Flore haussa les épaules :
— Elle s’était intéressée à vous une première fois, pourquoi pas une seconde ?
— C’était, je pense, pour contrarier sa belle-mère.
— Peut-être… et pourquoi pas à cause de cela ?
Elle tira de son aumônière un objet que Renaud reconnut avec un battement de cœur accéléré : le petit rouleau de parchemin qu’il regrettait tant d’avoir perdu. Elle le lui tendit en ajoutant, et sans cacher un rien d’amertume :
— Je l’ai trouvé dans votre cotte… et il m’a fait comprendre pourquoi vous teniez à servir le Roi ! Il faut que vous lui soyez cher pour que vous possédiez son image…
— Ce n’est pas son image !
— La défense est trop facile ! C’est son image… En outre cette femme porte couronne royale…
— C’est une raison j’en conviens… et qui m’est infiniment sensible. Mais ce n’est pas celle que vous croyez ! Sur cet honneur que vous avez tenté de sauver, j’en fais serment.
— Qui est-ce alors ?
— Ne me le demandez pas. Je n’ai pas le droit de vous le dire. Pardonnez-moi ! Cependant, comment avez-vous su que j’étais ici ?
— Avec l’aide de Gilles Pernon qui s’est pris d’amitié pour vous, je ne vous ai jamais perdu de vue. Si le geôlier du Châtelet a pris quelque soin de vous, c’est parce que nous l’avons payé.
— Grand merci en ce cas ! Mais pourquoi avez-vous voulu aider l’étranger que je suis ?
À nouveau elle haussa ses belles épaules, mais cette fois sur le mode désinvolte :
— Ma foi, je n’en sais rien. Il faut croire que vous me plaisiez… l’égoïsme de dame Philippa est parfois insupportable. Enfin… le vieux Pernon était si désolé de votre malheur. Il y a aussi le fait qu’en vous rejetant, la baronne manquait à la loi féodale. Son époux vous avait pris pour son homme lige, cela crée des devoirs de part et d’autre. Elle a refusé les siens sans même demander l’accord du baron Raoul et Dieu sait ce qu’elle aura pu lui raconter. Mais je me chargerai de rétablir la vérité.
— N’en faites rien, je vous en prie ! Grâce à vous, à la Reine et au secours de l’Empereur, je suis hors de danger.
— Mais banni parce que le Roi n’a pas voulu rendre un jugement qui déplaise à sa mère alors qu’il suffit de vous regarder pour voir que vous n’avez pu commettre aucun des crimes dont on vous accuse. Il faut que Raoul de Coucy puisse plaider votre cause. C’est pourquoi je lui dirais ce que je sais…
— Son mariage avec dame Philippa ne va déjà pas si bien. N’aggravez pas leur dissentiment à cause de moi. Je pars dans l’heure et jamais peut-être ne nous reverrons. C’est loin, Constantinople !
— On ne le dirait pas : votre empereur passe la moitié de sa vie sur les chemins de l’Occident. En pour l’instant vous n’allez qu’à Rome. Or, j’aimerais bien vous revoir. Alors laissez-moi faire !
— Je ne peux vous en empêcher et j’avoue qu’il m’est pénible de devoir m’exiler mais ne faites rien qui puisse compromettre un équilibre fragile. D’ailleurs, le baron ne vous croira sans doute pas…
Cette fois elle se mit à rire avec une gaieté qui réchauffa le cœur mélancolique du jeune homme.
— Ne gagez pas là-dessus contre moi, vous perdriez, mon bon ami ! À présent je vous souhaite bon voyage et bonne vie dans ces jours que vous allez vivre. Loin de nous, hélas… Loin de nous ! ajouta-t-elle avec une soudaine tristesse qui lui mit les larmes aux yeux.
Il s’approcha d’elle et prit une main qu’il sentit trembler tandis qu’il y posait ses lèvres :
— Il est doux, demoiselle Flore, de savoir que je laisse derrière moi une amie… une amie que j’espère revoir un jour !
