée où deux chatons dormaient dans une corbeille. Marguerite la suivit des yeux avec compassion. Presque depuis sa naissance, elle redoutait le moment où sa filleule découvrirait l’amour, parce que son visage ingrat n’avait guère de quoi faire rêver un garçon, même si sa naissance et sa dot pouvaient lui attirer des prétendants, parmi lesquels Maximin de Signes saurait faire un choix judicieux pour le prestige de sa lignée et saurait l’imposer si Marguerite ne parvenait pas à dénicher un époux capable de ne pas rendre la petite trop malheureuse. Mais, si elle s’éprenait de ce jeune Courtenay séduisant mais inconséquent et peut-être dangereux, le pire était à craindre, Sancie n’étant pas de celles qui renoncent sans combat et ce combat-là pouvant être désastreux. Or, si Marguerite ne regrettait pas d’avoir tenté d’arracher Renaud à la vindicte incompréhensible de Blanche, son retour inopiné l’ennuyait beaucoup. L’empereur Baudouin, en l’enrôlant sous sa bannière, lui avait offert une chance de se construire un sort convenable. Que ne s’y était-il tenu ? Et par quelle magie avait-il réussi à passer au service du Pape… au point d’oser revenir sous ses couleurs ? Quant à ses motivations, elles lui échappaient complètement : c’était une vraie folie ! Louis était certes la bonté même, mais il était obstiné. Quant à Blanche, l’imprudent n’avait à en attendre que le pire…
Et le pire, on n’en était pas loin quand l’huissier à verge ouvrit devant elle la Chambre Verte.
Le début s’était plutôt bien passé. Sans regarder le messager qui avait mis genou en terre dès l’entrée, Louis s’était avancé avec empressement à sa rencontre, au mépris du protocole, dans sa hâte d’accueillir la lettre du Saint Père qu’il baisa. Il en fit sauter les sceaux, déroula le parchemin et commença à lire…
— Que fait cet homme ici ? Lui auriez-vous permis de revenir, sire mon fils ?
À la voix indignée de sa mère qui venait d’entrer chez lui, Louis leva les yeux :
— De qui parlez-vous, ma mère ?
— De cet impudent personnage que vous avez banni et que je vois là ! Mais enfin, regardez-le. Vous ne le reconnaissez pas ?
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