En quittant le jardin, son dernier regard fut pour la reine Marguerite. L’idée de ne plus la revoir entrait pour beaucoup dans son chagrin et quand, auparavant, elle avait pris sa défense, il s’était senti envahi par un grand bonheur parce qu’il y voyait la preuve qu’elle croyait en lui et en son innocence, mais maintenant qu’il était hors de danger, il ne l’intéressait plus. Peut-être n’avait-elle vu dans son drame qu’une bonne occasion de battre en brèche le pouvoir d’une belle-mère abusive et qu’elle devait détester ? Dès l’instant où il échappait aux griffes de la reine Blanche, il redevenait un anonyme, n’importe qui ! Il en fut d’autant plus convaincu qu’elle n’accorda pas même un regard à sa sortie : elle avait quitté l’ombre de la treille et marchait dans une allée ensoleillée en souriant à son affreuse petite suivante. La chaude lumière faisait rayonner l’or de sa robe et elle ressemblait assez à une statue de la Dame du Ciel quand les flammes des cierges l’illuminent. Mais la Vierge Marie semblait à cet instant infiniment plus accessible que la reine de France à ce malheureux qui ne la reverrait plus… pas même en effigie puisque le rouleau de parchemin qu’il considérait comme son unique trésor était resté à l’hôtel de Coucy, rangé dans une poche cousue par ses soins dans la belle cotte violette destinée aux moments où il escortait sa dame au palais ou en quelque cérémonie. Il ne la revêtait pas pour cette messe basse du matin et dans un sens c’était une chance : Dieu sait ce qui aurait pu advenir si l’image avait été trouvée sur lui lors de son arrestation. La ressemblance avec la reine Marguerite n’aurait pu qu’aggraver son cas. Il n’en demeurait pas moins qu’aucune chance ne restait de retrouver sa belle image. Ce qu’il pouvait espérer de mieux était qu’elle ne tombât pas dans des mains trop indignes !

Ce faisant, en gagnant le logis de son nouveau maître en croupe d’un des deux officiers qui attendaient l’Empereur dans la cour, il ne se sentait pas aussi heureux qu’aurait dû l’être un homme arraché au bourreau pour la seconde fois.

Il avait remercié, cependant, comme il se devait mais avec dans la voix une si profonde tristesse que Baudouin II n’avait pu s’empêcher de sourire en dépit de la gravité du moment :

— Quel âge avez-vous ?

— Dix-huit ans, sire…

— Et, avant ce que vous venez de subir, avez-vous été si malheureux que l’envie de vivre vous a quitté ?

— Oh non, sire ! Bien au contraire. Jusqu’à la mort de ceux que j’appelais mes parents, j’ai été très heureux, sans souci de l’avenir qui me paraissait tout tracé et plein d’espérance.

— Et d’espérance vous n’avez plus ?

— À moins que n’éclate enfin la vérité sur ce que fut la mort de ceux que j’aimais tant je ne vois pas quel avenir digne de ce nom je peux désormais espérer !

— Auprès d’un empereur impécunieux voulez-vous dire ? Mais même un souverain sans sou ni maille peut conférer la chevalerie.

— Pas à un homme à l’honneur suspect, sire. L’Empereur est infiniment bon pour moi et je veux le servir de mon mieux, avec courage et fidélité là où il me mettra. Même si c’est…

— Dans la valetaille ? Allons, mon garçon, cessez de déraisonner ! C’est compréhensible à votre âge quand on tombe du haut de ses illusions et qu’on se fait très mal, mais vous oubliez la raison pour laquelle j’ai décidé de vous arracher à ce bourbier où vous étiez en train de vous enliser : vous êtes un Courtenay, comme moi, et le seul peut-être qui mérite amitié dans notre branche française.

— Mais je ne lui appartiens pas.

— C’est vrai, j’oubliais que vous êtes une exception. Ce dont je vous félicite car sur une exception on peut bâtir solide. C’est donc une bonne raison de ne pas voir l’horizon trop sombre. Souffrez-vous encore beaucoup ?

— Pas trop. Il me semble que mon corps est moins lourd à porter et que je remue plus facilement.

— Mon médecin va vous remettre tout à fait. Au contraire de la plupart de ses confrères c’est un homme habile avec des mains miraculeuses et un grand savoir. Un peu trop grand peut-être…

Comme il ne jugea pas utile d’expliquer ce qu’il entendait par là, Renaud n’osa pas en demander davantage. Il n’avait qu’une hâte : arriver dans un endroit où il pût se laver, son passage sous la treille du Roi et sa rencontre avec Marguerite lui ayant fait sentir plus cruellement son état misérable. Heureusement le trajet ne fut pas long.

L’auberge de l’Image-Notre-Dame, construite sous le précédent roi, était encore un peu dans sa nouveauté. Située sur la place de Grève en face de la Maison aux piliers, elle jouissait d’une excellente réputation grâce à laquelle seigneurs de passage ou voyageurs étrangers aimaient à y descendre. Un détail dont Renaud devait la connaissance à Gilles Pernon qui s’y rendait volontiers quand il voulait faire un bon repas, l’hôtel de Coucy se trouvant suffisamment proche pour rendre parfois la tentation irrésistible. Là pouvaient donc se procurer logis convenable, bonne chère et même divertissement lorsqu’il y avait une exécution capitale sur la place. Sans compter les mouvements de la Grève elle-même et de ceux que leur métier attachait au fleuve.