Elle lui retira sa main et, se penchant brusquement, elle posa un baiser sur sa bouche, puis volta pour rejoindre la porte, appuya sur la clenche et se retourna :
— Si Dieu nous écoute tous deux, nous serons exaucés ! Un conseil, cependant : cachez avec soin cette image que je vous ai rendue. Ce que je regrette déjà d’ailleurs, car elle pourrait peser ce que pèse le glaive du bourreau ! Le Roi aime sa femme et, tout religieux qu’il est, tout confit en patenôtres, je le crois capable de ressentir la jalousie comme le commun des mortels ! Prenez garde !
— Je vous le promets !
L’instant d’après elle était partie. Seul son parfum demeurait, que Renaud huma durant quelques secondes en pensant que c’était, après tout, une bien charmante fille que la demoiselle d’Ercri !
CHAPITRE V
LES TRIBULATIONS D’UN PAPE
Si Renaud s’était imaginé qu’il vivrait désormais dans la lointaine et un peu magique Constantinople, perdu dans la cour foisonnante et dorée sur tranche d’un « basileus » à la française, il commettait une grave erreur. D’abord on n’alla jamais jusqu’aux rives du Bosphore, Baudouin ne supportant pas l’idée de rentrer chez lui les mains vides.
L’Empereur avait beaucoup espéré de ce long périple, entamé au cœur de l’hiver à la suite d’un songe au cours duquel un personnage solennel et barbu brandissait devant lui une pierre magique et scintillante, d’où coulait un flot d’or comme d’une source prodigieuse. Renseignements pris et après avoir consulté devins et astrologues qui pullulaient dans l’ancienne Byzance comme la mauvaise herbe dans les ruines laissées par le dernier siège, il avait conclu que le fameux Albert de Cologne, connu sous le nom d’Albert le Grand, était l’homme providentiel apparu en rêve et qui, possédant la fameuse Pierre philosophale était le seul capable de mettre fin au vide perpétuel de ses coffres… Il lui fallait alors trouver un prétexte pour quitter Constantinople sans que la jeune impératrice Marie et le peuple se crussent abandonnés.
Ce fut le Pape qui le lui fournit en lui demandant de venir assister à sa réconciliation avec l’impossible Frédéric II de Hohenstaufen, l’empereur allemand qui préférait la Sicile à son pays et l’art de vivre musulman à celui des chrétiens… On partit donc et en un assez bel arroi pour Rome, puis, après la cérémonie de retour en grâce du souverain excommunié et, beaucoup plus discrètement, pour la vallée du Rhin en laissant au palais du Latran le plus gros de l’escorte. L’avantage était double : on voyagerait plus léger – et incognito – et ce serait autant de bouches voraces que Sa Sainteté se chargerait de nourrir.
Hélas, arrivés à Cologne, Baudouin y apprit que le Grand Albert avait déserté les rives du Rhin pour tenir ses assises au bord de la Seine afin d’y dispenser son enseignement au célèbre collège Saint-Jacques, tout en entamant une œuvre encyclopédique destinée à vulgariser la science gréco-arabe.
Renaud était bien placé pour savoir ce qu’il en avait été de la visite à la maison solitaire de la rue Perdue et des nécessités toujours plus grandes du malheureux souverain. Il savait aussi que si l’on rentrait à Rome c’était moins pour y récupérer une escorte devenue encombrante que pour tenter d’attendrir Innocent IV sur des problèmes de trésorerie devenus inextricables en dépit des quelques « secours » accordés par le roi de France. Secours bien insuffisants pour un homme qui avait besoin d’une masse d’or susceptible de lever une armée solide permettant d’en finir une fois pour toutes avec le concurrent installé dans son voisinage, ce Jean Vatatzès qui s’était intitulé empereur de Nicée et rameutait tout ce qu’il pouvait de Grecs en vue de récupérer le trône byzantin.
