— Je vois, mais… en auriez-vous l’envie ?
Ce ne fut pas facile parce que le malheureux ne savait plus que faire de lui-même. Pourtant, une fois de plus, il prit le parti de la vérité.
— Je… non !… Que Votre Seigneurie veuille bien me pardonner mais, avant qu’il ne m’advînt ce malheur qui a détruit tout ce qui était ma vie, j’étais un garçon comme les autres avec une grande envie de porter l’épée et la lance, d’accomplir de hauts exploits…
— C’est tout juste ce dont rêve un Templier de bonne venue !
— Sans doute, mais j’aimerais aussi… servir les dames !
Devant la mine naïvement émerveillée du jeune homme, Adam Pellicorne ne put s’empêcher de rire :
— « Les » dames ? Savez-vous que votre grand-père n’en a jamais aimé qu’une seule pour l’amour de laquelle il a refusé toutes les autres, se gardant pur sous un ciel torride où c’est peut-être la chose la plus difficile du monde ?
— Tant que cela ? Les Templiers, il me semble, font vœu de chasteté et s’y tiennent. Du moins c’est ce que je crois. En outre, sire Thibaut n’était-il pas guidé aussi par son dévouement au roi lépreux qui, lui, n’avait pas droit à l’amour ?
— Décidément, vous savez bien des choses car c’est la vérité. Mais revenons à vous ! Avez-vous une douce amie ?
— Non, répondit Renaud un peu trop vite parce qu’un visage venait de s’interposer entre lui et l’austère décor illuminant les piliers trapus et la voûte basse.
Mais, si frère Adam s’en aperçut, il ne fit aucun commentaire autre qu’une bienveillante conclusion :
— Nous pourrons en parler à loisir. Rien ne presse, je suppose ? Le roi Louis, que Dieu garde, songerait à partir en croisade. Vous voyez que bien des possibilités vous seront offertes. En attendant, voilà la cloche du souper ! Allons nous laver les mains et passons à table ! Ensuite nous entendrons complies et vous irez dormir ! La nuit, je l’ai souvent remarqué, peut apporter conseils et solutions…
Mais il était écrit que ce paisible programme verrait sa réalisation différée. Comme frère Adam achevait sa phrase, la cloche du portail fut agitée avec frénésie tandis que le lourd battant en cœur de chêne résonnait sous des poings ferrés éveillant une rumeur dans le couvent. Le sergent de tout à l’heure apparut presque aussitôt, l’air effaré :
— C’est le bailli de Châteaurenard, sire Commandeur. Il a des hommes d’armes avec lui et réclame un prisonnier évadé qui se serait réfugié chez nous !
— Le bailli de Châteaurenard ? tonna frère Adam en se recoiffant du chapel de feutre blanc, sans bord, qui l’attendait sur le bras de sa chaire. Qu’on l’amène ici ! Mais seul ! Si obtus qu’il soit, il doit savoir que ses soldats n’ont pas le droit de pénétrer dans cette maison !
Devant l’écroulement de ses rêves et l’inanité de tant d’efforts, Renaud ne put retenir un gémissement :
— Allons ! Tout est fini ! Mais peut-être puis-je me cacher ?
— Pour que je puisse mieux mentir ? Un Templier ne ment pas, mon garçon. Tout au moins celui qui est digne de l’être ! Restez là !
L’attente fut brève. Frère Adam l’employa à aller s’asseoir sur son siège de Commandeur tandis qu’en belle ordonnance, les chevaliers au manteau blanc entraient et prenaient chacun sa place. Renaud resta seul au milieu de la salle avec l’affreuse impression de se retrouver au tribunal sentence reçue en attendant que le bourreau vienne le chercher.
De tourmenteur, Jérôme Camard avait assez l’allure. Le dos un peu voûté comme ceux qui grandissent mal, il cachait sous sa maigreur une force dangereuse et sous son chaperon noir une figure dont l’asymétrie n’eût peut-être pas été déplaisante sans la ligne mince et sinueuse de la bouche et l’incessante activité des yeux sans couleur définie qui semblaient vouloir observer toutes choses à la fois. Et naturellement, le pauvre Renaud eut le privilège d’arrêter ce regard :
— Ah, voilà qui est bien ! s’exclama le bailli avec satisfaction. Je vois avec plaisir que la justice du Roi a droit de cité dans nos bonnes commanderies du Temple !
Il s’avançait déjà pour ramasser son gibier qui fasciné comme l’oiseau par le basilic semblait changé en pierre quand la voix de frère Adam le cloua sur place :
— On ne vous a jamais appris à saluer ? gronda-t-elle. Ou bien avez-vous oublié qui vous êtes ?
Saisi de plein fouet, Camard s’exécuta maladroitement, mais sans oublier de rappeler son titre de bailli royal…
— Pour Châteaurenard et encore pas tout entier ! Ce qui veut dire que vous n’avez rien à faire ici puisque vous êtes hors de votre juridiction, la Commanderie Saint-Thomas-du-Temple étant enclavée dans le comté de Joigny. Et le comte est coseigneur de Châteaurenard.
— Je représente le Roi et le Roi est partout chez lui.
— Pas ici ! Nos bonnes commanderies comme vous osez le dire dépendent du Grand Maître qui est en Terre Sainte et le Grand Maître du Pape ! Que voulez-vous ?
— Vous devez le savoir, sire Commandeur, puisque vous m’offrez dès l’entrée ce que je suis venu chercher, persifla le bailli qui reprenait de l’assurance en dépit des trente paires d’yeux rivés sur lui.
— Nous ne vous offrons rien ! Nous attendons au contraire que vous vous expliquiez. Que cherchez-vous ici ?
