À Civita Vecchia, l’escorte repartit après s’être assurée que la nef génoise avait bien pris la mer ce qui évita à son chef de voir, une fois que le navire eut atteint le large, le capitaine s’agenouiller devant un homme de fer vêtu pour recevoir humblement sa bénédiction.

La Méditerranée fut assez clémente sans quitter trop souvent cette couleur d’un bleu si profond, si lumineux que Renaud ne se lassait pas de le contempler comme il s’y était plu si souvent pendant le voyage d’aller. Il s’asseyait à la proue sur un tas de cordages et laissait son corps suivre les mouvements de la nef sans en éprouver le moindre malaise. Guillain d’Aulnay lui tenait souvent compagnie.

— Nous devrions être en route pour Constantinople, soupira celui-ci un matin alors que l’on doublait l’île de Monte-Cristo. Et voilà que nous retournons sur nos pas. Cela ne vous déçoit pas trop ?

— Décevoir ? Oh non. Moi c’est vers Saint-Jean-d’Acre que je voudrais voguer. Vous le savez bien et, tant que nous n’irons pas, toute destination me sera indifférente. Encore que je sois content de découvrir le monde, moi qui n’ai jamais eu d’autres horizons que les murs de Châteaurenard… Et puis comment ne pas être heureux et fier de participer, si peu que ce soit, à soustraire Sa Sainteté à la méchanceté de son cruel ennemi ? C’est presque aussi bien qu’une croisade !

Quelqu’un se mit à rire derrière lui et, se retournant, il vit Innocent debout dans la robe blanche dont il se vêtait à présent. Depuis le départ le Pape s’était tenu avec Baudouin dans la chambre de poupe et n’en sortait guère qu’à la nuit close pour regarder longuement les étoiles du ciel.

— D’autant plus que le meilleur chemin pour la Terre Sainte passe par le royaume de France et avec l’aide de Dieu nous y serons bientôt, dit-il.

C’était la première fois que le Pontife adressait la parole à Renaud et le jeune homme très impressionné ne savait que dire… en admettant que l’on attendît de lui une réponse quelconque. Devenu tout rouge, il ne put que s’agenouiller en se raclant la gorge. À nouveau Innocent eut un petit rire et prolongea le jeu :

— Vous n’en semblez pas absolument certain, jeune homme. Redouteriez-vous quelque mésaventure ?

— Le… l’Empereur ! réussit-il à émettre non sans peine. Comment… comment être sûr qu’il ne va pas tendre… quelque traquenard ?

— Vous craignez qu’il envoie ses galères à nos trousses ? C’est possible, mais nous n’y croyons pas parce que, comme toujours, nous nous confions à la grâce de Dieu. Frédéric a de gros navires et des galères rapides, mais que peuvent-ils si Dieu n’est pas avec eux ? Voyez-vous, mon fils, la petite barque de Pierre peut de temps en temps être assaillie par des vents contraires et par les coups de la tempête mais bientôt, au souffle impérieux de Dieu, le calme succède à l’orage et, échappée aux vagues écumantes, elle glisse en paix, saine et sauve sur la plaine liquide apaisée et soumise 18… comme nous en ce moment.

Confus, Renaud toujours à genoux, prit le bas de la robe papale pour en baiser les bords. Innocent se pencha et posa une main sur son épaule.

— Relevez-vous ! Votre maître nous a raconté votre histoire et exprimé le désir que nous vous entendions en confession. Êtes-vous prêt à paraître au tribunal de la Pénitence ?

— Tout… tout de suite ? balbutia Renaud, éperdu.

— Pourquoi pas ? Dès que sire Guillain se sera éloigné, nous aurons ici entre ciel et mer, l’endroit idéal…

Aulnay salua et disparut avec la prestesse d’un lutin. Innocent vint s’asseoir alors sur les cordages et fit signe à Renaud de venir à son côté. Cette fois le jeune homme se laissa choir si lourdement que les planches du pont résonnèrent sous ses genoux :

— Recueillez-vous un moment ! conseilla le Pape. Et puis parlez sans crainte et surtout sans rien chercher à dissimuler. Nous voulons « tout » savoir. Vous commencerez par votre histoire.

Alors, à la suite de quelques instants d’une réflexion où il eut toutes les peines du monde à mettre deux idées bout à bout, Renaud entreprit le récit de sa courte vie et, après un début hésitant, difficile, découvrit que cela devenait plus aisé à mesure qu’il parlait. Cet homme en blanc assis devant lui était sans doute le maître de la Chrétienté tout entière, mais son regard attentif, encourageant, était plein de compréhension. Alors il n’omit rien… Pas même le secret qu’Adam Pellicorne avait emporté dans sa tombe : celui de sa naissance. Un scrupule de conscience né après qu’il eut tout relaté, le poussa à cette ultime confidence.

— Ainsi, murmura Innocent qui, depuis un moment, semblait plongé dans une profonde méditation, Thibaut de Courtenay était votre aïeul… et non votre père. Nous nous en doutions, d’ailleurs… à cause de la grande différence d’âge. Il est difficile d’imaginer une jeune princesse éprise d’un vieillard.