Sous le nom de comte de Céphalonie, l’empereur de Constantinople occupait la majeure partie des locaux de l’étage avec sa suite qui se composait d’un certain Guillain d’Aulnay portant le titre pompeux de Maréchal de l’empire, d’un chapelain nommé Théodore détaché de la chapelle impériale des Blachernes et d’un chevalier, Henri Verjus, qui avait été le compagnon d’enfance de Baudouin. Tous deux remplissaient habituellement le rôle de messagers voire d’ambassadeurs quand il s’agissait de correspondre avec le roi de France et sa mère mais, quand il se déplaçait en personne, l’Empereur aimait les avoir auprès de lui parce qu’ils connaissaient bien l’Europe occidentale et surtout la France où ils avaient tous deux de la famille. S’y ajoutait le médecin Hilarion Kalliparios, un Chypriote taciturne, têtu et facilement teigneux qui ne disait pas trois mots à l’heure sauf quand il pouvait mettre la main sur un flacon de malvoisie 15, dont le contenu possédait le pouvoir de déchaîner des flots d’une éloquence parfaitement incompréhensible pour qui n’avait pas vu le jour à l’intérieur d’un triangle tracé entre Corfou, Constantinople et l’Héraklion crétois.

Il s’empara de Renaud comme s’il lui en voulait personnellement, étirant, malaxant, tapant même ici ou là, auscultant chaque muscle, chaque tendon et chaque os durant une demi-heure qui fut presque aussi pénible que le passage au chevalet. Quand ce fut fini, il oignit les points sensibles d’une pommade à l’odeur piquante, enveloppa le tout de bandes de linge et, sans avoir adressé à son patient une seule parole, il l’envoya au lit avec défense d’en sortir avant le lendemain. Ce contre quoi ledit patient n’eut même pas la force de protester : jamais il ne s’était senti aussi las ni aussi désireux de dormir. Il plongea dans l’eau profonde du sommeil avec une délectation semblable à celle qu’il éprouvait encore l’été précédent lorsqu’il se baignait dans l’Ouanne, la belle rivière ombragée de saules, si proche du manoir des Courtils, où il avait pris l’habitude de venir presque chaque jour…

Quand il en émergea, il faisait grand jour et une main vigoureuse autant que précautionneuse le secouait : celle de Guillain d’Aulnay dont il avait partagé le lit sans même s’en rendre compte. Et d’abord il considéra avec méfiance le visage inconnu, allongé par une courte barbe châtain soigneusement taillée et dans lequel un long nez curieusement relevé au bout occupait la majeure partie de la place, dépassant avec hardiesse la longue moustache abondante. Les yeux bruns brillaient de gaieté :

— Avez-vous bien dormi ? demanda le nouveau venu après s’être nommé. Je suppose que oui ! Vous n’avez pas bougé un doigt depuis hier.

— Oui… merci à vous ! Il me semble même que… que je n’ai plus mal, ajouta-t-il en esquissant avec prudence le mouvement de s’étirer dont il avait l’habitude.

— Cela ne m’étonne pas. Le médicastre est capable de faire merveille quand il est de bonne humeur. Apparemment il l’était ! Cela dit, si je vous ai réveillé, c’est d’abord parce que nous allons bientôt partir mais surtout parce qu’une dame vous demande.

— Une dame ?

— Ou une demoiselle… Bien qu’à la voir je ne gagerais pas sur sa vertu ! Elle n’a certainement pas froid aux yeux. Qui sont fort beaux d’ailleurs comme le reste de sa personne. Alors, habillez-vous… à moins que vous ne vouliez la recevoir… au lit ?

— Oh, Dieu, non !

Il se leva avec plus d’agilité qu’il ne l’aurait cru et enfila les vêtements, simples mais convenables, qu’une intention charitable avait fait déposer sur le pied du lit. Aulnay l’aida dans cette entreprise puis s’éclipsa en disant qu’il allait chercher la visiteuse. Un instant plus tard Flore d’Ercri emplissait la petite pièce de son parfum. Elle eut pour Renaud un bref sourire qui n’atteignit pas ses yeux.

— Vous allez mieux, à ce que l’on dirait !

— C’est vrai et je n’espérais plus, hier encore, que ce fût possible sauf par une libération… définitive. Mais je vous croyais partie ?

— Non. Votre arrestation a terrifié dame Philippa qui s’est éloignée en hâte, mais au dernier moment j’ai réussi à la convaincre de me laisser en arrière. Le prétexte en était de me procurer certains ingrédients introuvables à Coucy et dont j’ai prétendu avoir besoin pour les soins que je lui donne. Et elle a accepté…

— Fallait-il qu’elle ait peur d’être atteinte par la disgrâce de la reine Blanche ! émit Renaud avec dédain. C’est d’autant plus généreux à vous d’avoir écrit à la reine Marguerite pour lui demander de prendre ma défense. Pourquoi l’avoir fait ?