— Cet homme qui, voici peu de jours, a échappé à la potence que méritait son crime : il m’a volé et tué sa mère !
— Vraiment ? Consentirez-vous au moins à prononcer son nom ? C’est trop facile de pointer un doigt sur le premier venu en clamant qu’on le recherche !
— S’il n’y a que cela !… Veuillez s’il vous plaît remettre à ma justice le nommé Renaud des Courtils…
Un sourire fendit la barbe blanche de frère Adam, montrant des dents encore solides :
— Voyez comme une erreur est aisée à commettre ! Ce jeune homme n’est pas le fils d’Odon des Courtils.
— Allons donc ! En dépit de son déguisement je le reconnais et, après tout, si la dame des Courtils a donné à son mari le fils d’un autre…
Les deux chevaliers les plus proches de Renaud eurent juste le temps de le retenir quand il s’élança sur Jérôme Camard pour l’étrangler en hurlant :
— Fils de porc ! Tu en as menti par la gueule ! Dame Alais était pure et sainte…
Frère Adam quitta son siège et vint mettre sur l’épaule du jeune furieux une main apaisante :
— Paix, mon garçon ! Et vous, Jérôme Camard, retenez votre langue de vipère et apprenez à quel point vous vous trompez car voici devant vous Renaud de Courtenay, des anciens comtes d’Édesse et de Turbessel, haute maison dont vous n’ignorez pas qu’elle tient au sang royal de France…
— Ah vraiment ? Et où prenez-vous cela ?
— Dans l’acte que nous gardons en notre chartrier, signé devant témoins par sire Thibaut de Courtenay retourné à Dieu ces jours-ci et qui fut du Temple de Jérusalem. Il s’y reconnaît père de ce jeune homme.
— Et la mère ?
— Une trop haute dame pour que son nom soit prononcé.
— Autrement dit, un bâtard ! ricana Camard.
— Seul compte le sang paternel, et s’il est reconnu, il n’est plus vraiment bâtard. Il perd seulement le droit d’hériter ! Autre chose encore ?
— Oui. Qu’un assassin reste un assassin et que…
— Je ne vous le fais pas dire mais à votre place je ne le crierais pas si fort. Certains pensent que le meurtrier c’est vous et que vous avez commis le crime, assorti d’un autre puisque vous voulez en charger un innocent, afin de vous emparer « au nom du Roi » des biens des Courtils.
— Vous l’avez dit : au nom du Roi ! Et cela change tout ! C’est pourquoi je vous prie de me remettre cet homme !
— Non, et pour trois raisons : cette maison est terre d’asile et vous n’auriez jamais dû y pénétrer. Ensuite vous cherchez Renaud des Courtils et il n’existe pas. Enfin – et en admettant qu’il existe – il n’a jamais tué personne. Pour conclure nous vous proposons de porter à Paris, et devant le Roi, l’affaire qui vous occupe tant et je vous promets alors bonne et vraie justice ! Car nous l’accompagnerons nous-mêmes au palais.
Un murmure d’approbation s’éleva de la double rangée des manteaux blancs. Jérôme Camard entendit-il menace là où il s’agissait seulement d’une paisible affirmation de la volonté commune ? Toujours est-il qu’il tourna les talons pour rejoindre la porte. Au seuil de laquelle, cependant, il se retourna :
— Tout n’ira pas toujours à votre volonté, « beaux » sires Templiers ! Quant à celui-là, je saurai bien, un jour, lui faire payer son forfait !
— Vraiment ? En ce cas, je pense que nous irons au Roi de toute façon, émit frère Adam qui ajouta avec une ironie insultante : « Il est temps, pour le bien des gens de Châteaurenard, que notre sire apprenne quel bon administrateur le représente ! »
Le bailli reparti, les Templiers quittèrent en silence la salle capitulaire pour se rendre au réfectoire. Frère Adam sortit le dernier, emmenant un Renaud désorienté qui aurait bien voulu comprendre ce qui lui arrivait mais, quand il ouvrit la bouche, son guide ne lui permit pas de s’exprimer :
— Plus tard ! Pour le moment nous allons à souper, dont l’heure est déjà dépassée et où l’on ne parle pas. Ensuite nous chanterons complies à la chapelle.
Il fallut bien s’en contenter mais, tout en dévorant à belles dents le copieux ragoût de raves, de choux et de mouton qui lui fut servi, Renaud essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées et n’entendit pas un mot de la lecture pieuse que, durant le repas, un frère effectuait debout dans une petite chaire. Il constata seulement que l’obligation de silence ne concernait pas le Commandeur qui s’entretint à voix basse avec le chapelain presque tout le temps. Il devait être question de lui car l’un et l’autre regardaient souvent de son côté. Ensuite, on se rendit à la chapelle en bel ordre mais tant que dura l’office avec ses psaumes et le chant du « Nunc dimittis… », Renaud fut incapable d’y appliquer son esprit qui cherchait à assimiler l’étrange nouvelle qu’il venait d’entendre. L’habitude des prières – on était très pieux chez les Courtils ! – agitait ses lèvres machinalement. Seul le cantique de Siméon porté par les voix graves des Templiers perça un peu sa distraction ; mais, quand il voulut s’y joindre, le filet qui sortait de sa gorge lui parut tellement ridicule qu’il se tut. Il n’allait jamais pouvoir dormir tant qu’il ne saurait pas par quel miracle il se retrouvait fils de son aïeul… Et pourquoi un Templier qui n’avait pas le droit de mentir venait-il de proférer pareille énormité ?
"Renaud ou la malédiction" отзывы
Отзывы читателей о книге "Renaud ou la malédiction". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Renaud ou la malédiction" друзьям в соцсетях.