Cependant, grâce à la générosité de Louis IX qui aimait bien son jeune cousin même s’il lui croyait une tête sans cervelle, on put au moins voyager agréablement. Le temps était beau, bien doux et Renaud, décoré du titre de strator – écuyer de l’Empereur ce qui était plus flatteur que damoiseau d’une châtelaine larmoyante –, reprit goût à l’existence en retrouvant tout naturellement sa curiosité habituelle et le plaisir de la découverte. Pour la première fois il vit la mer Méditerranée dont les flots bleus l’enchantèrent.
Il y avait aussi l’espoir, suscité par l’Empereur, que Sa Sainteté accepterait peut-être de l’entendre en confession, lui en donnerait quittance et ferait ainsi table rase des accusations portées contre lui ouvrant de ce fait un nouveau chemin vers cette chevalerie dont il rêvait. Et qui n’aurait de valeur, à ses yeux, que si elle lui était conférée par le roi de France qui l’avait condamné. C’était un espoir bien faible de toute évidence, le Souverain Pontife avait sans doute bien d’autres chats à fouetter que s’intéresser aux malheurs d’un bâtard mais Baudouin prétendait que cela n’avait rien d’impossible puisqu’il avait l’intention d’adresser lui-même la supplique…
Au fil des jours, Renaud s’attachait à son empereur errant qu’il apprenait à connaître par ce que lui en confiait Guillain d’Aulnay qui l’avait pris en amitié en dépit d’une différence d’âge d’une quinzaine d’années. Cet homme jeune, sage, cultivé et bienveillant lui retraça d’abord ce qu’avait été la vie de son prince de vingt-cinq ans, cinquième fils de ce Pierre de Courtenay sur la tête de qui la couronne impériale était tombée comme une cheminée un jour de grand vent alors qu’il avait dépassé la soixantaine, père de treize enfants, couronné à Rome par le pape Honoré III, et qui s’était fait tuer en Épire avant d’avoir eu le bonheur d’admirer sa ville capitale. Il était mort en chemin alors que son épouse Yolande de Hainaut et plusieurs de ses filles poursuivaient par la mer leur route vers Constantinople où la nouvelle impératrice eut juste le temps de donner naissance à Baudouin avant d’apprendre qu’elle était veuve. Mais le nouveau-né avait vu le jour dans la pourpre impériale des Blachernes et, de ce fait, pouvait se nommer « Porphyrogénète », un titre dont il était très fier. Cependant il n’était pas encore empereur, la couronne devant aller au fils aîné de Pierre, Philippe, resté en France, qui ne voulut même pas en entendre parler, préférant de beaucoup ses terres ardennaises à ce pays quasi légendaire, mais au bout du monde chrétien et peuplé de gens que, né quelques siècles plus tard, il eût qualifié de « métèques »… Le second fils de Pierre était entré dans les ordres donc hors service. La couronne arriva tout naturellement au troisième, Robert qui, lui, accepta et fut couronné, cette fois, à Sainte-Sophie par le patriarche Matthieu. Mais celui-là voyait surtout dans sa royauté une bonne occasion de mener joyeuse vie. Prince pusillanime et sans talent, il accumula les sottises dont la plus grosse fut de refuser une princesse grecque pour épouser la jolie fille d’un seigneur croisé sans grande importance, Baudouin de Neufville. Robert en devint si éperdument amoureux qu’il passa outre à toutes les objections pour lui offrir couronne et anneau nuptial. Malheureusement la jolie Béatrix était déjà fiancée à un chevalier bourguignon qui ne supporta pas d’être délaissé. Il conspira avec quelques barons aussi mécontents que lui et, une belle nuit, la troupe pénétra dans la chambre nuptiale, immobilisa Robert, s’empara de Béatrix, lui coupa le nez et, pour faire bonne mesure, enferma la dame de Neufville, mère de Béatrix, dans un sac de toile avant de la jeter dans le Bosphore. Après quoi on relâcha Robert, couvert de honte et méprisé de tous, qui s’en alla porter sa plainte au Pape et finit par mourir de chagrin en 1228.
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