— Votre Sainteté… le condamne-t-elle pour ce mensonge ? Il ne l’a commis que par amour pour moi…

— Inutile de plaider une cause qui n’en a pas besoin ! Peut-être qu’à sa place nous aurions agi de même. Il faut aimer chèrement pour charger son âme d’un mensonge par-delà la tombe, mais quand l’aïeul paternel n’est autre que… Saladin, le problème est difficile à résoudre. Sauf à vous condamner à une vie misérable, rejeté de la Chrétienté, ce qui est beaucoup pour un enfant. Sauf… auprès d’un seul souverain, peut-être…

— Le… lequel ?

— Mais ce démon de Frédéric ! Il est à moitié musulman si ce n’est tout entier. Il vous ferait sans doute place entre ses poètes, ses danseuses, son harem et ses animaux bizarres…

Une bouffée d’indignation redressa Renaud :

— Oh non !… Déjà le fait d’être né en Terre Sainte a fait de moi une sorte de curiosité, mais à ce point…

— Allons calmez-vous ! Il ne saurait en être question et nous pensons à présent que, désirant vous charger en outre de retrouver la Vraie Croix, Thibaut de Courtenay a fait le bon choix ! Priez, maintenant, nous allons vous donner… ainsi peut-être qu’à son âme peut-être en peine, notre absolution pleine et entière. Il vous en sera remis acte manuscrit signé de notre main afin que s’effacent les accusations mensongères portées contre vous.

Tandis qu’il articulait les paroles rituelles, sa longue main pâle traçait le signe de la Rédemption sur le jeune homme prosterné devant lui. Puis il se leva et laissa tomber :

— La pénitence que nous vous imposons est, lorsque vous aurez repris la Très Sainte Croix à la terre souillée par les Infidèles, de nous la rapporter… si nous sommes toujours de ce monde. Ou à notre successeur ! Le roi Louis, ajouta-t-il d’un ton indifférent reflétant un mécontentement ironique, possède quasiment la totalité des Saintes Reliques de la Passion, alors que la Papauté en a si peu que rien ! Il en aurait même un petit fragment de cette Croix… Cela nous paraît suffisant !

Ayant dit, il repartit vers l’arrière du bateau, laissant Renaud un peu éberlué mettre de l’ordre dans ses émotions contradictoires, mais surtout se laisser inonder par la joie ainsi que par le beau soleil de cette matinée triomphante. Il n’allait plus avoir à porter le poids de l’accusation de ce misérable bailli ni celui de la suspicion des autres. Puisque le Pape le déclarait innocent, plus personne n’oserait lui jeter l’infamie au visage. Même le roi de France serait bien obligé d’en convenir et Renaud anticipait déjà le bonheur qu’il éprouverait lorsque la reine Marguerite lui sourirait. Parce qu’elle l’avait si bien défendu dans les mauvais jours !

Une seule chose diminuait un peu sa joie : Thibaut lui avait fait promettre de porter la Vraie Croix au roi Louis et voilà que le Pape, son sauveur, la réclamait pour lui ! Il s’en préoccupa un moment mais l’impression de bonheur fut la plus forte. Il serait bien temps de se soucier du destinataire lorsqu’il aurait reçu le suprême symbole de la présence de Dieu, la Croix insigne vers laquelle s’étaient tournés tant de visages à l’heure de l’espérance et à celle de l’agonie… Il était trop jeune, trop droit, pour avoir appris à ruser avec les autres comme avec lui-même. Aussi conclut-il son dilemme en pensant qu’il pourrait toujours, le temps venu, s’en rapporter au jugement du roi Louis. De toute façon ce n’était pas pour demain.

L’arrivée du Souverain Pontife à Gênes prit des allures triomphales. La bannière papale avait été hissée à la pomme du mât et, dès que l’on sut qu’Innocent approchait, la ville entière parée comme pour une fête dévala des montagnes jusque sur le port cependant que, dans toutes les rues, on s’affairait à faire couler des fenêtres les plus belles tentures, tapis et pièces de soie. Le Doge 19 lui-même prit place dans sa galère dorée pour venir à sa rencontre avec la plus haute noblesse de la grande cité marchande. Les hommes de sa famille, les Fieschi, vinrent s’agenouiller devant lui pour baiser, à sa main, l’anneau du Pêcheur et ce fut au milieu d’une foule en délire. Il fut conduit à la cathédrale rendre grâce de l’heureux voyage avant d’aller prendre logis au palais de l’archevêque, qui était d’ailleurs son cousin.

Sous les ornements somptueux revêtus pour la circonstance Innocent IV rayonnait en dépit de son habituelle retenue. Il savait qu’à Gênes il n’avait plus rien à craindre de son ennemi et que c’était au tour de Frédéric de trembler. Et, de fait, la nouvelle de son arrivée éclata chez l’Empereur comme un coup de tonnerre et déchaîna chez lui une véritable crise de fureur :

— J’allais le faire échec et mat, hurlait-il, et voici que les Génois renversent l’échiquier !

Mais le vin était tiré, il fallait le boire. Cependant Innocent ne désirait pas s’attarder dans sa ville natale : c’était en France qu’il voulait se réfugier afin de réunir le concile qui lui permettrait de lancer la foudre sur l’Antéchrist. Une délégation d’évêques et d’abbés de haut rang fut donc envoyée au Roi qu’elle rencontra dans l’abbaye de Cîteaux où Louis assistait au chapitre général de l’Ordre.