— Et en quelles dispositions l’avez-vous trouvé envers nous ?
— Mais… les meilleures du monde. Louis se veut fils obéissant de la Sainte Église et s’est réjoui sincèrement de l’élection de Votre Sainteté…
— Nous n’en doutons pas, mais envers l’empereur Frédéric ?
— Le sujet n’a guère été abordé. Le Roi s’est tenu satisfait de l’accord intervenu ce printemps entre le Souverain Pontife et l’Empereur.
— Un accord qui n’a pas tardé à voler en éclats à Viterbe qu’à présent les soudards de Frédéric assiègent depuis un mois. Ne le saviez-vous pas ? ajouta Innocent devant la mine surprise de son hôte. Comment en ce cas avez-vous pu traverser la région pour arriver céans ?
— Nous avons pris la mer à Gênes et débarqué à Civita Vecchia, Très Saint Père. Et le voyage fut calme…
Les yeux noirs du Pape se chargèrent d’ironie :
— Vous avez bien de la chance… et bien de la prudence aussi : par voie de terre vous ne seriez peut-être pas parvenus vivants. Les reîtres de ce monstre, plus sicilien qu’allemand, plus musulman que chrétien, vous auraient massacré, tout empereur que vous êtes. Des Alpes à Viterbe et de Naples à Syracuse ils tiennent le pays, ne songeant qu’à nous étrangler ! Mais à propos de Louis de France, avez-vous obtenu l’aide que vous espériez, en or et en hommes ?
Le soupir de Baudouin valait un discours. Il ajouta, penaud, qu’il avait reçu un peu d’or pour son voyage de retour, sans trop oser regarder Innocent dont il put voir cependant les poings se crisper sur les boules d’ivoire terminant les bras de son siège.
— Une misère, quand il vous faudrait une armée ! Comment le roi de France ne mesure-t-il pas l’importance stratégique de votre… maigre empire si l’on en vient à une nouvelle croisade ? Il est l’homme le plus riche d’Occident !
— Je ne suis pas certain, émit timidement Baudouin, que la croisade soit, pour le moment, à l’ordre du jour…
— Quand vous l’avez quitté peut-être, mais il se peut qu’il ait changé d’avis et vous auriez dû rester plus longtemps.
— Pourquoi donc ?
— Parce que Jérusalem est à nouveau inaccessible aux pèlerins.
— Les traités avec les Musulmans ont été rompus ?
— Non, et c’est pire : une invasion venue d’Asie centrale s’est abattue sur la Terre Sainte il y a quelques semaines. Les Infidèles du Khorezme, du pays Kiptchak et de la Perse, chassés de chez eux il y a quinze ans par les hordes mongoles de Gengis Khan, se sont regroupés pour trouver de nouvelles terres et ont déferlé sur la Syrie et la Palestine. Ils brûlent, tuent et pillent tout sur leur passage…
— Mais ceux de Terre Sainte sont leurs frères en Mahomet ?
— Cela leur est bien égal. Tout ce qu’ils veulent c’est de nouvelles terres, un nouveau royaume, une nouvelle puissance. Vous voyez qu’une croisade s’impose ! Et moi, affronté au « Sultan allemand », je ne peux même pas aller la prêcher à ces rois d’Occident qui dédaignent le royaume du Christ au bénéfice de leurs petites affaires. Ah ! Je saurais si bien les secouer, moi ! Mais je dois rester là pour défendre les États de l’Église contre ce fils d’iniquité ! Ce n’est pas votre faute, mon fils, continua-t-il d’un ton plus doux en voyant la mine effarée de Baudouin. Vous venez d’accomplir un long voyage et vous devez être las. Regagnez vos appartements pour y prendre le repos dont vous avez besoin. Nous nous reverrons.
Sa longue main se leva pour une bénédiction et les voyageurs se retirèrent. On sait comment, cette nuit-là, l’empereur de Constantinople noya ses soucis sous les flots lancinants d’une cornemuse écossaise. Renaud, lui, rêva de croisade. Le Pape avait prononcé le mot magique en y ajoutant l’extrême péril menaçant le Saint Sépulcre du fait de ces barbares venus des terres lointaines qui étaient capables de le détruire. Le roi de France ne pouvait rester insensible à ce malheur : il réunirait son armée et il prendrait le chemin de Jérusalem. Un chemin qui passait par Constantinople. Et Renaud savait qu’alors aucune force humaine ne l’empêcherait de se fondre dans la masse des hommes d’armes, sous un nom d’emprunt, pour marcher avec eux vers l’ancien royaume franc afin d’y retrouver, non loin de Tibériade, la Vraie Croix jadis enterrée par Thibaut à la veille du désastre prévu des Cornes de Hattin. Il demanderait alors son congé à Baudouin car celui-ci aurait sans doute trop à faire chez lui pour se joindre à l’expédition. En outre, si Louis quittait la France pour un temps aussi long, son épouse l’accompagnerait comme il était normal d’en user et, à cette idée, Renaud sentait une joie profonde l’envahir puisqu’il pourrait « la » revoir. Et, réfugié sous un pin du jardin palatial, loin des clameurs nostalgiques d’Angus le Roux, le jeune homme passa une des meilleures nuits de son existence…
Dès le lendemain, les nouvelles devinrent mauvaises pour la cause papale, avant d’être franchement désastreuses.
