— Que va-t-il se passer à présent ?
— Je l’ignore mais ce que je sais pertinemment c’est que nous autres, gens de Constantinople, n’avons plus grand-chose à espérer en fait d’aide… à moins que la croisade ne s’organise très vite.
— Allons-nous donc partir en tournant le dos à tout cela ?
— Vous ne connaissez pas notre empereur. Il est loyal et vaillant chevalier. Jamais il n’abandonnera le Pape qui est son ami. Il est probable que nous allons combattre pour lui… Avec Orsini sur nos arrières !
— Comment ? Il est encore vivant celui-là ? Le Saint Père ne lui a pas fait payer ses forfaits ?
— Ce n’aurait servi qu’à rendre sa famille enragée. Car il n’y en a pas qu’un, hélas, et ils tiennent à eux seuls presque la moitié de Rome. Sans doute en seraient-ils rois à l’heure présente s’il n’y avait les Colonna, leurs ennemis jurés aussi redoutables que les Frangipani et les Massimi qui arrivent à maintenir le plus souvent balance égale. Mais en cas de siège…
Le geste évasif du maréchal laissait porte ouverte à toutes les suppositions.
Durant quelques jours on vécut au rythme des chevaucheurs apportant des messages toujours plus inquiétants cependant que commençait à s’épanouir, à la manière d’un chat qui s’apprête à croquer une souris, le visage brutal de Gaetano Orsini.
Un soir que Baudouin achevait de souper avec ses familiers dans son appartement et en petit comité, ce qui supprimait le protocole, le Pape entra sans se faire annoncer. Ce qui à l’exception de l’Empereur précipita les trois autres à genoux dans un certain désordre. Renaud, qui se disposait à servir du vin de Palerme à son maître, réussit en serrant le flacon contre sa poitrine à n’en rien répandre.
— Relevez-vous, mes enfants ! dit le pontife avec une douceur inhabituelle. Nous voulons seulement entretenir l’Empereur, mais point n’est besoin de vous retirer. Nous savons que vous avez son entière confiance… et nous ne refusons pas les sages conseils.
Il alla s’asseoir près de la fenêtre ouverte sur le jardin qu’il prit soin de refermer lui-même auparavant. Baudouin le rejoignit et les autres se tinrent à quelque distance. Renaud pensa qu’Innocent avait changé. Son étroit visage si finement sculpté se creusait de plis soucieux et le cerne de ses yeux trahissait ses insomnies, mais sa voix restait ferme et incisive, ne traduisant en rien les soucis qui devaient l’accabler :
— Si nous avons bonne mémoire, c’est un navire génois qui vous a amené à Civita Vecchia ? Devait-il repartir après vous avoir mis à terre ?
— Non, Très Saint Père. J’avais indiqué au capitaine de m’attendre, fût-ce jusqu’au prochain printemps afin d’être certain de regagner mon empire par le chemin le plus sûr au cas où…
— … où vous auriez reçu de nous l’or dont vous avez besoin pour lever des troupes…
— En effet, mais… dans les conditions présentes…
— Vous devinez que vous n’avez guère à attendre de nous, mon pauvre ami. Cependant ces conditions peuvent se modifier si je parviens à réaliser le plan que j’ai conçu…
Le changement de langage ne passa pas inaperçu. En employant la première personne du singulier au lieu du pluriel de majesté, Innocent laissait deviner que ce plan ne concernait que lui-même. Ses auditeurs ne restèrent pas dans l’expectative car il enchaîna aussitôt :
— Il faut que je parvienne à m’embarquer pour Gênes et de là gagner le royaume de France où, ayant réuni le concile, je frapperai Frédéric II d’un nouvel anathème et l’empire tout entier d’interdit…
— Votre Sainteté entend partir seule ?
— Exactement. Mais pas d’ici. Voilà ce que j’ai décidé : vous allez annoncer votre départ et, me sentant assez souffrant depuis ces cruels événements, je vais choisir de me rendre dans ma ville de Civita Castellana qui est à mi-chemin de Viterbe… et peu éloignée de votre port, pour m’y reposer mais aussi me rendre… au-devant de Frédéric pour tenter de nous accommoder.
— C’est de la folie, Saint Père !
— Nullement. Cela bernera Orsini qui verra là une magnifique occasion de me fermer le retour à Rome et nous permettra de faire un bout de chemin ensemble, mon fils, ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. En apparence du moins. En fait, nous ne nous quitterons pas. Quand vous sortirez au grand jour de Civita Castellana… vous aurez dans votre suite un membre supplémentaire : un soldat, par exemple, auquel il faudra trouver un autre nom qu’Innocent. Une fois à Gênes, je serai chez moi, dans une cité sûre et hors d’atteinte de cet empereur du diable !
— Mais… on s’apercevra vite de…
— De mon départ ? Que non pas. Je vais être fort malade durant quelques jours et le cardinal de Saint-Nicolas assurera l’intérim. En France, nous saurons bien obtenir du roi Louis la croisade dont vous avez tant besoin ! déclara-t-il d’un ton tranchant qui écartait toute discussion. Que pensez-vous de ce plan ?
— Qu’il me paraît bon…
— C’est le seul possible si nous voulons échapper aux griffes de l’Antéchrist dont le plus grand bonheur serait de nous jeter en quelque noire prison, tandis qu’il ferait peut-être une mosquée de notre basilique Saint-Jean…
Cette fois Baudouin en signe d’humilité mit un genou en terre devant celui qui redevenait le Souverain Pontife.
— Mes gens et moi-même sommes fils dévoués de l’Église, prêts à la servir en toutes choses en la personne de Votre Sainteté…
— Nous n’en attendions pas moins de vous, mon cher fils ! Avec l’aide de Dieu, un jour éclatant succédera aux ténèbres qui tentent de nous engloutir. Et vous rentrerez en maître à Constantinople…
Un geste de bénédiction et la mince silhouette blanche s’évanouit silencieusement dans l’ombre, à peine éclairée de torches des passages et galeries du palais. Henri Verjus qui n’ouvrait guère la bouche que pour prier ou manger émit alors de sa voix lente :
— Sauver le Pape des fureurs de l’Empereur est bonne chose sans doute mais est-ce le meilleur choix pour le maître de Constantinople ?
— Que veux-tu dire ? demanda Baudouin avec rudesse.
— Que l’entreprise peut échouer, le Saint Père arrêté, pris, tué, noyé peut-être si la nef était attaquée. Qu’adviendrait-il alors des espoirs de Constantinople… et de ceux de l’impératrice Marie, seule depuis si longtemps ?
— Le sénéchal Philippe de Toucy veille sur elle ainsi que les plus sages de mes ministres. Quant à nous, dans la situation où nous sommes nous n’avons pas grand-chose à perdre, sinon la vie qui est petit bien quand elle n’apporte que déboires. Notre seule chance est dans le Pape élu et couronné. Et aussi dans mon cousin Louis qui est trop chrétien pour ne pas entendre la plainte du Souverain Pontife. Il ne pourra pas rester sourd à sa voix et nous qui l’aurons sauvé serons à notre tour mieux entendus… Cependant, cette nuit, je crois qu’il nous faudra prier au lieu d’écouter de la musique…
Le lendemain, au milieu des mosaïques de la salle du Concile et de la cour papale rassemblée avec les gens de Baudouin, Innocent IV fit entendre son désir de quitter Rome pour Civita Castellana afin d’y respirer un air meilleur que celui de Rome empuantie par les miasmes des marais Pontins.
— Celui de Civita Castellana ne sera pas meilleur à Votre Sainteté quand Frédéric y arrivera, lança le cardinal Colonna. Et il y sera bientôt. Peut-être avant nous.
— C’est un risque, nous l’admettons, mais un risque qui ne nous inquiète pas. Bien au contraire. Il se peut que le rencontrer face à face soit une excellente chose.
— Saint Père, Saint Père ! C’est de la folie. On dit qu’il a juré votre mort.
— Il faut bien mourir un jour. C’est donc de peu d’importance. Vous élirez un autre pape et l’Église, elle, continuera. Cela vous donnera même l’occasion, puisque je serai sa victime, de lancer contre Frédéric l’anathème majeur qui le mettra avec tous ses États au ban de la Chrétienté. Au surplus, notre décision est prise.
C’est ainsi que, huit jours plus tard, laissant le Latran à la garde de ses chanoines et de ses serviteurs habituels, Innocent quittait Rome avec un train imposant. Plus grand que lorsqu’il se déplaçait en direction de l’une ou l’autre de ses résidences mais cette fois l’empereur de Constantinople l’accompagnait et Sa Sainteté avait comblé ce précieux fils de présents si généreux qu’ils emplissaient plusieurs chariots que gardaient de nombreux serviteurs. En fait, cette soudaine générosité dissimulait les propres bagages de Sa Sainteté qui tenait à faire, à Gênes, une entrée digne de son rang.
Du haut des remparts de la Ville, le Sénateur de Rome, Gaetano Orsini, regarda le cortège s’éloigner avec la joie féroce de qui assiste aux funérailles d’un ennemi depuis longtemps détesté et sans se soucier autrement de l’exceptionnel cortège. Il resterait bien assez de richesses papales pour lui et son empereur. Il était déterminé à ce que les portes de Rome ne s’ouvrent plus jamais devant Innocent IV… en admettant qu’il réussît à y revenir vivant. Lui-même se préparait déjà à la joie qui serait la sienne de livrer à Frédéric II le siège de la Papauté et il deviendrait alors l’un des hommes les plus puissants de la terre.
La route jusqu’à Civita Castellana, une puissante cité assise sur un plateau entouré de ravins profonds, se passa le mieux du monde. Le Pape y fut reçu comme un père qui vient visiter ses enfants. Et pendant deux jours, Innocent tint conseil, donna de multiples audiences et distribua des bénédictions sans nombre. Tellement même que le troisième jour il tombait malade et dut s’aliter, au repos complet tandis que le cardinal de Saint-Nicolas le remplaçait « en toute humilité ». Discrètement et afin de ne pas ajouter aux fatigues du Saint Père, Baudouin II prit le chemin de la côte sous la protection d’une escorte papale afin que les générosités pontificales arrivent à bon port. Personne n’aurait imaginé que la maison de l’Empereur s’était augmentée d’un officier barbu et moustachu portant fièrement sur son armure les couleurs de Constantinople, habile d’ailleurs à conduire son cheval et à manier ses armes, et qui n’était autre que le Pape en personne.
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