Cela commença par l’arrivée à bride abattue du cardinal de Saint-Nicolas qu’Innocent avait envoyé à Viterbe comme médiateur entre la ville révoltée et les impériaux. Ce n’était pas le train habituel d’un prince de l’Église, mais ce que celui-là avait à dire était gravissime. Depuis trois mois, en effet, les troupes de Frédéric II assiégeaient la ville qui avait jeté son gouverneur et sa garnison en prison. Sans résultat : bien ravitaillée et pourvue de murailles solides, Viterbe surveillée par les troupes papales pouvait résister presque indéfiniment. Cependant la nouvelle que l’Empereur en personne arrivait incita le Pape à calmer le jeu. Le cardinal de Saint-Nicolas envoyé dans la ville était parvenu à un accord : le siège serait levé et la ville retrouvait ses franchises. En échange de quoi les partisans de l’Empereur qu’elle contenait encore ainsi que la garnison pourraient partir librement en emportant leurs biens pour rejoindre des assiégeants qui n’allaient plus pouvoir rester bien longtemps. Sinon ils seraient tous exécutés.
Avec un homme de la trempe de Frédéric ce n’était pas une menace susceptible de l’inquiéter sérieusement. Du moins en temps normal, car il n’en était pas à quelques centaines de vies humaines près. Seulement – et cela Innocent l’apprit par ses espions – l’Empereur ne pouvait s’attarder plus longtemps : une révolte venait d’éclater à Francfort, dans ses États traditionnels, il lui fallait aller y mettre bon ordre. Pensant qu’il reviendrait un jour ou l’autre faire payer Viterbe, Frédéric accepta ce que proposait le cardinal, signa une sorte d’armistice et prit le chemin du nord.
C’est alors, au moment où tout allait rentrer dans l’ordre que se produisit le drame : tandis que les prisonniers et les gibelins 17 traversaient la ville pour rejoindre les impériaux, les gens de Viterbe se jetèrent sur eux et les massacrèrent jusqu’au dernier… puis incendièrent leurs maisons.
— Non seulement Viterbe est au quart détruite par les flammes, mais la région s’embrase et le feu pourrait se propager à tout le nord du pays, expliqua le cardinal. Guelfes et gibelins s’en donnent à cœur joie et l’on dit que l’Empereur revient à marches forcées…
Le Pape s’enferma alors dans le silence de la méditation et, pour une fois, les agités du palais consentirent à se calmer.
— Pensez-vous que l’Empereur pourrait venir jusqu’ici ? demanda Renaud à son ami Guillain d’Aulnay.
— Mettre le siège devant Rome ? Je crois que c’est toujours son plus cher désir et j’ai peur que cette fois rien ne l’arrête. D’autant que sa déception a été amère : il a cru faire élire au trône papal un pantin obéissant et il a suscité un second Grégoire IX, en moins turbulent et en plus intelligent. Je suis persuadé qu’il ne s’en tiendra pas à Viterbe et qu’avant peu les bannières à l’aigle noir seront devant la ville.
— C’est une belle et forte ville, bien défendue, j’imagine.
— Vous imaginez mal, mon ami. Ici aussi il y a des gibelins dont le plus redoutable est Gaetano Orsini…
— Il oserait s’en prendre au Saint Père ?
— Il est capable de tout et de n’importe quoi. C’est une sorte de bête fauve. Et il est le Sénateur de Rome. Voulez-vous une idée du personnage ? À la mort de Grégoire IX c’est lui qui s’est chargé d’organiser le conclave destiné à élire son successeur. Il a donc enfermé les cardinaux dans le Septisonium, une salle et d’anciennes cellules subsistant dans les ruines du palais de Septime Sévère sur le Palatin. Je devrais dire qu’il les y a introduits de force et, là, leur a fait subir un vrai martyre par les chaleurs de l’été dans un logis grouillant d’insectes et de rats, gardés et insultés par des soldats dont le corps de garde était installé au-dessus d’eux avec des latrines dégouttant sur leurs têtes par le plafond crevé. En outre, on ne les nourrissait pas. Sur dix – et c’était ce qui en restait, Frédéric ayant fait attaquer les navires de ceux qui arrivaient de France où d’ailleurs trois moururent – l’un d’eux, le cardinal anglais Robert de Somercote, fut traîné agonisant dans le réduit réservé aux morts où les soudards, après lui avoir chanté l’office des funérailles, lui entonnèrent un purgatif, puis le hissèrent sur le toit afin que tout Rome pût en constater les effets…
— Quelle horreur ! s’exclama Renaud effaré. Sa Sainteté a été élue dans ces conditions abominables ?
— Non. Les malheureux ont élu un vieillard encore vivant, Geoffroi de Sabrina… qui mourut dix-sept jours plus tard. Vous imaginez bien qu’après pareille aventure personne n’avait plus envie d’entrer en conclave et il y eut vacance durant un an. Je dois dire que c’est à notre roi Louis que l’ordre a dû de revenir. Ce roi si bon, si mesuré écrivit à Frédéric une lettre tellement sévère qu’elle le fit réfléchir : il estimait Louis et ne tenait pas à irriter la France. Innocent fut élu… et vous savez la suite.
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